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Pathologisation, technoscientificisation et décorporalisation de la maternité

2. La surveillance biomédicale de la procréation

2.2 Le modèle du monitoring : forme radicalisée du contrôle social de la naissance

2.2.1 Pathologisation, technoscientificisation et décorporalisation de la maternité

Si on simplifie ce scénario complexe, le régime de monitoring se déploie en fonction d’un double mouvement dialectique absolument fondamental. D’une part, la spatialisation de la pathologie donne lieu à une pathologisation croissante de l’enfantement; d’autre part, cette pathologisation croissante interpelle forcément une intervention technoscientifique accrue5. Par

effet boomerang, la sophistication des techniques contribue elle aussi à accentuer l’effet de pathologisation. C’est notamment ce que l’enquête de la sociologue Danièle Carricaburu démontre, à savoir que la gestion du risque et le recours à la technique se construisent mutuellement6.

1 Robbie Davis-Floyd, Birth as an American Rite of Passage, op.cit., p. 25.

2 « Is it just my imagination, or is everyone staring at my tummy? ». Suzanne Gladstone, interviewée dans Robbie Davis-Floyd, ibid.

L’auteure développe sur l’omniprésence des femmes enceintes, de la salle de cours au bureau de cadre, en passant par la discothèque. Voir p. 26.

3 Ibid., p. 27.

4 Martine Segalen, « Préface », dans Béatrice Jacques, La sociologie de l’accouchement, op.cit., p. 2-3. 5 Voir les travaux déjà cités de Robbie Davis-Floyd ainsi que celui de Ann Oakley.

6 Danièle Carricaburu, « De la gestion technique du risque à celle du travail: l’accouchement en hôpital public », Sociologie du travail, 47,

2005, p. 245-62. Voir aussi R. Davis-Floyd et J. Dumit (dir.), Cyborg Babies, op.cit.; Rhonda Shaw, « The ethics of the birth plan in childbirth management practices », loc.cit., p. 139.

Malgré le fait avéré que la gestation ne s’est jamais déroulée aussi efficacement (de façon générale, bien sûr, et d’un point de vue historique)1, elle devient paradoxalement de plus en plus

comprise comme source de multiples pathologies, au point qu’elle représente une maladie en soi, comme l’indique l’affirmation suivante : « it has been calculated by competent authorities that 75% of the diseases peculiar to women owe their origin to impregnation »2. Dans le même sens,

W. Blair Bell, premier président du British College of Obstetricians and Gynaecologists, dénonçait : « at least 60 000 women annually in England and Wales (10% of all mothers) “are more or less

crippled as the result of childbearing” »3. Ce qui donne toute la résonance à ces affirmations

alarmistes est la conception sous-jacente de la grossesse en tant que fardeau de souffrances

évitables, pouvant non seulement être allégées mais surtout prévenues voire éradiquées. C’est

notamment la définition de la mort ou de la maladie comme potentiellement évitable qui fonde et qui légitime toute action dans ce sens4.

En plus de caractériser le corps maternel d’ « handicapé » (crippled), de « déficient » ou de « dysfonctionnel », les discours biomédicaux sont reconnus pour avoir pathologisé les comportements maternels, nocifs pour le fœtus et plus largement la société5. Selon l’historienne

Jane Lewis, les discours accusateurs sont propulseurs, voire une condition sine qua non de l’accélération légitime de la (bio)médicalisation, laquelle est souvent présentée comme une véritable panacée pour éliminer ces problématiques et surtout la mortalité materno-infantile. Face à une conception systémique, complexe et risquée de la procréation, les mères sont de plus en plus considérées inaptes et incompétentes pour assurer seules (sans aide biomédicale) le bon développement de leurs enfants. D’après Ann Oakley : « If one single message emerged, it was that pregnant women were themselves deficient: they lacked the necessary intelligence, foresight, education, or responsibility to see that the only proper pathway to successful motherhood was the one repeatedly surveyed by medical expertise »6. Étant presque entièrement prise en charge

par l’expertise biomédicale, la connaissance de l’enfantement se déracine complètement de

1 Ann Oakley insiste sur l’amélioration de l’efficacité physiologique de la gestation depuis deux siècles, tant d’un point de vue

quantitatif que qualitatif. Voir The Captured Womb, op.cit., p. 126.

2 Dr Berkeley (1929) cité dans Ann Oakley, ibid., p. 62. 3 Ibid., p. 68. C’est nous qui soulignons.

4 « What was at issue was the question of preventability, for the proportion of obstetric deaths that could theoretically be prevented

constituted the proper domain, and thus testing ground, of antenatal care ». Ibid., p. 61.

5 Découlant de l’idéologie maternaliste des XIXe-XXe siècles, qui accusait l’ignorance, l’amoralité, ou la négligeance des mères pour

tous les maux et échecs procréatifs (surtout les hauts taux de mortalité infantile). Il s’agissait par conséquent de les « ré-éduquer ». Voir notre chapitre 3 ainsi que les ouvrages déjà cités de Denyse Baillargeon, Jane Lewis et Ann Oakley.

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l’expérience corporelle et subjective, laquelle ne peut être considérée fiable1 surtout lorsqu’elle

repose sur des présupposés autres que biomédicaux (religieux, culturels, holistes, etc.)2. En effet,

tout indique que le savoir maternel est de plus en plus dénigré, conçu comme une embûche à la pleine maîtrise technoscientifique, comme Jane Lewis l’a bien formulé : « the bête noire of those who sought to improve maternal and child welfare was the mother who claimed to know all about childbearing and childrearing because she had “born 12 and buried 8” »3. Même si les

composantes psychologiques de la mère sont considérées par l’approche systémique, elles semblent plus souvent qu’autrement obstruer le libre cours des experts : « the psychological component of birth has negative obstetrical value. Uncontrolled emotionalism might interfere with obstetrical work that had to be done on the physiological component of birth »4. La

dévalorisation des compétences subjectives – tant corporelles qu’intellectuelles – des mères va donc de pair avec une survalorisation de l’encadrement technoscientifique. Progressivement, les femmes elles-mêmes intègrent complètement cette vision pathologique de leur corps et de leur grossesse : s’auto-qualifiant d’incompétente ou d’ignorante, elles se retirent et délèguent toute décision au corps biomédical5.

Mais les mères ne sont pas pour autant complètement évacuées et déresponsabilisées; suite à la dénigration de leur rôle, le discours biomédical réintègre les femmes en leur accordant un rôle de partenaires coopérantes (joint adventurers)6 dans le projet obstétrical. Faisant partie du

réseau du risque, à la manière d’un pion sur un vaste échiquier, elles sont tenues de se responsabiliser, de se prendre en charge afin de contribuer à assurer la cohésion et l’efficacité du système de surveillance biomédicale7. C’est en recourant aux multiples expertises (mieux

s’informer, améliorer leur alimentation8, surveiller leur poids, faire de l’exercice (mais pas trop),

éliminer tabac et alcool, etc.) qu’elles peuvent envisager l’allègement du fardeau de l’enfantement

1 « 1946 surveyors of British motherhood did not feel that mothers could be regarded as reliable sources of data on this matter ». Ibid., p. 134

2 Comme Béatrice Jacques le signale, tout savoir profane sur le corps et l’expertise amenée par les expériences antérieures de la

grossesse sont niés. Dans Sociologie de l’accouchement, op.cit., p. 99. Voir aussi Robbie Davis-Floyd, Birth as an American Rite of Passage,

op.cit.

3 Jane Lewis, The Politics of Motherhood, op.cit., p. 13.

4 William Ray Arney, Power and the Profession of Obstetrics, op.cit., p. 210. « Given the involuntary nature of contractions, the mother’s

personal participation in the birth process is not necessary, but it is welcomed to the extent that she complies with institutional needs and facilitates the necessary interventions. “The proper psychological management of the pregnant woman throughout pregnancy and labor is a valuable basic tranquilizer” ». Williams Obstetrics, cité par Robbie Davis-Floyd, Birth as an American Rite of Passage, op.cit., p. 56.

5 Béatrice Jacques, Sociologie de l’accouchement, op.cit., p. 99.

6 William Ray Arney, Power and the Profession of Obstetrics, op.cit., p. 97. 7 Béatrice Jacques, Sociologie de l’accouchement, op.cit., p. 17.

8 Voir Béatrice Jacques, « Le festin du fœtus. Approche anthropologique des interdits alimentaires pendant la grossesse », Les dossiers de l’obstétrique, 333, 2004, p. 22-24.

et ainsi connaître une expérience optimale et améliorer leur sort et celui de l’enfant. « If women go to clinics, antenatal care would be their salvation »1. Évidemment, celles qui osent recourir à

des méthodes alternatives – à contre-courant du modèle biomédical « garant » d’un meilleur contrôle des risques – font face à une lourde désapprobation sociale, étant souvent taxées d’égoïsme et d’irresponsabilité en mettant leur enfant en « danger »2.

Ce processus de responsabilisation individuelle à l’égard de l’enfantement ne s’impose pas à sens unique; les sujets maternels réflexifs s’approprient et revendiquent ces services en y recourant plus souvent, plus tôt, et en plus grand nombre3. Non seulement elles s’auto-

surveillent et s’auto-contrôlent, mais elles réclament l’amélioration des méthodes de contrôle de l’enfantement, synonymes d’émancipation : « […] women did welcome the services that were offered. Working women’s groups and middle-class women’s organisations approved the new emphasis on motherhood, hoping that the status of women who stayed in the home would rise »4. En s’appuyant sur plusieurs sondages effectuées en Angleterre dans l’après-guerre, Ann

Oakley rapporte la volonté de plus en plus affirmée par des femmes d’avoir plus d’enfants seulement si le processus de naissance s’allège :

Fears of the pain of labour and of the chances of dying were mentioned as they had not been earlier in the century. […] Younger women protested about the lack of facilities for the poor – the lack of beds and of analgesia […]. “What is being done to make childbirth easier? Or are all our brilliant doctors and specialists still content to tell us that childbirth is a ‘natural function’?”5

Comme au chapitre précédent, on constate à quel point les femmes jouent un rôle crucial dans le repoussement technoscientifique des limites corporelles. En critiquant les mesures en place, elles contribuent au développement d’un esprit de « consumer choice »6 chez les mères, soit une

« demande sociale »1 et des revendications qui stimulent inévitablement le développement et le

perfectionnement des méthodes. En l’occurrence, l’empowerment maternel et la liberté de choix passent par l’adoption massive de mesures technoscientifiques. S’exprime une fois de plus la rhétorique stipulant qu’un plus grand contrôle biomédical et contrôle de soi sont garants d’amélioration, de libération et de bonheur : « […] the purpose [is] to create a better and still healthier world for Britain’s babies and a world in which women would be happy to bear them

1 Ann Oakley, The Captured Womb, op.cit., p. 74.

2 Pour comprendre dans quelles mesure cette idée est fortement véhiculée, voir l’enquête de Robbie Davis-Floyd, Birth as an American Rite of Passage, op.cit.

3 Béatrice Jacques, Sociologie de l’accouchement, op.cit.; Ann Oakley, The Captured Womb, op.cit., p. 119. 4 Jane Lewis, The Politics of Motherhood, op.cit., p. 20.

5 Ann Oakley, The Captured Womb, op.cit., p. 130. 6 Ibid., p. 145-151.

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»2. Ainsi la biomédicalisation coïncide avec un processus d’individualisation de la maternité, dans

la mesure où celle-ci devient une question de bien-être, d’accomplissement, d’épanouissement individuel et, surtout, de droits3. L’idée d’éliminer le fardeau du corps maternel et d’optimiser la

maternité devient donc un projet socialement partagé, alimenté tant individuellement qu’institutionnellement. C’est ainsi qu’on peut situer l’explosion de diverses technologies de surveillance de la maternité (the expanding scientific armamentarium of obstetrics)4, de la période

prénatale à postnatale, suivant les volontés tant scientifiques que féminines.

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