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La matrice cybernétique : évacuation du corps et foisonnement des

1. La médicalisation est à la modernité ce que la biomédicalisation est à la

1.3 De la révolution cybernétique à la matrice cybernétique

1.3.3 La matrice cybernétique : évacuation du corps et foisonnement des

Comme David Le Breton l’a bien énoncé, « devant la machine le corps humain n’est que faiblesse »2. Ainsi se radicalise l’effacement ritualisé du corps dans la praxis sociale, en

escamotant davantage sa présence au profit d’un plus grand contrôle technoscientifique qui vise à le transcender et nous propulser vers une nouvelle espèce améliorée. « En se développant la technoscience n’a cessé de repousser la sphère proprement corporelle de la condition humaine »

3, ce qui a contribué à généraliser l’objectivation du corps et à en faire un membre surnuméraire

de l’homme, en plus de le morceler à l’extrême. En abolissant toute frontière symbolique entre humains/animaux/machines, entre vivant/non-vivant, entre intériorité/extériorité, la cybernétique ouvre notamment la voie à l’échange d’organes ou de fluides entre humains (dons d’organes, de sang, de gamètes), entre humains et animaux (xénogreffes d’organes porcins ou bovins dans l’humain)4, et l’intégration de dispositifs techniques à l’intérieur du corps (ex.

pacemakers, puces, nanorobots, etc.). « Le corps, dans cette perspective, n’est plus tout à fait le visage de l’identité humaine, mais une collection d’organes, un avoir, une sorte de véhicule dont se sert l’homme et dont les pièces sont interchangeables avec d’autres de même nature, moyennant une condition de possibilité entre tissus »5. Cette abolition de la distinction

humain/machine, additionnée d’une perspective morcelée et moléculaire des processus biologiques, forgent l’imaginaire dont découle le projet d’utérus artificiel, qui ne suppose aucune distinction qualitative entre enfantement corporel et reproduction machinique.

Tel que mis en lumière par l’historienne des sciences Evelyn Fox Keller, les sciences du vivant adoptent dès l’après-guerre cette reconfiguration cybernétique du monde sans frontière, donnant le coup d’envoi à la convergence de nombreuses sciences et techniques. La formation de la biologie moléculaire dès les années 1950 découle notamment d’une volonté d’appliquer la

1 Donna Haraway, Simians, Cyborgs, and Women, op.cit., p. 162.

2 David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, op.cit., p. 230. 3 Ibid.

4 Bien que les xénogreffes se pratiquaient avant l’arrivée de la cybernétique, il demeure que cette science en a propulsé le

développement. Voir David Le Breton, ibid.

rigueur de la physique nucléaire et sa puissance de contrôle aux sciences de la vie. C’est donc l’adoption de l’interdisciplinarité cybernétique et son abolition des barrières vivant/non-vivant qui permet le transfert de la physique à la biologie1. Mais c’est aussi l’intérêt prononcé de la

cybernétique pour les comportements téléologiques, c’est-à-dire orientés par un but et régulés par rétroaction, qui résonne lourdement en biologie2. La définition du monde en termes

d’entropie et de complexité croissantes forgera les assises théoriques du risque qui pourra, selon cette logique, être réduit grâce aux machines intelligentes et à l’échange informationnel sans frontière. C’est à partir de cette époque que se définit l’hérédité en termes d’information, de messages, de codes et de gènes, et à partir des années 1970 que s’érige le génie génétique, soit l’application pratique des présupposés théoriques de la biologie moléculaire3. Il est important de

comprendre que la génétique moléculaire et ses présupposés cybernétiques sont au fondement des technologies de reproduction telles la fécondation in vitro et le diagnostic pré-implantatoire4.

La diffusion du modèle de l’information-sans-corps se propage alors dans les sciences du vivant : on le constate avec la biologie moléculaire et la génétique qui étudient le vivant en dehors des questions liées à l’organisme et à la corporalité5, ainsi qu’avec l’informatique, la robotique et

les sciences cognitives qui tentent de reproduire artificiellement les organismes vivants6, ce qui a

pour corollaire de matérialiser concrètement l’indifférenciation entre les êtres et les choses. On constate dès lors la dévaluation tangible du corps humain, lequel occupe désormais un rôle parmi tant d’autres au sein du réseau informationnel, comme Evelyn Fox Keller l’a si bien formulé : « Le corps de la biologie moderne, tout comme la molécule d’ADN, et comme le corps politique ou le corps de l’entreprise, n’est plus qu’un segment d’un réseau informationnel, tantôt machine, tantôt message, toujours prêt à passer de l’un à l’autre »7. En affichant sans ambages le dessein

d’améliorer l’espèce en dépassant ou modifiant le corps conçu comme déficient, voire désuet, les cybersciences procèdent à la radicalisation de l’effacement du corps en lui retirant toute importance subjective, symbolique et sociale. Comme Céline Lafontaine l’affirme, « cet acharnement dans le contrôle et l’amélioration du corps peut être vu comme le signe de sa

1 Céline Lafontaine, L’empire cybernétique, op.cit., p. 197-99. 2 Ibid., p. 32.

3 Ibid., p. 204-207.

4 Monique Canto-Sperber et René Frydman, Naissance et liberté, op.cit., p. 78; Charis Thompson, Making Parents, op.cit., p. 246.

5 Kim Toffoletti l’exprime bien: « The gene [is] a kind of fetish object; a ‘thing unto itself’ that is free of context, history or place.

Temporal and spatial boundaries are erased as the body becomes cellular information. […] molecular biological discourse works by producing an invisibility of the body, whose object is no longer the living organism ». Dans Cyborgs and Barbie Dolls, op.cit., p. 145.

6 Céline Lafontaine, L’empire cybernétique, op.cit., p. 207.

7 Evelyn Fox Keller, Le rôle des métaphores dans le progrès de la biologie, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1999. Cité dans Céline

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disparition en tant que support symbolique de l’individualité »1. En faisant du combat contre

l’entropie la lutte sociopolitique principale, en réduisant le corps à de purs processus informationnels qui ne lui sont pas exclusifs, on parvient à complètement évacuer le fondement corporel de toute existence. « Le réductionnisme informationnel revient à nier que les êtres vivants sont d’abord et avant tout des unités synthétiques, indivisibles et indécomposables en segments codés et que c’est en tant qu’êtres synthétiques qu’il s’inscrivent dans le monde et s’intègrent à leur environnement »2.

Il convient maintenant d’explorer comment s’incarne la pensée cybernétique acorporelle dans la pratique biomédicale. Plus spécifiquement, on verra comment les notions d’information, de rétroaction, d’entropie, de réseau et d’hybridation se transposent à l’approche de la santé et des maladies, et de ce fait participent à la radicalisation de la logique de contrôle des corps (toujours selon un esprit mélioratif et libertaire). D’ailleurs, la culture du risque qui se développe dès l’après-guerre prend racine dans cette définition entropique, complexe et systémique des phénomènes. De plus en plus considérés comme défaillants, inadaptés et problématiques dans un monde se complexifiant sans cesse, les corps deviennent sujets à davantage d’intervention technoscientifique en vue de les adapter, surpasser, re-designer.

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