CONCLUSION DE CHAPITRE :
CHAPITRE 4 : LA PLACE DE LA SCIENCE-FICTION
4.1 LA SCIENCE-FICTION
4.3.2 La sci ence-fi cti on, entre perte de pui ssance et retour aux sources
Durant les années 1960, la France est l’un des pays qui compte le plus de lecteurs de
science-fiction358, beaucoup de collections apparurent pour finalement disparaître quelques
années plus tard. Les années 1980-1990 ont été marquées par le succès de la fantasy, à un point tel que la question de la disparition de la science-fiction se posa. Le fantastique est, lui aussi, revenu sous la forme de la bit-lit (nommée et crée par les éditions Bragelonne), une littérature ciblant un public féminin, où les héros sont souvent des héroïnes qui combattent diverses créatures et bien souvent des vampires, loups garous, auprès desquels une romance prend naissance. Ce genre a totalement renouvelé le fantastique et connaît un
fort succès depuis les années 2000 où sont apparus sur le marché de l’audiovisuel diverses
séries télévisées et films adaptés de romans de bit-lit comme True Blood359, Twilight ou
encore Vampire Diaries360. La pénétration de la fantasy dans les autres domaines réservés aux
littératures de l’imaginaire a aussi touché la science-fiction, elle est aussi d’après T. Todorov un domaine du merveilleux, sous la forme d’un « merveilleux scientifique ». Science et
fantasy sont, contrairement à ce que l’on pourrait penser, plutôt proches et peuvent facilement
se fondre bien que certains sous-genres de la science-fiction comme la hard science ou
357 Jacques Goimard, Critique de la science-fiction, Paris, Pocket, coll. « Agora », 2002, pp.70-71.
358 Jean-Luc Rivera, « Paysage imaginaire. Collections et tendances de l’édition contemporaine »,
Bibliothèque(s), Dossier Littératures de l’imaginaire, revue de l’association des bibliothécaires de France, n°69,
juillet 2013, p. 41.
359 Charlaine Harris, Cycle La communauté du Sud (« True Blood », 2001-2013), trad. par Cécile Legrand-Ferronnière, Paris, J’ai Lu, 2005-2014.
360 Lisa Jane Smith, Cycle Journal d’un vampire (« The Vampire Diaries », 1991-2013), Paris, Hachette jeunesse, coll. « Black Moon, 2009-2014.
science-fiction expérimentale en sont très éloignées. En France et aux États-Unis il y a un
déplacement du lectorat des littératures de l’imaginaire de la science-fiction vers la fantasy.
La bibliothèque Rainer-Maria-Rilke de Paris en témoigne. Après la création en 2001 d’une
section science-fiction (regroupant la science-fiction, la fantasy et le fantastique), en 2012 la fantasy occupe 43 % des acquisitions de romans contre 39 % pour la science-fiction et 18 %
pour le fantastique. Jean-Paul Weuilly de la bibliothèque constate un recul361 de la
science-fiction au profit principalement de la fantasy. Deux genres ont fait une percée spectaculaire :
L’urban fantasy et la bit-lit. Jacques Baudou énonce plusieurs raisons à cet essoufflement. La
science-fiction se complexifie, elle s’épuise et cherche un nouveau souffle. Notre société est
en mutation, le futur indéchiffrable donne envie aux individus de se rapprocher du passé, pas
forcément de notre passé, mais d’un passé qui n’a pas forcément de rapport avec notre
histoire. Les éditeurs n’hésitèrent pas à s’emparer du phénomène en créant des collections de
fantasy qui prendront l’ascendant sur la science-fiction. Plusieurs phénomènes sont dus à
cela :
· La création de collections et labels éditoriaux.
· La création d’une série d’anthologie annuelle chez DAW Books, The Year’s Best fantasy Stories (il y en a eu 14 en tout).
· La création de revues spécialisées : à la base, les grandes revues de science-fiction
publiaient des nouvelles de fantasy mais des revues spécialisées apparurent comme en
1994 Realms of fantasy sous la direction de Shawna McCarthy en format magazine.
Elle publia des auteurs très renommés comme Neil Gaiman, Martha Wells, proposa des critiques de livres, films, jeux sur la fantasy.
· La création en 1975 des World fantasy Awards, des prix attribués annuellement au
meilleur roman, nouvelle, recueil de nouvelles, à la meilleure anthologie.
Ce déplacement « interne » (au sein des littératures de l’imaginaire) du public n’est
pas le seul, aujourd’hui c’est un déplacement du public général vers les littératures de l’imaginaire. La science-fiction semble menacée, une grande partie des jeunes lecteurs de science-fiction et donc également des auteurs, se sont détournés du « futur » au profit des
mondes de la fantasy. Cependant, depuis une dizaine d’années, la science-fiction revient sur le
devant de la scène avec des sagas adolescentes de type dystopie qui montre un avenir à la
361 Jean-Paul Weuilly, « Rilke, réserve d’imaginaire », Bibliothèque(s), Dossier Littératures de l’imaginaire, revue de l’association des bibliothécaires de France, n°69, juillet 2013, p. 40.
manière d’un avertissement sur le fond d’une intrigue de fantasy sauf que le héros est exceptionnel et est placé dans un monde « normatif ». Les genres apocalyptiques comme Hunger Games, L’Épreuve362, Divergente363 sortent en masse. Les nouvelles œuvres de
science-fiction se plongent dans la dystopie, l’uchronie, l’anticipation, tous les genres qui ont
été catégorisés comme parents. C’est pour cette raison que nous centrerons plus nos
recherches sur ces nouvelles manières de mettre en scène la fiction que sur la science-fiction classique.
362 James Dashner, Cycle de L’Épreuve (« The MazeRunner », 2009-2011), trad. par Guillaume fournier, Paris, Pocket Jeunesse, 2012-2014.
363 Veronica Roth, Cycle Divergente (« Divergent », 2011-2013), trad. par Anne Delcourt, Paris, Nathan, 2012-2014.
CONCLUSION DE CHAPITRE :
Sous-littérature, genre mineur, histoires de fusées et de martiens, ces termes longtemps utilisés en France pour qualifier la science-fiction ne sont plus d’usages aujourd’hui. Il fut un
temps où l’on pouvait définir la science-fiction comme l’ensemble des récits traitant de fusées
et d’autres planètes, aujourd’hui cette définition ne s’intéresse finalement qu’à une petite partie du genre.
« La science-fiction est la mythologie du monde moderne – ou une de ses
mythologies – même si c’est une forme d’art hautement intellectuelle et que la
mythologie est un mode d’appréhension non-intellectuel. La science-fiction utilise la faculté de construction mythique pour comprendre le monde dans lequel on vit,
un monde profondément façonné et changé par la science et la technologie364. »
Si au départ la science-fiction se base, comme son nom l’indique, sur des éléments
scientifiques, depuis les années 2000 nous assistons à un changement, une ouverture, celle de
l’insertion du merveilleux. D’après l’écrivain allemand Michael Marrak, la pénétration du
merveilleux se fera à travers des références littéraires : « Ce n’est pas une forme de
fantastique qui pénètre la science-fiction, mais la fiction elle-même qui joue avec ses propres
règles365 ». La science-fiction se retrouve aujourd’hui dans de multiples œuvres hybrides. Les
romans, films et séries télévisées dystopiques sont de plus en plus présents. Hunger Games,
Divergente, The 100366, The Handmaid’s Tale367, 3%368, la liste est longue de toutes les nouveautés surfant sur la célébrité de ce genre. La science-fiction est un genre multiforme en voie de légitimation par les universitaires.
Gilles Dumay, éditeur de la collection de science-fiction « Lunes d’Encre » chez
l’éditeur Denoël explique le succès de ce genre par le trop plein de technologies reçues par les individus, ils ne comprennent plus la société « car on le leur a apporté dans toute sa complexité dans leur téléphone portable, en temps réel, 24h/24. Avant toute cette technologie,
on emmagasinait moins d’information. Maintenant, c’est en continu, comme une forme
364 Ursula K. Le Guin, The Language of the Night: Essays on fantasy and Science Fiction, New York, Ultramarine Publishing, 1980, p. 21.
365 Michael Marrak repris par Denis Labbé, « 2001 : une (nouvelle) odyssée de la SF », in Léa Silhol et Estelle Valls de Gomis(dir.), Fantastique, fantasy, science-fiction, Paris, Éditions Autrement, coll. « Mutations » n°239, 2005, p. 69.
366 Jason Rothenberg, The 100, États-Unis, 2014-en cours de production.
367 Bruce Miller, The Handmaid’s Tale (« La servante écarlate »), États-Unis, 2017-en cours de production. 368 Cesar Charlone, Pedro Aguilera, 3%, Brésil, 2016-en cours de production.
d’asphyxie369 ». Grâce à notre enquête par questionnaire, que nous analyserons de manière plus approfondie dans notre dernière partie, nous allons pouvoir entrevoir les motivations premières des individus envers la science-fiction afin de comprendre les raisons profondes de ces engouements.
369 Audrey Renault, « Hunger Games, 3%, Black Mirror : pourquoi les dystopies nous fascinent. », L’Express [en ligne], mis en ligne le 12 février 2017, http://www.lexpress.fr/actualite/hunger-games-3-black-mirror-pourquoi-les-dystopies-nous-fascinent_1875767.html
ÉPILOGUE
À travers nos précédents propos nous assistons à la manière dont naissent, vivent et
meurent les genres et sous-genres des littératures de l’imaginaire. Chaque genre connaît une
période où sa popularité bat son plein, c’est ainsi que les médias vont nommer ces effets
« phénomènes de mode ». Cette tripartite naissance, vie, mort n’est pas un phénomène isolé.
À chaque épuisement des possibilités, un genre se meurt, puis se renouvelle à travers de
nouvelles filiations (genres et sous-genres hybrides). Francis Berthelot nomme
« transfictions » ces ouvrages inclassables :
« Après une longue période passée à cloisonner genres et sous-genres, la tendance actuelle est plutôt à les décloisonner. Les auteurs pratiquent de plus en plus ce que
Francis Valéry a nommé l’esthétique de la fusion, mélangeant non seulement les catégories de l’imaginaire, mais y incorporant des éléments empruntés au polar, et
vice-versa. Cette problématique s’étendant jusqu’à la littérature générale, j’ai fini
par poser le concept de transfictions, pour donner un début d’identité aux
nombreux ouvrages qui résistent à toute classification370. »
Bien que certains ne voient en la fantasy qu’une littérature pauvre pour adolescent, qu’une
sous-catégorie littéraire dont seule l’œuvre de J. R. R. Tolkien serait intéressante, elle a, peu à peu, pris la place des autres genres que son expansion a repoussée au plus loin. Justement J.
R. R. Tolkien lui-même réfute le préjugé de l’association fantasy et jeunesse dans son essai
« Du Conte de fées » où il annonce tout d’abord qu’il est ordinaire d’associer les enfants
comme public approprié au conte de fées mais que, finalement, ce n’est qu’un accident de
l’histoire. La fantasy est aujourd’hui l’emblème de l’imaginaire dans la culture, elle a pénétré
tous les autres domaines réservés aux littératures de l’imaginaire reléguant à des rôles seconds, dans la littérature, le fantastique et la science-fiction. Marie-Hélène Routisseau, docteur en littérature comparée, ne considère pas la fantasy comme « à proprement parler un
genre littéraire371 », les frontières entre la fantasy, le merveilleux, la science-fiction, le
fantastique sont perméables. Il est donc compliqué de lui donner un sens figé. La fantasy
sollicite de la part du lecteur une adhésion, pour cela l’auteur doit créer des univers crédibles même si le lecteur n’a pas besoin d’y croire. J. R. R. Tolkien avec Bilbo le Hobbit réussit
370 Francis Berthelot, « Genres et sous-genres dans les littératures de l’imaginaire », Actes du séminaire narratologies contemporaines, Paris, 2005, http://www.vox-poetica.org/t/lna/FB%20Genres%20imaginaire.pdf 371 Marie-Hélène Routisseau, « Les classiques de la fantasy britanniques », Lecture Jeune, n°138, juin 2011, p. 13.
parfaitement cette entreprise, il crée un monde secondaire doté d’une géographie, de mythes,
d’une histoire, d’un langage propre. La création de mondes révèle un désir d’évasion, s’y plonger reste un des meilleurs moyens de s’évader, le monde fictionnel nous offre de nouveaux horizons.
Un genre littéraire ne perdure pas sans évoluer, il ne naît pas non plus spontanément, il
a des ancêtres. Les genres de l’imaginaire sont métissés, en évolution constante, nombreux
sont les genres qui pourraient y être rattachés. Pour certains comme André-François Ruaud, la
fantasy est « une littérature fantastique incorporant dans son récit un élément d’irrationnel qui
n’est pas traité seulement de manière horrifique, présente généralement un aspect mythique et
est souvent incarné par l’irruption de l’utilisation de la magie372 ». Ces genres ne se définissent pas de manière précise en fonction de leurs limites qui seront mouvantes mais en fonction des attentes, désirs, craintes et fantasmes. Ils entretiennent des rapports très
complexes d’attirance et d’exclusion. Nous vivons aujourd’hui un Âge de la fiction, de l’imagination. Les histoires de l’imaginaire reflètent justement des mondes bien réels mais dans un autre univers, loin du nôtre. Des péripéties telles des histoires de trahisons, de problèmes familiaux, de défense du bien contre le mal, qui nous touchent en tant que publics car nous nous reconnaissons en leur sein. Ce sont des histoires qui, finalement, peuvent être
vécues dans notre société sauf que la magie n’est pas présente et que les quêtes sont
différentes, nous devons combattre pour survivre mais le méchant chevalier noir est représenté par le chômage, le manque de temps personnel, un système bureaucratique qui ne
convient pas. Les usagers de l’imaginaire sont attirés dans le dédale de la fiction, ils
n’observent pas simplement les personnages, l’histoire, « par le biais du moi fictif, nous leur emboîtons le pas, nous faisons des nôtres leurs soucis, nous nous enfonçons dans le labyrinthe
de leur destin373 ». Nous avons tous le désir plus ou moins enfoui de vivre une aventure,
d’affronter et de triompher dans des épreuves d’exception. Pour Mircea Eliade374, c’est au
niveau de notre vie imaginaire que nous expérimentons et exprimons ces désirs, en lisant des contes, en les écoutants ou en rêvant.
372 André-François Ruaud, Cartographie du merveilleux, Paris, Éditions Denoël, coll. « FolioSF », 2001, p. 10. 373 Thomas Pavel, « Fiction et perplexité morale », Conférence Marc Bloch, prononcée le 10 juin 2003, http://cmb.ehess.fr/59