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Section I.1 Audit et genre : les grandes caractéristiques de la recherche

I.1.1 Un premier regard sur une vaste notion : le genre

I.1.1.1 Des savoirs récents

C’est un concept qui recouvre des savoirs récents puisque la distinction entre sexe et genre émerge au début des années 1970 dans les premières études féministes anglo-saxonnes. C’est plus précisément l’année 1972 qui est à retenir comme date-clé, avec la parution de l’ouvrage d’une féministe britannique, Ann Oakley, sous le titre de « Sex, gender and society ». Si elle accole ces deux termes de sexe et genre, c’est afin de mettre en exergue deux réalités différentes et dénoncer la croyance selon laquelle les inégalités subies par les femmes sont biologiques, naturelles et normales. Cette sociologue explique que masculinité et féminité ne sont pas le fruit de la nature mais d’un processus social au cours duquel un individu acquiert les caractéristiques du masculin ou du féminin. En France, à la même période, dans les recherches menées en sciences humaines et sociales, on évoque les « rôles sexuels », les « catégories de sexe » ou encore, un peu plus tard, les « rapports sociaux de sexe». C’est plus tard que le terme de genre, traduction de gender, fait son apparition. Le terme de genre, entendu comme catégorie d’analyse, a été introduit en 1988 dans la communauté des chercheuses féministes en France, avec la traduction de l’article fondateur de l’historienne américaine Joan Scott («

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Genre : une catégorie utile d’analyse historique ») paru dans une revue américaine deux ans auparavant.

Pourtant, le genre comme construction sociale n’est pas un concept nouveau. La plupart des recherches féministes menées en France, sans revendiquer nécessairement le terme de « genre », partageaient avec les travaux anglophones l’idée d’un rapport de domination socialement construit des hommes sur les femmes. On peut même affirmer que le point de départ de toute cette pensée est à situer précisément en 1949, avec l’ouvrage fondateur de Simone de Beauvoir : « Le deuxième sexe ». Il aura donc fallu plus de vingt ans pour que sa pensée soit reprise par les mouvements dits « féministes ».

I.1.1.2 L’objet de multiples définitions

Objet d’investigation complexe et terme polysémique, le concept de genre a donné lieu à de multiples définitions dont certains auteurs ont constitué de vastes synthèses (Maruani, 2005; Théry et Bonnemère, 2008). Notre propos n’est pas d’examiner les subtilités des différentes définitions proposées dans la littérature. Il est de définir le genre dans le sens dans lequel nous l’utilisons. Tandis que le sexe renvoie aux caractéristiques biologiques de différenciation homme-femme, le genre considère tout ce qui est construit et qui a trait au processus social de différenciation entre féminin et masculin : attributs psychologiques, responsabilités, obligations, activités distinctes. Ce processus se construit à partir d’un ensemble de règles qui régissent les relations hommes-femmes et qui relèvent tant de l’explicite que de l’implicite, du matériel que du symbolique (Borghino, 2009). Le genre est né de la volonté de distinguer l’aspect biologique de l’aspect social, même si les deux restent toutefois imbriqués. En effet, il serait réducteur d’opposer le biologique au social ; il faut plutôt considérer que les différences hommes-femmes sont de nature biologique et sociale, la deuxième dimension se surajoutant à la première (Borghino, 2009).

Un certain nombre de définitions vont au-delà de la seule différence masculin-féminin et évoquent un rapport inégal, une asymétrie, une valorisation systématique du masculin au détriment du féminin, valorisation qui se retrouve dans le concept de patriarcat, par exemple. C’est le propos de Bereni et al. (2008) qui évoquent un « système de bi-catégorisation hiérarchisée entre les sexes». Cette idée se retrouve dans la définition officielle qu’en donne le CNRS (2014). Elle met en évidence la construction d’une dichotomie et d’une hiérarchie organisée entre hommes et femmes : « le genre est une construction sociale qui hiérarchise les hommes et les femmes et produit des conventions culturelles, des rôles sociaux, des comportements, des représentations sociales et la division sexuelle du travail et du pouvoir ». Outre de multiples définitions, le concept de genre a aussi donné lieu à de vastes controverses.

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I.1.1.3 L’objet de vastes débats

Alvesson et Billing (1997) reconnaissent que ce sujet à la fois fascinant et très difficile ne laisse personne indifférent. En France, l’usage du terme « genre » ne s’est pas développé sans rencontrer de multiples résistances. Une résistance, qualifiable de « conservatrice » a rejeté ce concept. Dans les années 1990, un procès linguistique et culturel lui a été fait en mettant en avant son caractère intraduisible, ses attaches à une culture étrangère spécifique (américaine) et une langue étrangère (l’anglais), autrement dit un concept d’importation, non adapté à la culture française (Bereni et al., 2008). On lui a aussi reproché sa polysémie (genre littéraire, genre grammatical…). Encore récemment, le concept de genre a fait l’objet de vifs débats et de vives controverses mettant en cause son existence même. En 2006, l’Académie Française dissuade fortement l’usage du mot « genre » (Bozon, 2006)2

. Les arguments sont multiples : la substitution de « genre » à « sexe » ne répond pas à un besoin linguistique et l’extension de sens du mot « genre » ne se justifie pas en français. Ces résistances montrent combien cette notion est complexe mais aussi combien elle semble porteuse d’enjeux.

I.1.1.4 Les études de genre : des critères analytiques communs

Les « études sur le genre » (aussi appelées « études de genre » ou « études genre ») désignent un champ de recherche qui s’est autonomisé dans le monde académique depuis une quarantaine d’années (Bereni et al., 2008). Le champ des études sur le genre traverse de multiples disciplines .Outre un objet de recherche commun qui lie entre elles les études sur le genre, un certain nombre de dimensions analytiques communes peuvent et doivent être mises en exergue. En effet, au fil du temps, le concept de genre s’est diffusé dans le monde académique sans nécessairement transporter tout l’héritage du corpus de recherches d’origine (Bereni et al, 2008). Ainsi, il est parfois mobilisé de façon réductrice comme synonyme de « différence des sexes », perdant alors ses potentialités théoriques et sa portée critique, voire politique.

Il nous parait donc important, afin d’asseoir le cadre théorique de nos recherches, d’exposer ces dimensions qui sont au cœur d’une vision forte et affirmée des études sur le genre. Même si toutes les dimensions évoquées ne sont pas systématiquement reconnues par toutes celles et tous ceux qui utilisent ce terme dans leurs recherches, elles se retrouvent néanmoins dans la plupart des études sur le genre. Elles sont clairement explicitées dans les travaux de certains

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A ce propos, l’auteur doute qu’il s’agisse d’un reflexe de conservatisme terminologique dans la mesure où des mots «comme « employabilité » ou « gouvernance » qui peuvent être considérés comme des barbarismes, n’ont suscité, sauf erreur, aucune réaction de la Commission de terminologie et aucun avis défavorable de l’Académie Française. (Bozon, 2006)

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chercheurs en sociologie du genre et des organisations, comme ceux d’Alvesson et Billing (1997) et, en France, de Bereni et al. (2008).

Selon Alvesson et Billing (1997), l’essentiel des études de genre se développe autour de 3 points principaux :

- la notion de genre est centrale et adaptée (central and relevant) à la compréhension des relations sociales et des organisations ;

- les relations hommes-femmes sont caractérisées par des inégalités, une subordination féminine et une domination masculine. Les rôles et les fonctions affectés au sexe masculin sont considérés comme supérieurs et plus valorisés que ceux affectés aux femmes ;

- les relations de genre relèvent de constructions sociales.

S’appuyant sur quarante années d’études sur les femmes et sur le genre produites dans différents contextes culturels, Bereni et al (2008), mettent en évidence quatre critères analytiques centraux :

-Le premier est l’adoption d’une posture constructiviste dans le sillage de la célèbre phrase de Simone de Beauvoir (1949): « on ne naît pas femme, on le devient». Cette posture constructiviste qui, depuis les années 1970, s’est progressivement imposée dans les sciences humaines et sociales, s’est historiquement heurtée – et se heurte toujours – aux thèses essentialistes qui rapportent les différences perçues et la hiérarchie entre hommes et femmes à un invariant biologique, naturel.

-Le deuxième est l’adoption d’une posture relationnelle. Cela signifie que les hommes et les femmes, le féminin et le masculin sont le produit d’un rapport social, et qu’on ne peut étudier un groupe de sexe sans le rapporter à l’autre. Ceci ne veut pas dire qu’on ne peut pas travailler de manière privilégiée sur l’un des groupes ; c’est justement notre propos.

-Le troisième est l’existence d’un rapport de pouvoir d’une asymétrie, d’une hiérarchie entre masculin et féminin. En outre, ce rapport de pouvoir est « multiforme, d’intensité variable, sans cesse reconfiguré dans des contextes historiques multiples » (Bereni et al,, 2008).

-Le quatrième relève de l’idée que les rapports de genre sont toujours imbriqués dans d’autres rapports de pouvoir (classe, race par exemple). Cette dernière dimension du genre, appelée couramment intersectionnalité, est mentionnée ici mais se situe en dehors de notre problématique.

En croisant les approches de ces sociologues, l’on constate aisément qu’en dépit des différences de vocabulaire, un certain nombre de dimensions centrales communes sont mises en exergue par ces chercheurs qui, en synthèse, appréhendent le genre comme une construction sociale au sein de laquelle domine le masculin.

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I.1.1.5 Une sous-sensibilité de la recherche aux études de genre

Dans leur préface à leur ouvrage, Alvesson et Billing (1997) déplorent une sous-sensibilité (under-sensitivity) persistante de la recherche vis-à-vis du genre, soulignant qu’encore aujourd’hui de nombreux travaux ne portent pas leur attention sur le genre. La théorie des organisations a traditionnellement et jusque dans les années 80 négligé ce qui touchait au genre (Alvesson et Billing, 1997). Soit seuls les hommes étaient considérés comme des sujets de recherche dignes d’intérêt et les femmes étaient absentes à la fois comme sujet et objet de recherche. Soit les individus étaient considérés d’un point de vue « neutre », c’est à dire masculin, en fait. Prétendant étudier des individus abstraits, les recherches se sont en pratique focalisées – et se focalisent toujours – sur les hommes et le masculin, voire sur une élite masculine (Alvesson et Billing, 1997). Une partie de la recherche, en particulier la recherche en management, aborde le genre comme une variable d’étude (« gender-as-a-variable » approach). Différents phénomènes sont analysés par le biais de corrélations, comparatifs, différences, opposition entre hommes et femmes. On ajoute, ni plus ni moins, un critère « femmes » pour étudier différents phénomènes. Ceci a conduit certains chercheurs à la conclusion que toute la littérature en management présente un biais masculin (Alvesson et Billing, 1997).

Des approches alternatives, dites « critiques », se sont toutefois développées pour questionner la culture organisationnelle au regard du genre. Selon ce courant de recherche, toutes les structures organisationnelles sont au contraire à observer comme porteuses de signification culturelle et productrices d’idées en termes de genre. Certains auteurs estiment/avancent que les structures organisationnelles et le fonctionnement des organisations doivent être considérés selon cette dimension du genre (Alvesson et Billing, 2002). Après ces considérations générales sur le genre au sein de la recherche en sciences des organisations, notre propos est de nous focaliser maintenant sur la recherche croisant genre et audit.

I.1.2 La recherche croisant audit et genre

La littérature croisant genre et audit présente un certain nombre de caractéristiques que nous avons relevées au fil de nos lectures. Notre propos est d’en développer 3 qui nous ont paru particulièrement saillantes : tout d’abord le fait qu’il s’agit d’un champ de recherche encore marginal, ensuite la mise en évidence de la prééminence des études anglo-saxonnes et enfin le constat du silence académique français.

Considérant l’audit légal comme une sous-discipline de la comptabilité, nous avons étendu notre revue de littérature à la comptabilité au sens large.

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