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Influence de la pré-connaissance sur notre design de recherche

Section IV.1 Le design de la recherche

IV.1.1 L’adoption d’une démarche réflexive

IV.1.1.1 Influence de la pré-connaissance sur notre design de recherche

Certains chercheurs en sciences de gestion ont étudié l’influence de la pré-connaissance de l’objet sur le design de recherche. Joannides (2011) définit la pré-connaissance comme une « connaissance de première main de la langue, des us et coutumes, des routines et règles explicites et implicites du fonctionnement de la communauté étudiée » dont dispose le chercheur avant même de débuter ses travaux de recherche. Il analyse les influences de l’appartenance ou non du chercheur au groupe étudié (statut d’ « insider » ou d’ « outsider » du chercheur étudiée par Goodenough (1956) et en déduit qu’il a une forte influence sur la façon

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dont la recherche est conduite : formulation de la question de recherche, choix théorique et méthodologique, choix du design et façon d’exploiter les données terrain. Du fait que nous avons été tour à tour auditrice et cliente au cours de notre carrière professionnelle, nous possédons une pré-connaissance de notre objet de recherche. Nous bénéficions, à double titre, de ce statut d’ « insider ». Ce statut comporte à la fois des forces et des faiblesses que nous exposons.

IV.1.1.2 Forces du statut d’insider

Nous jouissons d’une certaine connaissance de notre objet d’étude de par notre passé professionnel. Nous avons acquis une connaissance du métier, des acteurs, de la culture de l’audit légal par des étapes successives : une formation de 3ème cycle en audit suivie de stages et d’emplois dans ce domaine et enfin, une longue expérience professionnelle nous ayant permis, en tant que responsable administrative et financière, de travailler avec des auditeurs légaux durant plusieurs années. Ce « statut d’indigène » (Joannides, 2011) est une force certaine. Un certain nombre de chercheurs en comptabilité-audit possèdent ce statut d’ « insider ». Certains chercheurs qui travaillent plus particulièrement sur le genre en comptabilité-audit possèdent aussi ce statut d’insider et l’appréhendent comme un atout dans la conduite de leurs travaux (Haynes, 2007a ; Lupu, 2011).

Pour entrer en relation avec des auditrices, l’utilisation de ces expériences professionnelles antérieures est précieuse et constitue un atout indéniable : elle permet un accès au terrain plus rapide, plus aisé, plus fluide. Elle permet de créer un lien, une reconnaissance mutuelle très rapide sans effort de socialisation auprès de la population étudiée. La brève présentation de notre parcours professionnel à l’aide de laquelle nous avons introduit nos échanges a crée l’étonnement, l’admiration et n’a jamais laissé nos interlocuteurs indifférents. Le vocabulaire commun, les codes communs, les contextes d’entreprise, les situations personnelles vécues parfois très proches : tout concourt à faciliter de nombreux aspects du travail de terrain. Le fait d’être ancienne auditrice et de l’annoncer a beaucoup aidé d’abord pour obtenir des entretiens et ensuite pour alimenter les échanges avec les personnes interviewées.

Notre propos est d’exploiter notre pré-connaissance de la communauté étudiée et de la valoriser à travers le choix d’une problématique, d’un terrain et d’une méthodologie de recherche adaptés et cohérents. Ainsi nous avons opté pour une approche qui valorise les expériences de terrain et la pratique. Comme le note Joannides (2011), « l’examen d’un niveau micro constituera l’approche privilégié de l’insider, alors qu’un chercheur outsider s’orientera plus vers l’étude des systèmes que des pratiques ». Notre propre expérience professionnelle nous a aidées à déchiffrer ce terrain. Toutefois, si le statut d’insider présente des atouts, il présente des faiblesses.

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IV.1.1.3 Faiblesses du statut d’insider

En tant qu’ancienne professionnelle de l’audit, nos travaux sont caractérisés par une forte sensibilité à la thématique de recherche qui peut rendre certains aspects des travaux plus difficiles. Notre statut nous expose aux biais transactionnels dans la mesure où notre position peut entrainer des dysfonctionnements dans notre relation au terrain. Cela nécessite une vigilence sur l’influence que nous pouvons exercer sur le répondant, en orientant ses réponses par notre comportement (acquiescer, sourire), la façon dont nous menons l’entretien, bâtissons nos questions. Il faut maintenir une distance avec les interviewés et vis à vis de leurs propos. Le risque est d’influencer l’interviewé. La présence même d’une chercheuse peut influencer l échange, créer des relations moins naturelles, une mise en scène.

Les biais perceptuels peuvent aussi fausser notre interprétation des données du terrain. Ils sont nombreux. Le processus d’objectivation est plus difficile et délicat du fait de notre propension naturelle à ramener ce qui remonte du terrain à notre propre expérience. Il peut s’agit de comprendre à demi-mots mais ne pas approfondir ou ne pas laisser l’interviewé nuancer son propos car l’on croit avoir compris. Nous pouvons aussi être tentés de ramener ce qui est dit à notre propre expérience et risquer des interprétations abusives, moins objectives ou neutres qu’un chercheur « outsider ». Les biais dans l’interprétation des réponses, dans les choix des verbatim retenus doivent aussi être soulignés. Le risque de sur-évaluation des données confirmant notre propre opinion est réel. Des conclusions hâtives peuvent être dégagées à partir de notre propre référentiel, qui n’est pas forcément le même que l’enquêté.

Toutefois, les biais de la pré-connaissance peuvent être déjoués par une réflexion préalable (Joannides, 2011). Nous estimons que le processus va au delà de la réflexion préalable et doit accompagner le chercheur tout au long des différentes phases de sa recherche. C’est la façon dont nous l’avons vécu. Le fait d’avoir conscience de notre propre rôle dans le processus de recherche est déjà un pas dans la bonne direction.

IV.1.1.4 Intégrer la subjectivité : le chercheur comme sujet et objet de ses recherches Notre statut d’insider nous permet d’accéder à une pré-connaissance précieuse de notre objet. Toutefois, notre propos est d’aller plus loin et envisager d’intégrer notre propre personne à notre sujet d’étude. Cela revient à adopter une démarche réflexive pour conduire nos travaux. Une démarche réflexive repose à la fois sur une prise de conscience de notre propre rôle au sein de la recherche et sur un examen approfondi de notre propre démarche scientifique. Adopter une démarche réflexive doit permettre au chercheur de gérer une contradiction apparente entre l’implication personnelle lui permettant d’accéder à une connaissance intime du sujet et la distance qu'il doit prendre pour construire son analyse.

Peu de chercheurs en comptabilité adoptent une démarche réflexive pour conduire leurs travaux (Dambrin et Lambert, 2012). Cette démarche consiste notamment à prendre conscience de

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l’impact de la présence de chercheur sur l’objet de recherche (Covaleski et Dirsmith, 1990). Il s’agit d’objectiver autant que faire ce peut notre rapport à l’objet de recherche. Pour certains chercheurs en comptabilité qui s’intéressent à la démarche réflexive, la quête de l’objectivité est illusoire et la neutralité un vain mot (Covaleski et Dirsmith, 1990). De leur point de vue, la subjectivité est constitutive d’une démarche réflexive (Covaleski et Dirsmith, 1990).

Un certain nombre de chercheuses qui ont croisé les questions d’audit et de genre ont mis en évidence la nécessité de faire un effort de réflexivité. En tant que femmes, ces chercheuses sont en effet à la fois sujet et objet de leurs recherches (Haynes, 2006, 2007a ; Lupu, 2011 ; Dambrin et Lambert, 2012). Ces chercheuses, si elles sont peu nombreuses, ont néanmoins affiché des positions affirmées pour défendre l’adoption d’une démarche réflexive. Haynes (2006, 2007a) déclare que son parcours professionnel autobiographique constitue un élément fondamental pour la conduite de ses recherches. Elle défend l’idée que les expériences autobiographiques permettent d’enrichir le travail de recherche. Elle estime que la subjectivité du chercheur n’est pas un biais mais un levier pour mieux appréhender les expériences humaines et leurs contextes. Haynes (2007a) indique avoir exploité son expérience professionnelle antérieure en audit pour alimenter ses travaux de recherches. Revenant sur les débats de la recherche qualitative autour du rôle du chercheur, elle prend clairement position pour défendre la subjectivité du chercheur. Partant du fait que celle-ci ne peut être évitée, elle en arrive à l’envisager comme faisant partie intégrante du processus de recherche et à en exploiter les forces.

En tant que chercheuses sur le genre, Dambrin et Lambert (2011) s’estiment être à la fois sujet et objet de leurs recherches. A partir d’un certain nombre de travaux relatifs à la rareté des femmes aux plus hauts échelons de la hiérarchie en comptabilité, elles développent une démarche réflexive dans deux directions spécifiques. Tout d’abord, elles montrent que la neutralité de genre mise en avant par un certain courant de la recherche comptable est une position illusoire qui agit en réalité en défaveur des femmes. Elles mettent aussi en avant les risques d’une approche subjective des problématiques de genre qui peut, involontairement, porter atteinte à la cause des femmes. Dans un deuxième temps, elles portent un regard distancié et réflexif sur leurs interventions lors de conférences académiques. Elles analysent la façon dont elles ont à la fois influencé et été influencées par la communauté scientifique ainsi que les biais liées à leur point de vue de chercheuses occidentales.

Une autre chercheuse déclare avoir fortement puisé dans son expérience personnelle en tant que femme et professionnelle comptable. Lupu (2011) qui a mené des recherches sur la construction identitaire des femmes experts-comptables en France, qualifie sa méthodologie de recherche de « réflexive et féministe ». Cette méthodologie suppose d’abord la reconnaissance de la subjectivité comme atout de la recherche. Ensuite elle suppose une réflexivité du chercheur vis- à-vis de soi et ses outils, associée à la volonté de rendre compte en toute transparence du cheminement de la recherche. Elle indique que le concept de méthodologie réflexive signifie que le chercheur prête beaucoup d’attention aux différentes manières dont des éléments

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théoriques, linguistiques, sociaux, politiques influencent le processus de développement de la connaissance au cours duquel le matériau empirique est interprété et écrit.

Nous avons été sensibles aux démarches de ces différentes chercheuses. Nous les trouvons à la fois audacieuses et nécessaires. Elles sont audacieuses car il s’agit de choix qui mettent en avant l’expérience vécue et la subjectivité du chercheur. Il n’y a pas de subjectivité sans réflexivité et, surtout, il n’y a pas de réflexivité sans la prise en compte de la subjectivité (Lupu, 2011).Cette prise de position est audacieuse dans la mesure où elle heurte le discours positiviste dominant sur la neutralité du chercheur. Elles sont aussi nécessaires car cette réflexivité se révèle être un atout précieux dans les différentes étapes de la recherche. Considérer la subjectivité comme faisant partie intégrante du processus de recherche leur permet à la fois d’exploiter leur expérience personnelle, de réexaminer les modes d’accès à la connaissance, de mettre en exergue la persistance des inégalités de genre au sein de la société et d’utiliser comme sources de connaissance des expériences dévaluées ou ignorées par la recherche traditionnelle du fait des exigences de rationalité et d’objectivité (Haynes, 2008a).

Toutefois, il ne faut pas tomber dans l’excès qui consiste à laisser penser qu’une méthodologie fondée sur les expériences et la subjectivité des femmes permettrait d’accéder à plus de vérité sur les femmes et la féminité (Haynes, 2008a). L’adoption d’une telle position conduirait à renforcer la dualité des sexes. Toute dualité contenant une hiérarchie (Héritier, 2002), cela aboutirait à inverser la hiérarchie de genre, ce qui n’est pas le propos de ces chercheuses (Lupu, 2011).

IV.1.1.5 Exposé de notre propre démarche réflexive

A notre tour, nous avons estimé que l’adoption d’une démarche réflexive était pertinente pour mener à bien nos travaux. Nous étions armés d’un lourd bagage du fait de notre triple statut de femme, mère et ancienne professionnelle. Nous avons passé un certain temps à nous demander ce qu’impliquait pour notre recherche le fait de posséder ce statut et d’assumer ces différents rôles qui font écho aux rôles potentiellement endossés par les auditrices interviewées. La posture réflexive est une posture mentale qui n’est pas spontanée. Elle demande un réel effort de prise de conscience. Il s’agit de tourner son attention vers soi-même, de s’intéresser à soi en tant qu’acteur. Il s’agit de laisser venir à l’esprit des expériences, connaissances et ressentis relatifs à des situations vécues et que l’on croyait perdues, puis à les expliciter dans le cadre de la recherche.

Haynes (2008a) rappelle que faire preuve de réflexivité dans sa recherche ne se limite pas à exprimer son opinion ou à faire part de ses expériences. Il s’agit pour le chercheur de comprendre par quel processus il en est arrivé à se poser des questions de genre. Les conflits de rôles entre mère de famille nombreuse et professionnelle que nous avons vécus il y a une dizaine d’années se sont révélés difficiles à gérer. Ils ne sont pas étrangers à notre décision de

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réaliser une thèse et de réorienter notre carrière vers l’enseignement supérieur et la recherche. Ils ont été à l’origine du choix d’étudier les problématiques de genre car elles nous touchent personnellement. De même les échanges que nous avons eus avec les rares auditrices qui intervenaient dans la société que nous gérions nous ont fortement sensibilisées aux différences de genre au sein de la profession.

Notre parcours professionnel a orienté le choix de notre thématique dans la mesure où nous avons été nous-mêmes confrontées aux problématiques de conflits de rôles. Il a aussi influencé notre méthodologie. Le choix de mener des entretiens pour recueillir la parole des femmes relevait dès le départ de « l’évidence » et nous nous sommes interrogées sur ce caractère évident. Nous avons interviewé des femmes et nous avons réfléchi sur elles et avec elles. Ces situations d’entretiens nous invitaient à dérouler mentalement notre propre parcours, à questionner certaines étapes-clés et certains choix à la fois professionnels et personnels. Interviewer des femmes était en réalité une façon de nous questionner nous-mêmes et de tenter de mieux nous comprendre en tant que femme et professionnelle. Nous nous sommes aussi parfois retrouvées dans ce qu’évoquaient les interviewées. Cela nous a permis d’approfondir certains échanges, de confronter nos expériences personnelles et au final d’extraire un riche matériau de ces échanges. Un homme, un jeune chercheur, une jeune chercheuse sans ce passé professionnel n’auraient sans doute pas pu accéder à certaines narrations de ces femmes. Le fait d’avoir, en toute transparence, évoqué notre parcours professionnel aux interviewées a créé une proximité avec elles. Cela les a mises en confiance, a contribué à libérer leur parole lors des entretiens. Dans toutes ces étapes, notre propre subjectivité et notre propre vécu en tant que femme et professionnelle nous ont aidées à déchiffrer le terrain.

IV.1.2 Le choix d’une méthodologie qualitative

Concernant les études croisant genre et comptabilité, de nombreux débats ont eu lieu à propos des choix méthodologiques de recherche. En s’attachant plus particulièrement à l’étude du plafond de verre, certains chercheurs se sont élevés contre les études quantitatives «qui relèveraient d’un positionnement positiviste incompatible avec les questions de genre » (Dambrin et Lambert, 2006). Dans notre revue de littérature, nous avons mis en évidence et discuté chiffres et statistiques de la profession sur le genre. Ces données ont permis de prendre conscience des enjeux et dimensions de notre problématique. Toutefois, notre recherche reste fondamentalement orientée vers des questions qualitatives (signification, compréhension, interprétation) et non pas quantitatives. Notre expérience professionnelle passée a fortement influencé ce choix d’une méthodologie qualitative dans la mesure où elle permet de valoriser notre connaissance du terrain.

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IV.1.2.1 Nécessité d’adopter une démarche qualitative au regard de l’objet de recherche