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Section II.1 Les conflits de rôles

II.1.1 Précisions sur les concepts utilisés

II.1.1.1 Qu’est ce qu’un « rôle » ?

Un « rôle » peut être défini comme un ensemble d’attentes vis à vis d’un individu concernant son comportement et ses réactions affectives. Fogarty (1992) donne la définition suivante du rôle : « ensemble de comportements et de réactions affectives attendus de la part d’un individu occupant une place donnée dans un système social ». Herrbach (2000) en propose la définition suivante : « un comportement attendu de la part d’un individu dans un contexte organisationnel ». C’est une position de l’individu dans la structure sociale qui le relie aux autres par les attentes exprimées à son égard (Herrbach, 2000). L’on parle d’ailleurs de rôles ou de rôles sociaux. Pour Dubar (2002), l’identité de rôle, ou plus simplement « rôle », est

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attribuée à un individu par les institutions et agents en interaction directe avec lui. Ces trois définitions convergent dans la mesure où le rôle exprime les attentes et les prescriptions sociales par rapport au comportement à adopter dans une certaine situation.

En outre, le rôle comporte une double dimension. La première est prescriptive dans la mesure où il prescrit ce qu’est le comportement adéquat à adopter. La seconde est normative dans la mesure où il agit comme un modèle de conduites et comportements à adopter par un individu pour valider son statut auprès d’autrui. Les rôles ne sont pas seulement des anticipations ou des attentes eu égard à ce qu’un acteur est supposé faire, ce sont aussi des prescriptions et injonctions quant à ce qu’il doit faire et la façon dont il doit le faire. Ces anticipations sont partagées par les autres membres de l’organisation et constituent une pression exercée sur l’individu pour qu’il pense et agisse de la manière souhaitée (Herrbach, 2000). Chaque individu endosse une pluralité de rôles qu’il joue simultanément et successivement. Ainsi chaque individu joue plusieurs rôles, au cours de la même journée et au cours de la vie. Ces rôles changent et évoluent. Certains rôles sont applicables à tous les membres d’une collectivité tandis que d’autres ne s’appliquent qu’à certains individus ou à certaines positions. Un rôle s’acquière progressivement par assimilation des différentes attentes qu’il comprend. Certains rôles sont endossables momentanément (par exemple le rôle de femme enceinte), d’autres le sont tout au long de l’existence (rôle de père ou de mère). Chaque sphère sociale, âge de la vie, contexte d’interaction est donc caractérisé par des rôles différents à endosser. Kaufmann (2004) reconnait que « le processus de différentiation sociale ne cesse d’accroître le nombre et la variété des rôles possibles, démultipliant encore plus les identités ponctuelles pouvant leur être associées ».

II.1.1.2 Rôle et identité de rôle

Les notions de rôles et d’identité sont des notions connexes et la frontière n’est pas toujours bien délimitée entre les deux. Les termes se confondent parfois en sociologie. Certains auteurs décomposent l’identité en une multitude de sous-identités, elles-mêmes associées à des rôles spécifiques. Hall (1972) suggère que l’identité des femmes est constituée de multiples sous- identités distinctes : épouse, employée, mère et maîtresse de maison. S’inspirant des travaux de Levinson (1959) et de ceux de Kahn et al. (1964), Hall associe un rôle à chaque sous-identité (rôle d’épouse, d’employée, de mère et de maîtresse de maison). D’autres y voient une forme d’identité particulière. Pour Goffman (1975), le rôle correspond à l’identité sociale de l’individu qui s’oppose à l’identité pour soi ou identité sentie. Pour Dubar (2002), le rôle est une identité, attribuée par et pour autrui. Kaufmann (2004) évoque le rôle comme une « identité ponctuelle » vis à vis de laquelle l’individu gère son degré d’engagement. Nous retenons que les frontières sont poreuses entre identité et rôle dans la mesure où la première notion englobe la seconde. Nous retenons aussi l’idée que le rôle est une forme d’identité sociale attribuée par

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autrui. Enfin nous retenons l’idée de la multiplicité des rôles endossables par un individu. C’est au sein de la littérature sociologique et au sein de l’abondante littérature sur l’identité que nous allons majoritairement puiser pour mener les développements qui suivent.

II.1.1.3 Rôles de genre

Les différences entre hommes et femmes seraient à l’origine de l’existence de rôles bien particuliers : les rôles de genre. Ils constituent une référence sociale de ce qui est attendu et approprié pour chaque sexe. Ils peuvent être définis comme des attentes sociales communes à propos de comportements et qualités qui s’appliquent aux individus selon qu’ils sont de sexe masculin ou féminin. Pleck (1981) les définit comme des modèles construits par les individus en fonction des représentations sociales de la masculinité et de la féminité.

Higgins (1996) argumente que le sexe de l’individu fournit l’une des caractéristiques les plus facilement observable et constitue un déterminant social saillant. Par conséquent, les rôles de genre sont automatiquement activés par des signaux reliés au sexe de l’individu. Des attentes et rôles sociaux sont alors attribués à l’individu par autrui. La plupart de ces attentes sont normatives, dans la mesure où elles décrivent des qualités et comportements perçus comme étant désirables de la part de chaque sexe (Eagly et Karau, 2002). Les hommes et les femmes seraient motivés à agir en fonction des attentes sociales liées à leur genre.

Les rôles de genre possèdent, en outre, une autre caractéristique fondamentale. Ils ne sont pas cantonnés aux échanges sociaux de la sphère extra-professionnelle ni ne sont laissés à la porte des organisations. Ils y font aussi leur place. Ils s’avèrent si puissants et si stables qu’ils s’insinuent dans la sphère professionnelle. Gutek et Morasch (1982) soulignent que le rôle de genre déborde (spillover) sur le lieu de travail. Ridgeway (1999) va plus loin en défendant l’idée que le genre fournit, implicitement, une « identité au travail ». Il nous parait important de nous attacher à comprendre ce qui est à l’origine de ce mécanisme.

II.1.1.4 L’importance de la socialisation primaire dans l’acquisition des rôles de genre Pour mieux comprendre leur mécanisme et leur puissance au sein de la sphère professionnelle, il est indispensable de comprendre d’abord comment ces rôles de genre s’élaborent dans la sphère sociale extra-professionnelle. Ils résultent d’un processus long et progressif. Ils commencent à être acquis dès la petite enfance (socialisation dite primaire) et continuent de s’élaborer tout au long de l'enfance et de l’adolescence. L’école contribue à la reproduction des rôles sexués. La famille, "comme lieu de socialisation", est un lieu d’apprentissage et d’intégration des rôles de genre. Comme l’indique Goffman (2002) : "chaque sexe devient un dispositif de formation pour l’autre sexe, dispositif qui s’introduit au cœur de la maison". À

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travers le processus de socialisation, tant les femmes que les hommes intègrent les normes et attentes de leur environnement à propos des comportements dits masculins ou féminins. Tout au long du développement de l’individu et du processus de socialisation, des mécanismes de contrôle social quotidiens, informels et puissants garantissent une conformité aux rôles de genre, c'est-à-dire des comportements, attributions ou activités spécifiquement masculins ou féminins. La sphère familiale joue donc un rôle important dans la différenciation des sexes, de manière précoce et continue. Les attitudes et dispositions apprises dès le plus jeune âge sont tenaces et deviennent partie intégrante de la personne. Un certain nombre de théories de la socialisation, d’inspiration essentialiste, font une place importante à la socialisation primaire (Chodorow, 1989 ; Gilligan, 1982). Ainsi, les femmes sont vues comme ayant « des capacités et des besoins relationnels ainsi qu’une définition psychologique du soi-dans-la-relation (self-in-

relationship) qui les prédisposent au maternage » (Chodorow, 1989).

De son côté, Gilligan (1982) développe une théorie des voix morales des femmes et des hommes : les femmes privilégient le soin, la responsabilité, le souci envers la souffrance d’autrui. Les hommes, eux, privilégient la justice, l’égalité des droits, l’application impartiale des règles et la responsabilité envers un code abstrait de conduite. Gilligan (1982), citée par Maupin et Lehman (1994), affirme que, du fait d’une socialisation différente, les femmes ont développé des qualités relationnelles (communication, écoute, sens de la coopération et du travail en réseau) qui peuvent contribuer à transformer les organisations. Ces théories ont subi de vives critiques parce qu’elles mettent l’accent sur la socialisation primaire au détriment de la socialisation secondaire et de façon plus générale au parcours professionnel et de vie (Alvesson et Billing, 1997). C’est à dire qu’elles insistent sur l’acquis au détriment de la construction du genre.

II.1.1.5 Les conflits de rôles

Nous avons insisté sur la pluralité des rôles qu’un individu peut exercer. Ces rôles peuvent relever tant de la sphère professionnelle (l’exercice d’un métier) que de situations extra- professionnelles (la parentalité par exemple). Si l’on considère ces rôles comme simplement juxtaposables, actionnables et endossables successivement et mécaniquement, il n’y a pas de problématique de conflits de rôles. Mais, comme le note Dubar (2007), les rôles sont distincts : - des rapports aux rôles,

- de la place qu’ils occupent dans le Soi (identité personnelle, pour soi), - de leurs modes de gestion.

Le conflit de rôles émerge en fait du rapport qu’un individu entretient avec les différents rôles qu’il endosse, c’est à dire de la perception qu’il a des différents rôles qu’il est amené à jouer. Le conflit de rôles relève d’une perception, d’un sentiment, donc il a un caractère éminemment

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subjectif. Un conflit de rôles peut émaner d’une perception négative, d’une inadéquation ou d’une incompatibilité entre plusieurs rôles. Il dépend du rapport que l’individu entretient avec les différents rôles endossés. En fonction de son cadre de référence ou de ses valeurs personnelles, un individu pourra ou non percevoir un conflit de rôles. Différents individus endossant les mêmes rôles objectifs peuvent avoir une perception différente de leurs rôles et par conséquent des conflits de rôles qu’ils peuvent engendrer. Compte tenu de sa nature perceptuelle, le conflit de rôles est un phénomène individuel. Toutefois, cette analyse n’est pas incompatible avec l’existence de conflits de rôles-types. Du fait que les rôles sont cadrés par autrui, on peut estimer que les conflit de rôles qui surgissent comportent une forte similarité et convergent. La littérature a d’ailleurs mis en évidence un certain nombre de conflits de rôles caractéristiques vécus par les professionnelles de l’audit et que nous allons successivement développer.

II.1.2 Conflictualité de rôles chez les auditrices

Pour les auditrices, les rôles de genre sont à l’origine d’attributs spécifiques, d’attitudes et de comportements attendus au travail. Ces rôles de genre qui assignent une place à la femme et à la féminité peuvent entrer en résonnance avec l’exercice d’une profession perçue comme masculine. Ainsi, même si elles possèdent le titre et le statut objectif d’auditrice, elles peuvent avoir le sentiment de ne pas être à leur juste place. La dissonance entre ces rôles vient de la non-adéquation perçue à la norme de référence professionnelle bâtie à partir d’un référentiel masculin.

Comme l’ont montré Reed et al. (1994), les femmes professionnelles subissent une pression sociale et organisationnelle plus importante que les hommes par le fait qu’elles doivent assumer des rôles qui sont conflictuels. Les tensions se révèlent au carrefour ou à l’interface du modèle de rôle de « bon professionnel » défini selon un référentiel masculin et des rôles de genre féminin c’est à dire l’ensemble des attentes sociales liées à leur sexe et qu’elles ont elles-mêmes intégrées.