• Aucun résultat trouvé

Un changement d’échelle : étudier « l’ordre de l’interaction »

Section II.1 Les conflits de rôles

III.2.4 Potentiel explicatif de l’Interactionnisme Symbolique pour nos travaux

II.2.4.1 Un changement d’échelle : étudier « l’ordre de l’interaction »

Goffman se focalise sur l’observation des scènes de face à face de la vie quotidienne. Elles constituent l’objet central de ses recherches. Il développe ainsi une approche de la réalité sociale en situation. Il définit une situation sociale comme « un espace physique […] où toute personne qui s’introduit se trouve exposée dès son entrée à la présence immédiate d’une ou plusieurs autres personnes […] » (Goffman, 2002). Ce faisant, il nous invite à procéder comme lui, à changer d’échelle d’observation et d’analyse et à développer une sensibilité envers la situation d’interaction. Il nous aide à comprendre l’intérêt d’aborder les mécanismes et pratiques organisationnelles des firmes d’audit à une échelle microsociale, en nous intéressant à « l’ordre de l’interaction ».

Outre le travail technique, les interactions avec le client constituent en effet une partie importante des activités de l’auditeur. Considérant l’ensemble des échanges entre auditrices et clients, nous pouvons qualifier auditeurs et clients d’ « interactants » au sens goffmanien, c’est à dire liés par des interactions. Toutefois, du fait de leur caractère « terre à terre », ordinaire, trivial, ces interactions pourraient ne pas retenir l’attention du chercheur. A travers les travaux de Goffman, nous comprenons que toute situation d’interaction, la plus banale, la plus courte ou ténue mérite étude : c'est un espace de production de sens entre interactants. A ce titre, elle mérite toute l’attention du chercheur.

Une telle approche ouvre des questionnements particulièrement intéressants pour un métier comme l’audit légal. Nous pouvons en effet transposer les problématiques d’interactions sociales évoquées par Goffman aux interactions professionnelles entre auditrice et client. Ceci nous invite à examiner de près les contextes de socialisation, l’ensemble des interactions entre auditeurs et auditrices mais surtout les interactions, très investies, avec les clients. Elle nous permet d’envisager le travail d’audit dans sa dimension de terrain et de réaffirmer son importance face au discours managérial sur le client. Elle nous invite à nous éloigner du travail prescrit tel qu’il est véhiculé par les firmes d’audit pour nous consacrer au travail réel avec et chez le client.

Cette approche nous permet ainsi de poser un éclairage renouvelé sur les interactions entre auditrices et clients. En effet, une telle perspective :

- déplace l’angle d’analyse de l’intérieur de la firme vers l’extérieur, à savoir le client. Cette approche nous conduit à explorer un autre territoire différent de l’intérieur (la firme d’audit) mais aussi plus complexe, multiple et changeant du fait du nomadisme de l’auditeur.

- accorde toute son importance à la dimension relationnelle et interactionnelle du travail de l’auditrice en clientèle

169

- déplace l’angle d’analyse du modèle de rôle et du discours sur les rôles à tenir vers les individus eux-mêmes, à savoir la façon dont ils gèrent ces rôles en situations d’interactions. Il nous permet aussi de comprendre que la gestion des conflits de rôles n’est pas seulement un travail sur soi mais qui se réalise dans les interactions avec le client.

III.2.4.2 Un changement de perspective : l’examen du jeu interactionnel des acteurs

Comme l’a mis en avant Goffman dans ses ouvrages, la maîtrise des impressions passe par une discipline que les acteurs doivent intérioriser, qu’il s’agisse du texte (le verbal), des attitudes, des comportements, des émotions ou encore de la gestuelle (le non verbal). Pour maîtriser les impressions, le respect d’une « étiquette professionnelle» (Goffman, 1973a) s’avère indispensable. C’est moins la question de l’authenticité du personnage qui est en jeu, que la volonté de ne pas trahir sa figuration, ne pas contrevenir à une présentation de l’acteur sur scène et dans son rôle. La métaphore théâtrale employée par Goffman nous aide à comprendre l’importance et la place particulière des interactions dans un métier dont l’une des clés est de travailler avec et chez le client. Sur le terrain, face au client, l’auditeur joue sa légitimité. A ce titre, l’exercice du métier requiert, dans le jeu interactionnel avec le client, de créer une apparence physique et corporelle observable par le client, de conduire un travail de représentation. Conformément à la perspective goffmanienne, on peut identifier la composante scénique et dramaturgique de l’audit légal et l’envisager comme un métier « de performance ». Le concept de performance est envisagé ici comme un processus opérant dans les situations de coprésence professionnelles sur lesquelles existe un enjeu spécifique : celui de la maîtrise et du contrôle des impressions vis à vis d’un public.

A propos de ce travail de représentation, Goffman insiste sur deux points importants qui sont peu développés dans la littérature et qui, à la fois, renforcent et nuancent ses propos. Il s’agit de la présence corporelle, contrainte première des interactions en face à face, et de la distance au rôle, marge de manœuvre et espace de liberté de l’acteur.

En s’intéressant aux interactions en face à face, Goffman intègre les dimensions verbales et non verbales des interactions. Cette façon de procéder est très intéressante pour nos développements. En mettant en avant la corporéité des interactions, il nous permet de comprendre que les auditrices sont exposées de par leur présence corporelle vis à vis du client. Il nous permet de comprendre l’importance de cette dimension pour les auditrices qui est souvent occultée par la recherche croisant genre et audit. Il nous permet d’envisager des liens entre tenue des rôles et corporéité des interactions.

Le deuxième aspect de la théorie de l’Interactionnisme Symbolique sur lequel nous souhaitons insister concerne la distance au rôle. Goffman a abondamment utilisé la métaphore de la représentation théâtrale pour étayer ses analyses. Néanmoins, peut être pour prévenir une

170

lecture hâtive de ses travaux, Goffman précise, dès le début des années 1970, dans un ouvrage qui rassemble ses analyses théoriques, que « le monde ne se réduit pas à une scène, et le théâtre non plus.» (Goffman, 1974). En effet, s’il puise des ressources conceptuelles dans les métaphores de « scène », « acteur », « rôle », « public », « coulisse » ou encore « mise en scène », Goffman ne cède pas pour autant à la facilité du transfert des notions. Il en tire des principes dramaturgiques pour imager ses analyses mais ne limite pas la vie à une scène et les individus à des acteurs tenus par leurs rôles. Au contraire, il met en évidence la liberté possible et la marge de jeu possible des individus entre l’exercice de différents rôles. Il nous rappelle, par exemple, qu’un acteur ne connaît pas nécessairement toutes les indications, directives et aspects liés à son rôle. Il met en évidence l’existence d’une grande part d’improvisation et donc de liberté personnelle.

Pour étayer ses propos, Goffman développe la notion de role distance qui est la possibilité laissée à l’acteur de ne pas s’identifier intégralement à son rôle. Ce concept lui permet de nuancer ses analyses. Cette reconceptualisation du rôle s’effectue à partir du jeu qui peut exister entre conduite prescrite et conduite effective d’un acteur. Ce phénomène de distanciation traduit, de la part de l’acteur, un refus du soi officiel produit par le rôle. C’est la personne qui, derrière le personnage, transparait alors.

III.2.4.3 Un changement d’approche : les interactions hommes-femmes comme expression d’un ordre de genre

Dans sa préface à l’ouvrage de Goffman, Zaidman (2002) n’hésite pas à affirmer que Goffman propose « une description concrète du système de relations entre les sexes ». Cette expression de système est d’une grande importance. En réalité, Goffman n’emploie pas le mot de système mais, alternativement, les termes de code, ordre, croyances ou pratiques pour sa démonstration. Toutefois, c’est bien une description des rapports sociaux de sexe en termes de système qu’il réalise. Il décrit le sexe comme la base d’un code fondamental, « code conformément auquel s’élaborent les interactions et les structures sociales » (Zaidman, 2002). Goffman fait l’hypothèse que le sexe et les relations de sexe sont codifiés de façon à maintenir un ordre social. Toujours sans nommer un « système », l’auteur explique que cela « suppose tout un ensemble intégré de croyances et de pratiques sociales ». Ces croyances en des différences « naturelles » entre hommes et femmes sont à la fois injustifiées et constamment renforcées par les pratiques quotidiennes. Il s’attache à en décrire le fonctionnement concret et quotidien. Ainsi, apparaît progressivement un système auto-entretenu, avec ses fondements (croyances) et ses outils (rituels d’interaction, sanctions).

De même que l’espace public ou professionnel est sexuellement structuré, toute interaction qui y prend place l’est aussi. Les travaux de Goffman, parce qu’ils s’intéressent aux dimensions interactionnelles produisant l’ordre de genre, nous invitent à examiner de près les activités relationnelles entre auditrices et clients. Les travaux de Goffman nous aident à être attentifs à ce

171

qui relève des pratiques genrées qui se manifestent lors des interactions entre auditrice et client. Ils nous aident à identifier des éléments isolés et à les rapprocher, les intégrer entre eux. Il nous invite à établir des liens et des correspondances. A l’aide de ce changement d’échelle, l’éclairage interactionniste apporte une compréhension fine de la complexité des mécanismes qui reproduisent le genre. Ils montrent la pertinence de penser le genre dans une perspective à la fois relationnelle et dynamique. Dans cette perspective, l’appartenance à une classe de sexe se joue et se rejoue en permanence dans les interactions : le genre est toujours en train de se faire, de s’actualiser dans le cours quotidien des activités et des relations professionnelles. Cette analyse nous permet de mieux cerner la position des auditrices en situation d’interaction professionnelle avec des clients. Ces interactions sont d’ordre professionnel mais dans la mesure où l’ordre de genre n’est pas laissé à la porte des organisations, il nous importe de comprendre comment le genre s’insinue dans ces interactions et les tensions de rôles qu’il induit chez les auditrices.

III.2.4.4 Performativité des interactions entre auditrices et clients

Les développements qui précèdent nous permettent d’entrevoir la dimension performative des interactions. Le concept de performativité a fait l’objet de nombreuses définitions. Il a été étudié par de nombreux auteurs, dont Goffman. Goffman n’a pas abordé directement le concept ni n’en a donné de définition précise (Diedrich et al., 2013). Toutefois ses travaux sur les interactions ont largement contribué à explorer et comprendre ce concept. L’usage de la métaphore thâtrale (qui sous-entend un accord entre acteurs et public sur leurs rôles réciproques) permet de comprendre comment tout concourt à ce que les propos des acteurs produisent la réalité. Les situations d’interactions peuvent être appréhendées comme des espaces dynamiques de co-construction de sens entre un acteur et son public.

Les interactions entre auditrice et client ont la possibilité de créer la réalité. Elles ont un caractère performatif dans la mesure où s’y expriment à la fois le dire et le faire (Diedrich et al., 2013). Au cours des interactions, le client exprime des attentes concernant la façon dont l’auditrice devrait assumer sa mission et réaliser son travail tant sur le plan technique que relationnel. Le client développe une capacité à influencer les croyances, les attitudes et les actions de cette dernière. En exprimant (au sens verbal et non verbal) des attentes sur le rôle à tenir, il influence l’auditrice sur sa façon d’endosser le rôle de professionnelle. Le client influence la façon dont l’auditrice endosse ce rôle. En regard, l’auditrice va aussi développer une capacité à influencer les croyances, les attitudes et les actions du client.

Plusieurs hypothèses sont à investiguer : les interactions avec le client font-elles surgir, les conflits de rôles, les transforment-elles, les alimentent-elles ou, au contraire, les réduisent-elles et de quelles façons ?

172

Conclusion de la section III.2

La seconde section de ce chapitre a été consacrée à la présentation de la théorie de l’Interactionnisme Symbolique. Nous en avons présenté les concepts de base et avons mis en évidence les différents volets de cette théorie. Nous montrons comment, en travaillant à partir d’un élément ténu, ordinaire et trivial - l’interaction- Goffman parvient à dérouler le fil de tout un ensemble de réflexions structurées sur l’ordre social. Nous montrons que ce sont surtout les aspects de sa théorie relevant de la dimension théâtrale et de la gestion des impressions qui ont interpellé les chercheurs en audit et en audit et genre. De notre point de vue, d’autres pans de sa théorie méritent d’être exploités et nous les exposons. Nous estimons qu’ils sont en mesure d’alimenter nos propres travaux en renouvelant le regard que l’on peut porter sur la problématique des conflits de rôles des professionnelles de l’audit. Ils proposent en effet un triple changement stimulant : changement d’échelle, de perspective et d’approche. L’intêrêt qu’a affiché Goffman pour la performativité des interactions nous conduit à intégrer cette approche dans l’analyse de nos résultats de terrain.

173

Conclusion du chapitre III

Au sein de ce chapitre, nous avons mobilisé et discuté plusieurs cadres pertinents pour approfondir notre compréhension des conflits de rôle. Les différents développements menés dans ce chapitre nous permettent tout d’abord de montrer l’intérêt de puiser dans la sociologie pour définir notre cadre théorique. De nombreuses théories existent et semblent à même de pouvoir constituer des référents théoriques pertinents pour la conduite de nos recherches. Les théories fonctionnalistes sont largement exploitées pour étudier les comportements des acteurs au sein des organisations. Or, elles révèlent un certain nombre de faiblesses ainsi qu’un potentiel explicatif limité quant à notre question de recherche. Leur approche uniformisante et statique est en profonde contradiction avec notre démarche interprétative et notre vision du genre comme un processus de construction sociale.

Après avoir examiné les théories fonctionnalistes et exposé leurs limites, nous faisons le choix de prendre nos distances vis à vis d’elles. Notre choix, argumenté, se porte sur l’Interactionnisme Symbolique qui constitue notre référent théorique pour la seconde partie de notre travail. Ce choix peut être sujet à caution dans la mesure où les travaux de Goffman ont été fortement exposés à la critique sur trois aspects. D’une part il s’intéresse aux interactions quotidiennes, à la vie de tous les jours, micro-évènement banals dont on peut douter de la pertinence. D’autre part, il a l’ambition de bâtir une théorie en prenant un repère daté et limité : les gens de la rue, l’américain moyen des années 1950-1960. Enfin, il n’est pas très prolixe sur sa méthodologie d’accès au terrain.

En dépit de toutes ces faiblesses qui ont alimenté la critique de ses travaux, l’Interactionnisme Symbolique offre un cadre d’analyse riche et souple qui permet de saisir trois objets au cœur de notre recherche : le rôle, l’interaction et le genre. Il nous permet de les appréhender isolément mais aussi et surtout d’en proposer des « combinatoires » telle que rôles de genre ou dimension théâtrale des interactions.

L’ambition de Goffman n’est pas d’élaborer une théorie générale du monde social, elle est plus modeste : celle de fournir des éléments de compréhension de situations-clefs que nous rencontrons quotidiennement. Goffman ne propose pas de typologie, de cadre strict. Il propose des concepts souples qui s’appuient sur des métaphores expressives donnant au premier abord une impression de simplicité et d’évidence. C’est en partie cela qui peut expliquer l’attrait et la renommée de ses travaux. Mais, en même temps, il s’avère que ce choix induit un travail plus complexe pour le chercheur car il doit sélectionner ce qu’il retient de sa théorie.

L’usage de l’Interactionnisme Symbolique dans les travaux croisant audit et genre nous indiquent qu’il constitue un cadre théorique valide pour traiter de notre propre problématique. Ce cadre théorique s’avère pertinent pour nourrir des études empiriques sur le comportement des individus au travail afin de cerner leurs rôles dans un contexte particulier. Il propose une

174

alternative aux façons habituelles de faire de la recherche dans ce champ. De plus, il prend en considération les interactions entre les individus qui influencent de façon marquée les rôles joués.

C’est en fait bien plus que des concepts et une théorie que nous apporte Goffman, c’est une démarche globale et surtout une façon d’observer : sur quoi porter notre regard, à quoi s’attacher et comment faire le lien entre les différents éléments recueillis lors de ces observations.

L’Interactionnisme Symbolique présente un potentiel explicatif intéressant. Il constitue un cadre d’analyse théorique prometteur pour cerner et comprendre la perception des auditrices à l’égard des rôles qu’elles endossent. Il nous aide à appréhender les pratiques de gestion de rôles conflictuels qu’elles mettent en œuvre dans le cadre des situations d’interactions avec le client. Ce cadre théorique propose d’adopter un point de vue (re)socialisant et contextualisant des acteurs qui est en rapport avec notre problématique. Il permet de poser des questions qui seraient irrecevables dans une optique normative, et contribue par conséquent à la construction d’un autre regard sur l’objet de recherche.

À la lumière de ce qui précède, il s’avère que la perspective interactionniste est en mesure de fournir une réelle contribution à la conduite de nos travaux. Nous préférons toutefois utiliser les termes de référent théorique ou d’orientation théorique plutôt que de cadre théorique qui pourrait laisser penser que notre propos est de valider une théorie. Notre propos est de mobiliser certains aspects de cette théorie pour comprendre notre terrain et générer de nouvelles contributions théoriques.

175