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Le postulat de neutralité : un défi à penser le genre

Section I.1 Audit et genre : les grandes caractéristiques de la recherche

I.1.1 Un premier regard sur une vaste notion : le genre

I.1.3.1 Le postulat de neutralité : un défi à penser le genre

Plusieurs tentatives d’explication peuvent être avancées pour tenter d’expliquer le peu d’attrait de la recherche académique pour les questions de genre. Les raisons pour lesquelles le genre est peu investigué peuvent tenir à la complexité de la notion et à ses multiples définitions, aux débats de fond sur la notion elle-même (il continue à faire l’objet de vastes débats et est contesté au sein même de la communauté scientifique française), en particulier dans les disciplines dites dures ou rationnelles. L’on peut aussi mettre en avant la dimension politique du genre, le choix d’étudier le genre étant un choix politique comme le choix de l’ignorer (Alvesson et Billing, 1997). Toutes ces raisons se cumulent et se renforcent mutuellement, conduisant au fait que c’est un véritable défi intellectuel de penser le genre. Mais la difficulté à penser le genre est encore plus grande, à notre avis, lorsque l’on s’attache à le faire dans une discipline qui autoproclame sa neutralité (Dambrin et Lambert, 2012) et la met en avant comme postulat. Le postulat de neutralité qui prévaut au sein du courant dominant de la recherche pourrait constituer un élément majeur d’explication. Après avoir explicité et positionné ce concept de neutralité au sein de la littérature en audit, nous examinerons dans quelle mesure la neutralité au sens d’auditeur-professionnel asexué, constitue une barrière aux travaux croisant genre et audit.

I.1.3.2 Le postulat de la neutralité dans la littérature traditionnelle

Le courant traditionnel dominant (ou « modèle » dominant) de la recherche en sciences de gestion se fonde sur un certain nombre de postulats fondateurs : ordre et régulation, objectivation et neutralité. A notre surprise, nous avons trouvé peu d’éléments au sein de la littérature à leur propos. Les « postulats implicites » de la comptabilité sont évoqués par Dambrin et Lambert (2006) dans leurs travaux croisant comptabilité et genre. Zarlowski (2012), dans ses travaux sur les enjeux méthodologiques et paradigmatique de la recherche en Comptabilité, Contrôle et Audit, évoque « le postulat de technicité, de neutralité et d’universalité » comme dominant la recherche jusqu’au début des années 1970. En contrôle de gestion, sous-discipline de la comptabilité, les postulats de rationalité, neutralité et objectivité sont qualifiés par Morales et Sponem (2009) d’ « impensés des recherches traditionnelles ». Le qualificatif d’ « implicite » et le terme d’ « impensé » employés par ces chercheurs montrent à quel point il semble inconcevable de soumettre ces postulats à un quelconque questionnement. Le postulat de neutralité, commun à ces trois champs de recherche que sont la Comptabilité, le

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Contrôle et l’Audit ne se prête donc pas au questionnement, à la discussion et encore moins à une remise en cause au sein du courant dominant de la recherche.

Au sein du courant traditionnel dominant, la neutralité est évoquée et mise en avant, mais sans que le terme soit préalablement explicité, défini. Aussi, nous n’avons pas trouvé de définition précise de ce terme dans la littérature en Comptabilité, Contrôle et Audit. Cette absence d’explicitation pourrait émaner du fait que ce concept fondateur est tenu pour une telle évidence qu’il est inutile de l’expliciter. Cela peut aussi être l’expression de la difficulté à le définir exactement. En effet, on ne trouve pas une définition générale mais des définitions, chacune applicable à un domaine spécifique (physique, chimie, droit, psychanalyse, grammaire, linguistique,…). Cela met en évidence que le neutre ne peut se résumer à une seul idée, qu’il est multiple. On peut donc tenter d’appréhender ce concept de neutralité d’une autre façon : en réfléchissant aux différentes significations que lui donne l’audit. C’est cette seconde approche que nous retenons.

La neutralité de l’audit renvoie à une multitude de sens. Elle renvoie d’abord au nombre comptable, appréhendée comme la « représentation la plus fidèle possible « (Morales et Sponem, 2009) de la réalité économique et financière mais aussi à la norme comptable et à la norme d’audit. De cette neutralité du chiffre et de la norme découle la neutralité de l’opinion exprimée. Elle fait référence à l’objectivité et l’impartialité des opinions d’audit sur la base de preuves et faits collectés sur le terrain ; le jugement d’audit est appréhendé comme « un calcul délibératif froid, un processus strictement cognitif » (Guénin, 2008). La neutralité relationnelle de l’auditeur, quant à elle, constitue un gage d’indépendance vis à vis du client et de façon plus générale des intérêts particuliers et partisans. Sur le même registre, la neutralité comportementale renvoie à l’absence de subjectivité, d’émotion, de sentiment, d’affect (Guénin, 2008), enfin de tous biais personnels. Pour finir, la neutralité de l’auditeur en tant que professionnel asexué ni homme ni femme, renvoie à l’étymologie latine du mot (neuter, ni l’un ni l’autre formé de ne, adverbe de négation et uter, l’un des deux). Cette neutralité de genre de l’audit a longtemps constitué le discours dominant typique au sein de revues nord-américaines les mieux classées du champ comme the Accounting Review (Dambrin et Lambert, 2012). On la retrouve dans les propos de certains chercheurs qui au sein de ces revues vantent les vastes opportunités de carrière qui s’offrent, sans distinction de sexe, à toutes celles et ceux qui ont les aptitudes et les caractéristiques personnelles pour réussir (Beights, 1954).

Ainsi, nous avons pu identifier cinq dimensions de la neutralité : neutralité de la norme d’audit, neutralité de l’opinion exprimée, neutralité relationnelle, neutralité comportementale et neutralité de sexe et de genre. Nous constatons que cette neutralité « imprègne » toutes les dimensions de l’audit. Elle se veut multidimensionnelle, transversale, globale, absolue et vise l’ « universalité » (Morales et Sponem, 2009). Ce développement sur les différentes acceptions du terme met aussi en évidence une gradation qui mène de la norme d’audit à l’auditeur lui- même. En effet, la neutralité du chiffre et de la norme conduit à envisager la neutralité de

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l’auditeur. La norme d’audit, neutre et impersonnelle, aurait « déteint » en quelque sorte sur l’auditeur lui-même. En qualifiant les normes d’audit de neutres, on fait de leurs dépositaires, les auditeurs, des agents neutres. Ainsi, nous pouvons constater que cette approche relève d’un idéal positiviste de la comptabilité. Cet idéal est questionné dans le cadre d’approches alternatives, dites critiques, qui se sont développées autour de ces « postulats cachés » (Morales et Sponem, 2009) considérés comme des évidences.

I.1.3.3 Le postulat de la neutralité questionné par la pensée critique

La neutralité est très peu, voire pas du tout, évoquée dans les travaux positivistes car il s’agit d’un postulat implicite. De façon paradoxale, ceux qui évoquent la neutralité dans leurs travaux sont, en fait, ceux qui la questionnent. Les ancrages paradigmatiques ne sont pas neutres pour le développement des connaissances : ils peuvent le favoriser ou, au contraire, le scléroser (Zarlowsi, 2012). En appréhendant l’auditeur comme un professionnel asexué, le courant dominant a sciemment occulté, éradiqué la question du genre, en a fait un « non-sujet ».

Au contraire, d’autres chercheurs déclarent appréhender la recherche critique avant tout comme « un dévoilement, une explicitation de postulats cachés » (Morales et Sponem, 2009). Le propos de la pensée dite critique est de « questionner l’image de la comptabilité comme une technique neutre » (Gendron et Baker, 2001). L’examen de la comptabilité a à travers le prisme du genre est un moyen de questionner cette « posture illusoire » (Dambrin et Lambert, 2012) et de contribuer à « déconstruire les postulats implicites de la comptabilité » (Dambrin et Lambert, 2006).

La neutralité constitue d’une certaine façon, une barrière mentale et intellectuelle à nos travaux ; c’est une redoutable arme qui empêcherait de penser le genre. En jouant sur cette neutralité « auto-proclamée » (Dambrin et Lambert, 2012) toute tentative d’envisager le genre en audit est balayée d’un revers de main. Aussi, pourrait-on estimer, comme le fait Ciancanelli (1998), que cette neutralité serait en réalité au service d’une idéologie visant à exclure le genre de tout examen des phénomènes organisationnels de l’audit.

I.1.3.4 Légitimité des recherches croisant audit et genre

En dépit de cette entrave à penser le genre, les travaux croisant audit et genre menés depuis les années 1980 ont montré la légitimité et la pertinence de ce champ de recherche. De façon générale, la littérature a porté son attention sur les difficultés et les obstacles rencontrés par les femmes au sein de la profession. Les outils de la comptabilité ont été analysés comme des moyens de perpétuer les inégalités de genre (Tinker et Neimark, 1987 ; Adams et Harte, 1998). Dès la fin des années 1980, un certain nombre de travaux ont mis en évidence la nature genrée des firmes d’audit (Hopwood, 1987 ; Lehman, 1992 ; Kirkham et Loft, 1993 ; Maupin et

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Lehman, 1994 ; Fogarty et al. 1998). La littérature sur le genre en audit a, au cours des décennies passées, tenté de répondre à plusieurs questions successives qui sont autant d’étapes dans la compréhension des phénomènes de genre. Elle s’est intéressée au « quoi » et a mis en évidence un certain nombre de phénomènes (pratiques de ségrégation genrée au sein de la profession). Puis est venu un autre questionnement : le « pourquoi », à savoir la recherche d’explications et de « démontage » de ces phénomènes (les enjeux de la domination genrée). Ainsi, les recherches empiriques se sont concentrées sur l’explication des facteurs déterminant la rareté des professionnelles comptables au sommet de la hiérarchie (Dambrin et Lambert, 2006). Est ensuite venue la question du « comment », celle qui fait l’objet d’un certain nombre de travaux dont le nôtre : après avoir mis en évidence les mécanismes, essayé de les comprendre et de les démonter, la recherche se tourne vers la femme en tant que sujet pour tenter de comprendre la façon dont elle évolue et se construit au sein de ces organisations, en dépit des barrières liées au genre. Cette question de la gestion des conflits de rôles des auditrices qui est la nôtre est donc d’abord le fruit d’une progression, d’une avancée dans le temps et d’une curiosité croissante vis-à-vis de la thématique du genre. Elle est aussi l’expression d’une certaine maturité et d’une prise de recul de la recherche dans la mesure où elle positionne la femme en tant que sujet actif qui se construit lui-même et n’est pas entièrement déterminé par son environnement. Par l’interdisciplinarité qu’elle induit, elle devrait enfin constituer une thématique riche et prometteuse.

Toutefois, cette progression dans les questionnements (du quoi vers le pourquoi et du pourquoi vers le comment) ne doit en aucun cas donner l’illusion que les problématiques sont réglées progressivement et mécaniquement les unes après les autres pour les femmes au sein de la profession. Les travaux croisant genre et audit continuent, près de 30 ans après les premiers travaux anglo-saxons, à mettre en évidence toute la difficulté pour les auditrices à se construire une carrière et à évoluer professionnellement.

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Conclusion de la section I.1

Les développements de la première section de ce chapitre permettent d’exposer les difficultés auxquelles se heurte l’exposé de notre problématique et sa résolution. Cette section a permis de présenter le concept de genre, d’en exposer notre vision et de montrer combien il est complexe et porteur d’enjeux. Elle a permis de caractériser la recherche croisant audit et genre comme un champ de recherche qui demeure marginal, dominé par la pensée anglo-saxonne et souffrant du silence académique français. Elle a enfin été l’occasion d’interroger le postulat de neutralité en Comptabilité et Audit. Ce postulat constitue un défi et une barrière à penser le genre en audit. En donnant l’illusion d’un espace asexué, ce postulat tend à faire de notre problématique de conflits de rôles des auditrices un non-sujet. Il nous faut donc prendre nos distances vis-à-vis de ce postulat pour poursuivre la construction de notre grille d’analyse. Par cette mise à distance du postulat de neutralité de l’audit, nous confirmons le positionnement critique de nos travaux.

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Section I.2 Féminisation de l’audit : des processus successifs de marginalisation

Tant l’histoire des femmes en comptabilité que les statistiques actuelles de la profession nous renseignent sur les processus de ségrégation genrée toujours actifs à l’encontre des femmes, la ségrégation horizontale ayant fait place à la ségrégation verticale. En allant puiser à ces deux sources d’informations, nous affinons notre compréhension de ce qui caractérise le parcours des femmes, les difficultés qu’elles rencontrent et les tensions qu’elles vivent pour évoluer au sein de la profession.