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Section I.1 Audit et genre : les grandes caractéristiques de la recherche

I.1.1 Un premier regard sur une vaste notion : le genre

I.1.2.1 Un champ de recherche encore marginal

Certaines disciplines affichent une dynamique en matière d’études de genre qui contraste avec le faible intérêt de la recherche comptable pour le genre. En France, Dambrin et Lambert (2006) ont mis en évidence la vigueur des travaux sur le genre en Sciences Humaines et Sociales (sociologie ou histoire, par exemple) secteur qui a vu naître les premières gender studies et où elles « constituent un outil de production de connaissance et de renouvellement des savoirs à part entière » (Laufer, Marry et Maruani, 2003) Cette vigueur s’illustre de multiples façons. Le champ des études sur le genre en Sciences Humaines et Sociales dispose de ses propres revues (en France : Travail, Genre et Sociétés ; Les Cahiers du Genre), de ses cursus d’enseignement, de ses séminaires, cours et colloques, organismes de promotion et de financement (comme l’institut Emilie du Châtelet en Ile-de-France), enfin de ses associations (comme le RING ou EFiGiES).

Au sein des recherches en audit, très peu s’intéressent à « l’auditeur au travail » (Guénin, 2008), c’est à dire à la dimension organisationnelle, sociale et humaine de l’audit. Et ceux qui abordent cette thématique, le font généralement de façon asexuée. Le sexe des protagonistes n’est pas évoqué, absent, non pris en compte ; l’homme est censé représenté l’ensemble de la population des auditeurs. La recherche en audit est ainsi marquée par son androcentrisme, à savoir la focalisation sur la condition masculine. Cette focalisation a pour conséquence l’invisibilité des femmes dans la recherche.

Le genre peut, à la rigueur, être appréhendé comme une variable d’étude. Un certain nombre d’études récentes s’attachent à croiser les problématiques d’audit traditionnelles (honoraires d’audit, jeux comptables, qualité de l’audit) et les questions de sexe et de genre, comme le font certains auteurs dans le cadre d’articles présentés aux congrès de l’European Accounting Association. Ittonen et Peni (2009) ont tenté de trouver des corrélations entre le sexe du partner signataire du rapport et le niveau des honoraires d’audit. Dans les pays nordiques, terrain de l’étude, ils ont montré que les cabinets qui avaient des partners femmes facturent des honoraires significativement plus élevés que celles qui emploient des hommes. Un autre papier porte sur les jeux comptables (earning management) et envisage une corrélation entre le sexe du partner signataire du rapport et le degré d’earning management de la société auditée, notamment sous l’angle du rapport au risque. Il met en évidence que les femmes pourraient restreindre les pratiques d’earning management (Niskanen et al, 2009). Un autre encore porte sur la qualité de l’audit en mettant en évidence des différences de qualité perçue de l’audit selon le sexe de l’auditeur (Hardies et al., 2010). Le plus souvent, ces travaux sont conduits via l’exploitation de bases de données et les analyses qui en découlent sont souvent marquées par un rapport d’échelle peu nuancé, les femmes étant « plus… » ou « moins… » que les hommes, le sexe jouant un rôle ou n’en jouant pas.

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Au final, très peu de chercheurs qui envisagent le genre en font le point central de leurs travaux. Le genre peine à pouvoir constituer le cadre théorique d’une recherche académique en comptabilité. La recherche reste peu sensibilisée aux problématiques de genre et les études de genre donnent finalement l’impression d’exister et de se développer en marge de la littérature comptable.

I.1.2.2 La prééminence des études anglo-saxonnes

Dans les revues anglo-saxonnes, le genre dans la profession comptable au sens large a commencé a être étudié dès la fin des années 1980 (Crompton, 1987 ; Hopwood, 1987 ; Tinker et Neimark, 1987 ; Pillsbury et al., 1989 ; Trapp et al., 1989). Les premiers articles dédiés aux questions de genre en comptabilité ont fait l’objet d’un numéro spécial, paru en 1987, de la revue britannique Accounting, Organizations and Society. Cette revue, créée en 1976, constituait un nouvel espace d’expression de la pensée critique en comptabilité. Cette revue a vu le jour sous l’impulsion d’un chercheur d’origine britannique, Anthony Hopwood, qui a soutenu son doctorat à Chicago en 1971, lieu qui constituait à l’époque l’élite de la recherche en comptabilité (Gendron et Baker, 2005). Elle a progressivement fédéré les travaux d’autres chercheurs britanniques, nord-américains et d’Europe du Nord et est parvenue à se hisser (aux côtés de quatre autres revues nord-américaines) dans les cinq revues les plus influentes de son champ de recherche.

Les premières recherches sur le genre, thème longtemps ignoré par les chercheurs, ont bénéficié du support et de la dynamique de cette revue critique. La thématique du genre a suscité l’intérêt de Hopwood (1987), fondateur de la revue, qui déclarait que « le prisme du genre peut être un outil particulièrement utile à celui ou celle qui souhaite analyser la comptabilité au-delà de sa dimension technique ». Le courant dominant n’aurait sans doute pas été accueillant aux études de genre et n’aurait sans doute pas ouvert des possibilités de publication à ces travaux.

Ainsi, la création de cette revue semble avoir constitué une opportunité au niveau académique et scientifique pour les travaux croisant genre et comptabilité. Elle a permis au concept de genre de sortir de sa , de lui donner un essor pour s'affirmer comme un concept dynamique de la recherche scientifique en comptabilité. Elle a, en outre, constitué un gage de scientificité pour ces travaux et leur a donné une exposition, une visibilité et une légitimité internationales. Accounting, Organizations and Society est à ce jour, avec la revue Critical

Perspectives on Accounting, celle qui donne le plus d’espace éditorial aux articles croisant

genre en comptabilité. Ces deux revues représentent, à elles deux, près des deux tiers de la production scientifique sur ce thème (Dambrin et Lambert, 2006). Le corpus anglo-saxon reste « relativement développé » (Dambrin et Lambert, 2006). A ce jour, l’essentiel de la littérature en audit est constituée d’articles publiés dans des revues américaines ou britanniques. Ces

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approches, même si elles bénéficient d’une certaine audience et d’une tradition relativement ancienne dans le monde anglo-saxon, restent toutefois encore méconnues en France.

I.1.2.3 Le silence académique français

La littérature comptable anglo-saxonne domine historiquement les recherches sur le genre. En comparaison, la recherche académique française reste discrète et encore peu fournie. La question du genre est longtemps demeurée un point aveugle de la recherche française en comptabilité. En France, excepté un article de 1998 paru dans la revue Comptabilité-Contrôle- Audit (Hammond, traduction de Pesqueux, 1998), c’est seulement au cours des 15 dernières années que la recherche a abordé en France le sujet de la place des femmes dans la comptabilité et l’audit. Il a fallu attendre les années 2000 pour voir apparaitre de rares recherches sur ce thème. Dambrin et Lambert (2006) soulignent que leurs travaux de recherche théoriques et empiriques croisant genre et comptabilité ont débuté en 1999 et ont fait l’objet de premières publications à compter de 2001. En 2006, elles font encore le constat que la recherche sur le genre en audit, et de façon plus générale en comptabilité, était plus que discrète en France. Dans un article sur les thèmes de la recherche en audit, Mikol (2010) fait le même type de constat en soulignant que le thème des femmes 3comme point central de recherche reste encore « rarissime » en France. S’appuyant sur une analyse des articles présentés au congrès de l’ EAA 2010, il ne note aucun papier français, contre 4 papiers étrangers (un belge, un suédois, un finlandais et un finlando-suédois). Mikol (2010) note aussi que « le thème des femmes » est totalement absent des mémoires d’expertise-comptable.

Les recherches en audit suscitent une appétence modérée de la part des chercheurs et chercheuses. Aussi restent-elles encore modestes en volume en France. Toutefois, depuis quelques années, l’on constate une ouverture progressive du champ de recherche de la comptabilité et de l’audit aux questions de genre en France. Un certain nombre de doctorants et doctorantes en sciences de gestion y consacrent leur thèse (Dambrin et Lambert, 2012). Ces chercheurs gagnent en audience et visibilité dans le monde académique en France et au niveau international, comme l’attestent les parutions successives des articles de Dambrin et Lambert (2012) et de Lupu (2012) dans la revue Critical Perspectives on Accounting. Même s’il est encore trop tôt pour en évaluer l’ampleur et la portée dans l’univers académique, ce frémissement semble prometteur. Comme d’autres auteurs, nous nous voulons confiantes et voulons apporter notre modeste contribution à ce domaine de recherche.

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L’auteur évoque le thème général « des femmes » sans faire de distingo entre ce qui relève du « genre » comme cadre théorique et thématique centrale de la recherche et du « sexe » comme variable d’étude.

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I.1.2.4 Des savoirs encore émergents

A partir d’une analyse de contenu des titres et des résumés d’articles parus dans des revues académiques comptables françaises et anglo-saxonnes, Dambrin et Lambert (2006) ont dégagé 4 grands thèmes de la littérature croisant genre et comptabilité sur la période 1987 à 2005 : – le plafond de verre,

– le développement de la recherche au regard du genre et de la comptabilité, – les problématiques sociétales en lien avec les femmes et la comptabilité, – l’histoire de la profession et sa structuration actuelle.

Toutefois, nous ne pouvons nier les difficultés à traiter du genre et à faire une place aux études de genre au sein de la recherche académique en comptabilité-audit. Elles constituent des recherches relativement récentes, un champ encore jeune, car la question du genre a longtemps été un point aveugle de la recherche en audit, les travaux restant majoritairement axés sur la dimension technique et rationnelle du métier et l’auditeur étant appréhendé comme un professionnel neutre et asexué.

De nombreux auteurs anglo-saxons ont appelé à plus de recherches sur cette thématique du genre en comptabilité (Hopwood, 1987 ; Ciancanelli et al. ,1990 ; Hooks, 1992 ; Kirkham, 1992). Un certain nombre de chercheurs anglo-saxons considèrent que le thème des relations de genre reste ignoré (Loft, 1992), encore limité Kornberger et al. (2010), sous-exploré (under-

researched area) (Anderson-Gough et al, 2005). Kornberger et al. (2010) s’appuyant sur les

travaux de Anderson-Gough et al (2005) et Fogarty et al. (1998), déclarent qu’il existe encore trop peu d’études visant à étudier les relations de genre au sein des Big 4. Dans l’introduction à leurs récents travaux sur le genre, Kornberger et al. (2010) déplorent cette situation en évoquant un manque dans la littérature (a gap in the literature), terme fort et révélateur du chemin qu’il reste à parcourir. Anderson-Gough et al. (2005) mettent en avant toute la difficulté des chercheurs pour accéder aux firmes d’audit et y mener des enquêtes de terrain. Ces dernières sont indispensables pour étudier les micro-pratiques de terrain et mettre en évidence la ségrégation genrée. Ce constat nous conduit bien évidemment, et de façon pragmatique, à enrichir notre revue de littérature et nos réflexions en allant puiser à d’autres sources, d’autres disciplines connexes telle que par exemple les sciences des organisations, de gestion au sens large et du management. Il nous conduit surtout à nous interroger sur ce qui pourrait fondamentalement constituer un obstacle aux études de genre en audit.

I.1.3 La neutralité de l’audit, une barrière aux études de de genre ?

Force est de constater que la dynamique des études de genre en comptabilité et audit ne s’est pas enclenchée. Ce constat est fait par une multitude de chercheurs (Loft, 1992 ; Fogarty et al, 1998; Anderson-Gough et al., 2005 ; Kornberger et al, 2010). A ce stade de nos travaux, des

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questions émergent. Pourquoi si peu d’études en audit ? Les questions d’identité sexuée, de genre, la confrontation du masculin et du féminin n’y auraient elles pas leur place ? Qu’est ce qui entrave cette réflexion ?