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Chapitre 2. Cadre d’analyse : étude des activités sociales en prison

2.3. La parole experte : études sociologiques sur l’enseignement en prison et les détenus - étudiants

2.3.1. Savoirs expérientiels des enseignants

Pour commencer, l’expression savoirs expérientiels bien qu’elle s’appuie sur une littérature non scientifique, renseigne sur la matérialité des murs de la prison. Les savoirs

expérientiels recoupent des informations, dégagent des axes interprétatifs selon le point de

vue de l’enseignant. Cette expression est rattachée également aux propos d’Escande (2007) dont l’idée directrice est que la prison ne peut que s’expériencer61 :

« S’il existe des lieux où le Réel met à mal les attitudes, croyances, postures ou fantasmes que chacun, à la fois, arbore visiblement et se construit psychologiquement, la prison en fait assurément partie. Les rôles professionnels (via les postures et les discours) que l’on présente, la place institutionnelle que l’on se donne, les actes techniques que l’on met en œuvre, les objectifs que l’on se fixe entreront forcément en dialogique directe avec cet environnement si particulier régis par des codes, des règles sociales et langagières, des stratégies de défense individuelles et collectives » (2007 : 1).

En s’adossant à son expérience de psychologue à la maison centrale de Saint-Maur et à celle des autres membres de l’équipe pédagogique, il pose l’expérience de la prison comme n’étant pas seulement liée à l’entrée dans un lieu physique mais aussi à un processus d’individualisation. L’intervenant doit réfléchir à la position à tenir et construire une relation (2007 : 6-7) :

« Les réponses que tout un chacun fabriquera seront orientées par des principes et valeurs personnels, des éléments biographiques et historiques, des pratiques culturelles et organisationnelles issues de leur propre expérience à l’égard de l’institution et du terrain rencontré (...) nous sommes en présence de personnes qui, par leur trajectoire biographique et évènementielle, ont mis en échec, pour une large majorité, l’ensemble des dispositifs sociaux, sanitaires, judiciaires, scolaires que la société civile pouvait/avait à leur proposer. Il s’agit donc à nouveau de tels dispositifs mais de façon adaptée à la population concernée » (p.7).

Son travail est donc pertinent à plus d’un titre. Il part d’abord du principe que le lieu « prison » ne peut pas seulement s’éprouver même s’il en a toutes les caractéristiques

61 L’auteur propose ce néologisme « en référence au verbe anglo-saxon to experience qui se distingue du verbe to experiment ».

et qu’il est également structurellement tendu par des logiques multiples que les recherches sociologiques mentionnées précédemment, mettent en exergue. Puis, il fait remarquer que l’enseignement est un dispositif qui doit être saisi d’après la « nécessité éthique, méthodologique, de partir du terrain », comme l’ensemble des dispositifs dont le but premier n’est pas de garantir la sécurité. Enfin, il distingue le dispositif d’enseignement comme un espace qui permet aux intervenants comme aux détenus, de rendre compte de leurs trajectoires personnelles et de les interroger.

Ensuite, nous remarquons que plusieurs ouvrages traitant de l’enseignement en prison restituent des expériences. Ces travaux multiplient les façons de problématiser l’enseignement en prison que Debardieux, dans la préface de l’ouvrage de Fébrer (2011 : 10), explique ainsi :

« Libres en prison ces enseignants ? Oui, car leur paradoxe est une invention continue de méthodes, de rapports humains, de négociations, et d’expertise professionnelle qui n’avait jamais été écrite ».

Ainsi, parler de son expérience d’enseignant en prison est une forme d’engagement à déchiffrer ce qu’il y a de paradoxal dans l’exercice de ce métier. Sur la base de liens (in) formels et d’un prisme de pratiques, Blanc (2005), Fébrer (2011), Siméon (2012) ou encore Chevandier (2012), tous d’anciens enseignants, restituent des savoirs expérientiels. Autrement dit, ils questionnent, partant de leur vécu professionnel, les pratiques, les logiques, les habitudes qui ont cours en prison. Ces savoirs correspondent à un potentiel d’action en prison. Ce qui suppose de relier la capacité de l’être humain à mobiliser des ressources environnementales et situationnelles et à orienter le produit de ses efforts par rapport aux contingences d’une situation, à la maîtrise du sens commun (Bidet, 2009). Par conséquent, nous choisissons d’appeler savoirs expérientiels, l’entreprise d’écriture et la démarche socio-historique de ces enseignants.

Par exemple, Fébrer (2009), ancien enseignant en prison, interroge de nombreux de ses collègues en prison à propos de leurs pratiques professionnelles tout en s’adossant à son expérience d’enseignant et de directeur adjoint de l’Unité Pédagogique Régionale des services pénitentiaires de Bordeaux. Il décrit un « univers » où enseigner est défini comme

l’entremêlement d’obligations sécuritaires, de résistances et de besoins. Il se donne pour objectif de dresser une « représentation » de la prison par la lecture des recherches et de composer une situation autour de ce qui constitue « l’enracinement de l’enseignement en prison » et le « socle de l’expertise des enseignants ».

Fébrer (2009) procède d’une démarche ethnographique qui soutient une cartographie organisationnelle. L’auteur fait le choix d’une présentation en forme de verbatim, de nombreux extraits d’entretiens réalisés auprès d’enseignants (notamment des RLE) ponctuent son travail. Il explore la dimension pratique du travail de l’enseignant en prison ; les ajustements aux imprévus fondent une expérience sans cesse enrichie, renouvelée qui laisserait envisager l’enseignement en prison comme un « laboratoire d’analyse pour la pédagogie ».

Chevandier (2012) parle de rapports plus égalitaires qu’avec les étudiants à l’université mais des problèmes pédagogiques analogues entre les deux. Ancienne professeur de lettres, Siméon (2012) rapporte sa vision de la prison, dans son ouvrage « Prof chez les taulards ». Elle décrit son expérience d’enseignante en prison à travers les moments de vie en classe avec ses élèves, le sentiment de réconfort qu’elle éprouve à retrouver ses élèves. Son ouvrage est à la fois un hommage aux trente années passées à enseigner en prison et ailleurs et une façon de recouper deux mondes : celui du « dedans » et du « dehors ». Tout comme le fait Leclerc du Sablon (2012) dans un article où elle expose, sous forme d’allers-retours entre histoires anecdotiques et réflexion personnelle, son expérience d’enseignante en maison d’arrêt.

Dès lors, nous pouvons distinguer deux types de savoirs expérientiels :

- les savoirs qui sont directement issus du terrain, restitués sous forme de récits narratifs ou historiques et une fois que la « page prison » est tournée ;

- les savoirs expérientiels en tant que processus social de stigmatisation de la personne détenue. Cette distinction est particulièrement vraie dès lors qu’on s’intéresse à l’enseignement en prison.

2.3.2. Interaction de l’enseignant avec la prison : un domaine