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Chapitre 3. La parole-en-interaction : activités et méthodes convoquées

3.3. Choix des méthodes de recueil et de traitement des données

3.3.3. Méthodes de constitution du corpus

Nous proposons d’élaborer des micro-collections de phénomènes portant sur la relation entre séquences d’actions et activité. Nous choisissons de les appeler des « extraits » de façon à caractériser le lien entre les éléments d’un tout qui consiste en un corpus multi-dimensionnel de séquences interactionnelles particulières et en même temps intrinsèquement liées au terrain investigué. Cette posture méthodologique caractérise plusieurs phénomènes dont il est question dans notre analyse. Nous considérons que cette méthodologie de recherche est une activité sociale à part entière dans le contexte choisi car les participants rendent compte du caractère spécifique du dispositif de recherche instrumenté.

La démarche ethnographique en milieu carcéral est donc définie par une amplification de la pratique d’observation et de celle de participation. Elle privilégie l’accès aux pratiques in situ et qui ne se limite pas aux centres scolaires en prison. Il importe en effet d’investir par nous-même des pratiques de réalisations de supports numériques, des projets, des expérimentations. Notre activité d’enquête est adaptée aux spécificités du terrain. Cependant, les données recueillies montrent que saisir la parole dans l’interaction n’est pas une affaire commune. Et ce n’est pas tant les démarches administratives que les négociations avec les acteurs sur place qui s’avèrent difficiles : la présence d’une caméra en prison est une action constitutive de ce type de terrain et elle fait l’objet de procédures d’amplification de phénomènes (Fabiani, 1992).

Par conséquent, l’enregistrement audiovisuel de la parole-en-interaction est vu comme une activité sociale qui souligne le rapport entretenu par les spécificités du terrain, les données audiovisuelles avec les méthodes de constitution de corpus inspirées de l’AC.

Pour exemple, dans l’un des cours filmés nous observons que l’étudiant positionné face à la caméra frappe entre ses mains à la manière d’un « clap » de cinéma. Manifestant un intérêt au déroulement de l’activité, il est le premier à considérer la caméra comme dispositif de mise en image jusqu’à projeter la présence d’un tiers absent lorsqu’il intervient sur les difficultés qu’il y a à suivre un cours (« les horaires intempestifs ») et à tenir un statut d’étudiant en prison. En dirigeant son attention vers la caméra, l’étudiant détourne en partie l’activité d’enseignement au profit d’une mise en scène.

Dans ce même cours, un autre étudiant placé de profil ne traite pas la caméra. Ce qui est tout aussi remarquable vu la manière dont s’oriente le troisième participant, qui est dos tourné à la caméra. De cette façon, il remplit la fonction contraignante de l’objet. Cet aspect est particulièrement remarquable pour la mise en place de notre méthodologie.

Elle met en évidence les injonctions sécuritaires produites à l’encontre de notre dispositif audiovisuel - les autorisations préalables d’entrée du matériel dans l’enceinte de la prison, le visionnage des enregistrements par les autorités de surveillance et de contrôle de l’établissement pénitentiaire, les consignes relatives à l’emplacement de la caméra dans les salles de classe, la signature d’un contrat qui engage notre responsabilité juridique dans l’exploitation publique et scientifique des données audiovisuels - relèvent du droit à l’image et de la procédure d’anonymisation des personnes filmées.

L’approche par l’enregistrement audiovisuel prend en compte les pratiques de recherche et des participants. En ce sens, le dispositif de recherche peut aussi être analysé comme un événement discursif et interactionnel à part entière. Cette forme d'analyse considère le langage comme un instrument fondamental des activités sociales et, plus particulièrement, traite les interventions, les tours de parole des différents participants, comme des actions produites et comprises, donc placées, dans le déroulement temporel de l'activité.

Par conséquent, saisir les interactions pédagogiques in situ constitue un moyen de comprendre ce qui se déroule au sein d’une situation faisant intervenir un enseignant et un ou plusieurs détenus. Elle renseigne sur le locuteur, sur ses systèmes de valeurs, son histoire personnelle, la place qu’il cherche à se donner, à défendre. Dans ces approches, le langage traduit, exprime, revendique les appartenances identitaires personnelles et/ou collectives. Elle enracine la parole singulière dans une culture partagée. Les locuteurs déploient des phénomènes qui se sont construits de manière individuelles et s’adaptent aux situations telles que le locuteur les perçoit. Elle marque ainsi la singularité de l’interaction mise en œuvre par le locuteur et le couplage avec la situation socialement et culturellement installée. Elle rend l’observation de l’activité-en-train-de-se-faire possible. Elle témoigne de l’engagement et de l’implication des acteurs de la situation. Les mots utilisés et les gestes qui les accompagnent rendent possible la désignation de l’objet discuté ou de la tâche à réaliser.

Au terme de ce chapitre, nous dégageons les constats suivants :

- que le dispositif d’enseignement en prison est un espace situé à la croisée de différentes logiques institutionnelles et réceptionnant différents types de savoirs : savoirs sur la prison, savoirs expérientiels et professionnels, trajectoires personnelles

et scolaires ;

- les détenus qui suivent un parcours d’études veulent recouvrer une certaine liberté et s’évader, « par l’esprit », de leur catégorie de détenu ;

- les enseignants revendiquent un rôle spécifique et une liberté pédagogique dans l’exercice de leur profession ;

- le domaine universitaire souhaite étendre sa présence en prison. Elle met en perspective des rencontres entre des acteurs et des lieux d’observation à l’intersection entre des domaines d’activité a priori éloignés les uns des autres.