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Construction réflexive des activités sociales en prison

Chapitre 2. Cadre d’analyse : étude des activités sociales en prison

2.1.4. Construction réflexive des activités sociales en prison

Nous précisons d’abord en quoi l’ethnométhodologie participe de notre recherche. Ce courant, surtout connu à travers les travaux de Garfinkel (1967) et l’influence phénoménologique de Schütz (1987), fonde la société comme le produit localement situé, naturellement organisé et de manière réflexive descriptible d’un accomplissement continu et pratique d’évènements sociaux. Autrement dit, les ethnométhodologues se consacrent à l’analyse de la société en prenant comme point d’ancrage les interactions au cours desquelles les participants s’ajustent de manière réciproque. Elle prend part à l’étude de processus sociaux en tant qu’interactions marquées par la culture des individus et leur motivation à construire une situation « normale » adaptée au cadre (Quéré, 1990 : 254) :

« La problématique adoptée s'inspire de la perspective introduite par l'ethnométhodologie pour analyser les pratiques sociales. Grossièrement définie, elle consiste à aborder la construction de la relation sociale en termes de production locale d'ordre dans le cadre de l'organisation endogène des activités pratiques de la vie courante. Le point de départ est l'idée que toute interaction est un processus d'association momentanée de personnes qui ont à gérer le type de coprésence qu'engendre leur contact ou leur rencontre, et que cette association se constitue dans l'interaction elle-même, en tant que produit d'une activité organisante, sous la forme d'une relation ordonnée ».

Cela revient à considérer que les personnes construisent des règles implicites structurantes pour rendre compte de l’organisation sociale (accountability) et élaborent des marges de manœuvre par rapport aux règles explicites d’une organisation donnée. Cette dynamique a comme condition de construire la réalité ordinaire des activités, en coopération ou en opposition avec les autres. Au sens de Garfinkel (1967), elle se manifeste dans les conduites du quotidien (« rationnalités » ou data).

Dans cette perspective, Widmer (1992) ajoute que toute action est supportée par des structures de sens dont les éléments peuvent être systématiquement traités comme non pertinents bien qu’ils soient une condition nécessaire à leur organisation. Dans ce sens, l’exemple du personnel d’un magasin est éclairant (1992 : 18) :

« [...] le personnel fait partie du décor pour les acheteurs, et ces mêmes acheteurs font souvent partie du décor pour le personnel. Cette ignorance réciproque est produite par l’organisation des flux et elle contribue notamment à la perception des acheteurs selon laquelle l’histoire des produits débute à l’étalage du supermarché. Cette discontinuité du sens des marchandises peut donc être observée et ramenée à des caractéristiques organisationnelles, en traitant la conscience du personnel et des acheteurs comme des éléments de la situation ».

Wieder (1974) est, à notre connaissance, le premier à avoir envisagé la prison du point de vue des réseaux entre groupes sociaux. Dans son ouvrage Language and Social

Reality : The case of Telling the Convict Code, il décrit la vie quotidienne d’un centre de

détention en s’appuyant sur l’observation prolongée de l’organisation. Il emploie une double démarche ethnographique et ethnométhodologique afin de mettre en évidence que les détenus partagent un code langagier et corporel implicite. Il choisit donc de poursuivre son étude en analysant ce code à partir des pratiques qui le constitue et de détailler les situations que seule sa connaissance des lieux et des activités sociales qu’il expose dans la première partie de son travail, lui autorise.

Cela suppose d’une part que les détenus définis comme des « participants », s’approprient le lieu et élaborent des relations multilatérales; d’autre part, que les schèmes relationnels examinés dans les études sociologiques précédentes comme des modes d’expression d’une violence ordinaire (Chauvenet, 2001) relèvent, dans l’étude ethnométhodologique de Wieder, d’un processus de négociation des objets entre les personnes. Par conséquent, son étude pose la question de l’analyse des organisations

sociales une fois acquise l’idée que l’observateur dispose de son propre sens commun et qu’il va s’en servir pour comprendre comment les participants en situation co-construisent le leur.

Laurent (2004) s’intéresse également à la prison dans une perspective ethnométhodologique. Le cadre de son étude consiste en : « [...] une recherche empirique sur les activités carcérales routinières à partir d’une activité pratique scolaire en prison » (2004 : 55).

Elle met en évidence son parcours personnel - en tant que jeune enseignante de philosophie en prison - pour justifier de son expérience en prison. Sa position lui permet à ce titre de recourir à l’expression « d’élèves-détenus » pour caractériser le groupe étudié ; elle rend compte de caractéristiques d’un « vivre ensemble » entre les personnes - elle y compris - constituant le groupe mais aussi en dehors de la salle de classe. Une dynamique permise, selon ses propos, par les formes de coopération de l’établissement carcéral relativement aux pratiques pédagogiques réalisées dans le cadre de son cours de philosophie. Laurent (2004) soulève la question de la caractérisation d’un groupe d’étudiants en prison en même temps qu’elle soulève la relation entretenue entre le groupe et l’organisation carcérale.

Cette perspective analytique est partagée par Piot et Cliquennois (2009) dans leur étude de la pratique sportive. Ils étudient une activité sociale - en l'occurrence un tournoi de volley-ball entre détenues - comme un espace libérateur (car il est basé sur de nouvelles données matérielles et humaines) et en même temps sécuritaire (car il est basé sur des règles de jeu en collectif). L’espace de jeu est conçu comme un moyen de créer des relations surveillant-détenue ou co-détenues sur un autre mode d’expression que des rapports de force symboliques. En fait, l’espace de jeu devient un espace « égalitaire et mobilisateur » parce que les participants projettent des valeurs supposées partagées : le respect de la règle, la réciprocité dans l’échange par exemple.

Il est donc question que la relation continue entre le dedans et le dehors soit examinée comme facteur d’une pression des politiques et des organisations de

décloisonnement de l’institution carcérale. D’autres études l’examinent comme phénomène d’une violence ordinaire ou de gestion de l’espace carcéral. Enfin, il est question que l’intervention de personnes extérieures (généralement le chercheur ou une personne qui possède la double casquette) interroge cette relation comme une construction permanente et réflexive dans des activités sociales en-train-de-se-faire.

D’autres études sociologiques traitent de la dynamique relationnelle de la prison en alimentant leur réflexion par les notions d’expérience et de parole. Celles-ci participent au processus de socialisation en prison et envisagent la place du sociologue dans cette dynamique. Privilégiant l’expression d’ « expérience carcérale » pour en rendre compte, ces études nous paraissent intéressantes car elles questionnent aussi le rôle du langage comme vecteur d’un engagement réciproque entre le chercheur et le détenu.

Dans la section suivante, nous référons à un certain nombre de concepts pour guider notre étude et faire valoir une appréhension des échanges dans ce contexte de production.