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1.2 Le sang : un symbole universel et à sens multiples, hier et aujourd’hui

1.2.4 Le sang rapproche, le sang divise

« Les sentiments d’appartenance et de solidarité qui s’instaurent au travers du sang peuvent aller bien au-delà de la famille et s’étendre à des alliances entre collectivités, au groupe ethnique ainsi qu’à la nation d’appartenance » (Latreille 2009 : 16). Cela a été documenté par des anthropologues qui ont étudié différentes réalités sociales (Évans-Pritchard 1933, Grassineau 2007, Fantauzzi 2008)11. « La formation d’alliances par le sang est très répandue depuis l’antiquité. Dans certains contextes, des individus ou des groupes non apparentés scellaient une alliance en procédant à une forme de rituel qui impliquait le partage de cette substance (Vernier 2006). À ce sujet, on trouve les fraternités de sang, qui visaient à établir des liens de parenté fictifs (White 1994, Paulme 1939, Tegnaeus 1952), les vengeances de sang (Sun 2004, Hazoumé 1937) ainsi que les pactes de sang, dans lesquels deux individus se faisaient des entailles dans le creux des mains pour ensuite se donner la main et mêler leur sang (Vernier 2006). On peut aussi penser au vin, qui représente le sang de Jésus dans le rite de l’eucharistie chrétienne, et qui a pour but de sceller l’alliance entre les hommes et Dieu » (Latreille 2009 : 16).

Plus récemment, l’anthropologue Grassineau (2007) rend compte de l’échange de sang comme étant une métaphore d’alliance qui positionne les gens dans leurs relations avec les autres et avec leur milieu naturel et spirituel. À titre d’exemple, le fait de donner du sang à l’Union des Comores réactualise les notions de réseaux familiaux et d’alliance en recréant de nouvelles formes de parenté. « Grassineau présente le cas d’une jeune femme qui a donné du sang pour un collègue de travail pour qui l’on ne trouvait pas de donneur

10 Ces observations interpellent à leur tour les frontières entre le biologique (ou naturel) et le social (ou culturel), frontières bouleversées par certaines technologies. Ce thème sera discuté au chapitre 3 «Façons de vivre une transfusion de sang», lorsqu’il sera question de la transfusion sanguine en tant que pratique médicale.

23 compatible dans la famille; cette jeune femme a par la suite été accueillie comme nouveau membre de la famille du transfusé » (Latreille 2009 : 57). Fantauzzi (2008) montre aussi que pour les immigrants marocains de Turin, donner du sang est une sorte d’adoption fictive (du Marocain) par la société d’installation (l’Italie); il s’agit donc d’une alliance ou d’un pacte entre des inconnus, sanctionné par le sang. Par le biais de cet acte, le don altruiste de l’immigrant pourrait permettre aux immigrants de renforcer leur sentiment de citoyenneté et d’intégration à la société locale, au moins symboliquement (Fantauzzi 2008). « En plus de rendre possible l’établissement d’une communauté d’identité et d’un sentiment d’appartenance à un groupe, le sang peut aussi être un facteur de différenciation et de hiérarchisation sociale. Le sang royal, le sang bleu des monarques et des nobles européens et l’interdiction de mélanger du sang noble avec du sang roturier en sont des exemples. On peut aussi penser au rôle du sang dans les idéologies nationalistes comme ce fut notamment le cas en Allemagne nazie » (Latreille 2009 : 16-17). Également, le malaise entourant les transfusions interraciales et la tenue de banques de sang séparées pour les Blancs et les Noirs aux États-Unis jusque dans les années 1960 témoigne de l’association entre ce fluide et l’identité ethnique (Lederer 2008, Polsky 2002, Weston 2001, Kenny 2006). Selon Haraway (2007), il subsiste encore une communauté de race, de nation, de langue et de culture transmise par le sang dans le phénomène de racisme aux États-Unis. De même, il y a un lien étroit entre le sang et la construction de l’identité nationale au Japon depuis la fin du 19e siècle, où la pureté de sang et l’endogamie ethnique étaient les idéaux recherchés

(Robertson 2002, 2005).

L’anthropologue Schwarz (2009) a, pour sa part, rapporté que les indigènes Navajo ne donnent pas de sang aux inconnus et ne reçoivent pas de sang provenant de non-Navajos. Ils acceptent le sang donné par une personne inconnue seulement sous certaines conditions. À la base de ce refus, on trouve leurs règles de parenté, certaines notions de contamination qui touchent leur vie quotidienne ainsi que leur conception d’une géographie sacrée qui doit être protégée des étrangers. Cette géographie sacrée (composée des frontières spatiales du territoire navajo) est une métaphore du corps humain, dans le sens où autant les limites territoriales que les frontières corporelles et collectives doivent être protégées de l’extérieur. Selon Schwarz (2009), la résistance des membres de cette communauté à

24 recevoir du sang provenant des étrangers est un langage à travers lequel ils renforcent leur identité groupale, expriment leur résistance à la colonisation occidentale (dont le discours médical est l’un des principaux bastions) et s’opposent en tant que corps politique aux circuits symboliques et industrielles de la société dominante.

Dans le même ordre d’idées, Douglas (1971) a observé la façon selon laquelle dans différentes collectivités, le corps humain est matière à symbolisme, et comment ses fonctions, ses parties et les relations entre ses éléments peuvent servir à symboliser d’autres structures, comme la société. Le corps humain reproduit à petite échelle les pouvoirs et les périls qu’on attribue à la structure sociale (Douglas 1971). Ainsi, lorsqu’un danger rôde autour des frontières extérieures de la communauté, celui-ci peut être représenté par les limites du corps. Dans ce contexte, « refuser une transfusion est s’opposer à ce qu’un étranger, à travers son sang, s’introduise en soi. En somme, le sang est un marqueur qui distingue le soi de l’étranger » (Latreille 2009 : 47). Le sang qui est le nôtre et celui que l’on partage avec un groupe est souvent connoté positivement, il est considéré comme pur; au contraire, celui des autres a fréquemment une connotation opposée et est considéré comme impur.