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1.2 Le sang : un symbole universel et à sens multiples, hier et aujourd’hui

1.2.3 Les liens de sang

La croyance selon laquelle les personnes qui ont un même ancêtre ou une origine commune partagent le même sang est aussi assez répandue. Ce sont lesdits «liens de sang», qui unissent les parents à leur descendance et les frères et sœurs entre eux. Cette question des liens de parenté est bien documentée dans la littérature anthropologique et dans de nombreux exemples ethnographiques. Les sociétés qui reconnaissent une parenté bilatérale centrée sur des individus ainsi que l’union légitime entre ces individus ne différencient pas consanguinité et affinité, la consanguinité se définissant comme l’ensemble des personnes issues d’un même ancêtre8. Le sang entretient toutefois une relation complexe avec la parenté, puisque cette dernière demeure sous-tendue par diverses contraintes comme la filiation, la consanguinité et différents faits sociaux. La parenté, d’un point de vue anthropologique, peut être l’expression de liens «naturels», comme c’est le cas pour la filiation et la consanguinité, mais aussi des liens sociaux par-delà le partage d’un «même sang».

Il existe deux théories principales en anthropologie classique qui ont fourni des modèles explicatifs à ce sujet. D’une part, l’approche dite de la filiation, issue du fonctionnalisme anglo-saxon (Radcliffe-Brown 1972, Fortes 1969), prône que le principe généalogique (filiation unilinéaire) régit l’appartenance à une collectivité consanguine. Elle défend ainsi l’idée d’une continuité entre consanguinité biologique et consanguinité sociale. D’autre part, l’approche dite de l’alliance, inspirée du structuralisme français (Lévi-Strauss 1949), est fondée sur une notion d’opposition ou de complémentarité entre consanguinité et affinité. Elle se base sur l’étude des sociétés où cette opposition se manifeste par des règles matrimoniales qui répondent à une répartition de l’univers social en catégories complémentaires de consanguins et d’affins. Toutefois, certaines sociétés cadrent plus

8 La consanguinité comme étant des relations purement biologiques est une définition sous-jacente à cette perspective. Il s’agit d’une définition de la consanguinité fréquemment utilisée en droit. Cependant, cette notion est complexe et l’anthropologie à tendance à y voir non seulement un fait biologique, mais aussi une relation socialement reconnue (De Coppet 2017).

20 difficilement dans l’un de ces deux modèles: il s’agit, d’une part, des sociétés de filiation indifférenciée ou cognatique, dans lesquelles l’appartenance à une lignée, qui est transmise par les parents, définit des groupes de filiation qui se chevauchent, et, d’autre part, des sociétés dans lesquelles on trouve des systèmes d’alliance où les règles matrimoniales ne permettent pas une détermination à priori des affins.

Le travail de Schneider (1980) se situe dans le cadre de la première approche, quoiqu’avec une position particulière; en effet, il place le sang comme une substance corporelle située au centre des sentiments de parenté et de la configuration des liens entre proches. Cet anthropologue américain a influencé la compréhension de ce phénomène dans les sociétés Euro-Américaines. L’un des aspects essentiels de son ouvrage concerne la séparation entre la nature et la loi sociale comme étant deux ordres distincts. Selon lui, la reproduction sexuelle constitue un symbole essentiel de la parenté dans un système défini par deux ordres: celui de la nature (ou substance) et celui de la loi (ou code culturel). L’union sexuelle (acte biologique) entre conjoint et conjointe (institution sociale) permet de faire le lien symbolique entre ces deux niveaux; en effet, cela permet de donner lieu à un enfant qui est lié à ses parents par des liens de sang ou par une «substance biogénétique partagée», ainsi qu’à une solidarité durable. Les liens de sang constituent une relation consubstantielle, c’est-à-dire basée sur le partage de matériel biogénétique. Selon Schneider, ce type de relations ne peut pas être détruit ni altéré, car le sang se maintient d’un individu à l’autre et donc ne s’achève pas. Dans ce sens, les proches qui sont consanguins le seront pour toujours, peu importe que ce soit légalement reconnus ou non. Ceux qui partagent des liens de sang partagent également une identité, laquelle s’exprime dans des habitudes et des traits physionomiques et de personnalité. L’idiome de la nature est au centre de la notion de parenté dans la culture Euro-Américaine; la famille est constituée selon des lois biologiques, et le sang constitue cette substance biogénétique à travers laquelle se pense et s’exprime cette relation filiale. Les liens biogénétiques seraient ainsi les fondements de la parenté, du sentiment d’appartenance et de la solidarité qui en découle (Schneider 1980). L’une des critiques adressées à l’analyse de Schneider est qu’il passe constamment du sang à la notion de substance naturelle ou génétique, et qu’il utilise ces mots indistinctement. Dans les faits, pour cet anthropologue américain, le sang symbolise la matière

21 biogénétique, et il les utilise donc comme des synonymes. Il n’explore toutefois pas le contenu symbolique du sang, ni celui de la substance biogénétique dont il parle, et il n’examine pas non plus les sens et significations que l’on donne à ces notions (Carsten 2004). Plus récemment, d’autres études en sciences sociales ont suggéré qu’il n’existe pas de modèle unique de parenté biologique, mais plutôt que la relation entre le sang et la matière biogénétique est moins évidente que ce que les anthropologues de la filiation avaient suggéré (Thompson 2001, Strathern 1992, Ouellette 2008, Schneider 1984). En effet, les liens de parenté ne passeraient pas nécessairement par les liens de sang. Cela signifierait aussi que l’on ne peut pas prendre pour acquis la notion de nature dans la culture Euro-Américaine de la fin du XXe siècle. Les développements technologiques - comme les nouvelles technologies de la reproduction- et la capacité accrue des usagers de pouvoir choisir entre diverses options (phénomènes qui étaient moins avancés au moment où Schneider faisait ses recherches) ont entraîné une déstabilisation de la nature. Cette dernière, en accord avec les travaux de Strathern, doit donc plutôt être considérée comme une métaphore, ou comme un objet de l’activité humaine. Dans ce contexte, les relations de parenté, auparavant perçues comme étant basées sur la nature, doivent plutôt être reconnues comme une construction sociale ou comme des relations assistées par la technologie (Caderet 2007, Carsten 2006, Rapp 1999, Weber 2005). « L’idée selon laquelle la parenté est le reflet des connaissances scientifiques en génétique est devenue centrale dans les nouvelles études sur la parenté (New Kinship Studies), lesquelles s’intéressent à la façon dont les nouvelles technologies de la reproduction, les récentes formes de parentalité (ex.: l’adoption internationale), l’homoparentalité, les recompositions familiales et les diverses formes que prennent la filiation et la parentalité d’aujourd’hui remettent en question la conception biogénétique de celle-ci » (Latreille 2009 : 15, Ouellette 2000, Howell 2003, Carsten 1995)9.

« Le concept de relatedness émerge de cette littérature, désignant les façons dont sont pensées et exprimées les relations de parenté sans que celles-ci ne se basent nécessairement sur la consanguinité » (Latreille 2009 : 15, Carsten 2004, 2006, Franklin et McKinnon 2001). Également, le terme «pseudoparenté» désigne des relations sociales qui ne résultent

9 Voir aussi sur cette question: Dolgin 2000, Edwards 2000, Ragoné 2003, Markens 2007, Levine 2008, Lebner 2000, Howell 2009, Leblic 2004, Sullivan 2004, Strathern 1992.

22 pas de liens de parenté reconnus, mais qui s’expriment dans ces termes. De manière générale, plus la technologie assiste le biologique, plus il devient difficile de penser le biologique comme étant indépendant de l’intervention sociale (Strathern 1992)10. Ces études nous invitent donc à penser le sang comme un élément qui peut avoir des liens avec la parenté, tout en tenant compte du fait que cette relation doit être mise à l’épreuve et non simplement assumée.