• Aucun résultat trouvé

1.4 La transfusion de sang, une pratique médicale et sociale

1.4.1 Le sang : un outil thérapeutique de longue date et en évolution

Dans l’histoire de la biomédecine, avant la réalisation des transfusions sanguines, on a considéré qu’un surplus de sang –un surplus d’humeur sanguine- devait être éliminé de l’organisme dans certaines circonstances, comme au cours de nombreuses maladies. En fait, la saignée faisait partie des techniques thérapeutiques utilisées dans le cadre de ce qu’on connait aujourd’hui comme la médecine occidentale, ainsi que dans différentes médecines

développées ailleurs qu’en Europe, comme au Moyen-Orient ou en Asie15. Il s’agit d’une

technique beaucoup moins utilisée aujourd’hui que dans le passé.

Jusqu’à un certain point, la transfusion-saignée est semblable à la transfusion sanguine dans le sens où l’on administre un produit sanguin au patient; toutefois, elle comporte aussi le prélèvement d’une partie du sang de la personne. Pour y parvenir, la biomédecine a dû surmonter plusieurs difficultés importantes qui n’ont pas été seulement d’ordre technique. Dans l’histoire de cette discipline, le concept d’injecter du sang dans un objectif thérapeutique est relativement récent. Harvey, médecin anglais, a été le pionnier dans la description de la circulation sanguine pendant les premières décennies du XVIIe siècle. Toutefois, les premières tentatives de transfusion datent de 1665. Lower, un médecin anglais, transfusait du sang de chien à chien. Denis, médecin français inspiré par les travaux de Lower, a fait des expériences semblables, transfusant le sang d’un animal à un autre. Si le mérite de la technique revient à Lower, c’est à Denis que l’on doit la première transfusion sanguine sur un humain. En 1667, ce dernier a transfusé le sang d’un agneau dans le bras d’un jeune homme pris de violentes fièvres. D’autres transfusions ont été réalisées à cette époque avec pour but de transmettre des propriétés bénéfiques des animaux aux humains malades (Latreille 2009 : 19, Felts 2000, Starr 2002)16.

15 La saignée, ou phlébotomie en biomédecine, est un prélèvement thérapeutique de sang effectué au niveau du bras par ponction veineuse. Elle a été utilisée pendant longtemps pour traiter de nombreuses maladies. Elle est connue depuis l’antiquité (elle découlait de la théorie des humeurs mise au point par Hippocrate et Galien) et est devenue une pratique très populaire à la Renaissance. Aujourd’hui, la saignée n’est utilisée que pour traiter les œdèmes pulmonaires sévères, l’hémochromatose ou la polyglobulie; elle sert à diminuer le volume globulaire et l’excès de fer dans le sang. La saignée est aussi utilisée en Médecine traditionnelle chinoise, en Médecine arabo-musulmane et en Médecine ayurvédique, parmi d’autres.

16 On pensait que le sang véhiculait les propriétés du donneur, ce qui témoigne des conceptions vitalistes qui dominaient à l’époque. Il n’est pas question des lois de la physique et de la chimie à cette période.

35 « Les premières transfusions d’humain à humain ont été effectuées par l’obstétricien anglais Blundell en 1818. Celui-ci postulait que la transfusion ne devait viser qu’à remplacer le sang perdu. À partir de ce moment, les techniques se sont perfectionnées graduellement et le nombre de transfusions a augmenté » (Latreille 2009 : 21). En 1900, Landsteiner, biologiste autrichien, a découvert l’existence des groupes sanguins ABO et la compatibilité entre ceux-ci. Plus tard, dans les années 1920, Washington Crile, chirurgien américain, a confectionné une canule qui a facilité les transfusions directes (de bras à bras) en remplaçant l’usage d’une seringue. Durant la guerre de 1914-1918, les médecins militaires ont eu recours à la transfusion sanguine. Un mouvement de recherche sur le terrain et dans les laboratoires des pays en guerre a permis des progrès considérables pour surmonter les difficultés liées aux techniques de connexion directe d’artère à veine. En laboratoire, des techniques permettant la conservation du sang total se sont développées. Également, des réseaux de solidarité pour engager les donneurs et assurer les transfusions sanguines des patients ont vu le jour. Les premières banques de sang ont été créées dans les années 1930. La période post deuxième guerre a pour sa part été marquée par d’importants progrès qui sont à l’origine de la transfusion moderne. D’un côté, on découvre le système antigène humain dans les années 1950; de l’autre, les recherches visant à conserver le sang plus longtemps se poursuivent. Trois développements majeurs ont contribué à ce processus: le fractionnement du plasma, la mise au point d’une solution de conservation du sang et l’introduction des poches en plastique. Depuis, les connaissances sur le sujet ont continué d’augmenter et les technologies ne cessent de se perfectionner (Lock 2001, 2002, Starr 1998)17.

Aujourd’hui, la médecine transfusionnelle, au sens large, comprend plusieurs étapes: le don de sang, la transformation du sang, sa conservation et sa réinjection. La pratique transfusionnelle consiste à administrer l’un des composants du sang (globules rouges, plaquettes, granulocytes, plasma) provenant d’un ou de plusieurs sujets sains -donneurs- à un ou plusieurs sujets malades -receveurs-. On distingue deux grandes catégories de produits sanguins: les produits sanguins labiles* et les médicaments dérivés du sang*.

17

Parmi celles-ci, on trouve : la détection des anticorps immuns anti A et B en 1959; la séparation de cellules sanguines par aphérèse en 1973; des solutions additives permettant de conserver des concentrés de globules rouges pendant plusieurs semaines en 1978 et le dépistage de différents anticorps et virus dans le sang.

36 Les transfusions sanguines sont utilisées dans le traitement de certaines maladies du sang ou hémoglobinopathies, comme l’hémophilie*, la drépanocytose*, la thalassémie* et la leucémie*. Cette procédure sert aussi au traitement de chocs (ex.: hypovolémie*) ainsi que pour contrer les hémorragies importantes survenant lors d’accidents, d’accouchements et de chirurgies. « Ce transfert de sang constitue un élément essentiel des soins aux patients; il contribue à sauver des vies et à améliorer la santé de millions d’individus partout dans le monde » (Latreille 2009 : 3, OMS 2009, 2012).

La transfusion de sang comporte également un certain nombre de risques sur le plan médical. « Les risques transfusionnels, notamment en ce qui concerne le sang allogène*, sont bien documentés dans la littérature médicale »(Latreille 2009 : 23, Desmet et Lacroix 2004, Marik et Corwin 2008, Rawn 2008, Szekely et al. 2009, Agence de la santé publique du Canada 2014)18. Ces risques peuvent être de nature infectieuse ou non-infectieuse. Parmi les premiers, on trouve les infections virales (ex.: hépatite A, B, C, E et G, VIH, herpès, virus d’Epstein-Barr, parvovirus), les infections bactériennes (ex.: syphilis) et les infections parasitaires (ex.: malaria, maladie de Chagas). Parmi les risques de nature non-infectieuse, on peut compter ceux de type immun (ex.: infection postopératoire, réactions allergiques) et ceux de type non immun (ex.: erreurs transfusionnelles, surcharge circulatoire, désordres métaboliques).

En ce qui concerne la littérature anthropologique et sociologique sur la transfusion sanguine, elle est plutôt rare. Les chercheurs en sciences sociales qui ont abordé la symbolique du sang n’ont guère cherché à savoir comment celle-ci s’éployait dans l’acte transfusionnel. « La question de la transfusion semble curieusement limitée lorsqu’on se penche sur le champ de l’anthropologie médicale, et plus particulièrement sur les études sur le corps et l’incarnation (embodiment) qui traitent de la façon dont les individus, d’une culture à l’autre, conçoivent et ressentent leur corps, qui se sont pourtant considérablement développés dans les dernières décennies » (Latreille 2009 : 31, Shepher-Hughes et Lock 1987, Csordas 1990). Cette situation est d’autant plus singulière si l’on considère le fait que de nombreux anthropologues et sociologues se sont penchés sur le point de vue des donneurs de sang (Steiner 2003, Healy 2006, Waldby et Mitchell 2006, Godbout 2000,

37 Fantauzzi 2008, Copeman 2011)19 et sur la greffe d’organes, opération qui consiste pourtant

elle aussi à remplacer un tissu humain*20 (Fox et Swazey 1974, 1992, Lock 2002, Sharp

2007, Sanner 2003, Healy 2006)21. Aussi, cette rareté d’études anthropologiques est particulièrement frappante lorsqu’on tient compte du fait que le sang a été le premier tissu humain à avoir été transféré d’une personne à une autre. De manière générale, les perceptions et les attitudes des personnes qui ont reçu des transfusions de sang sont surtout abordées par le moyen de méthodes quantitatives, ainsi que du point de vue du risque transfusionnel, notamment en rapport avec le VIH et le VHC (Casteret 1992, Lee et al. 2003, Banning et al. 2006, Lee 2006, Barrett et al. 2007, Al-Drees 2008).

En général, les auteurs qui ont réfléchi à la symbolique du sang n’abordent pas la transfusion sanguine à des fins médicales. Cette pratique a pour ainsi dire surtout été examinée dans ses dimensions scientifiques et médicales. Les composantes biologiques du sang, leur contrôle, leur entreposage, leur conservation et la prévention de risques reliés à son transfert sont les principaux thèmes développés dans les écrits scientifiques. Également, les conséquences et les réactions physiologiques liées à la transfusion ne cessent d’être étudiées. Il en va de même pour certains thèmes comme les systèmes de don de sang, les stratégies de recrutement des donneurs et les attitudes des donneurs potentiels, qui sont considérés non seulement d’un point de vue médical mais aussi dans une perspective anthropologique et sociologique. Il y a donc peu d’études qualitatives en sciences sociales qui examinent en profondeur les perceptions que les receveurs de sang ont de celui-ci ainsi que leur expérience vis-à-vis de la transfusion. Il y a aussi un manque de connaissances sur la portée éventuelle de la transfusion au sujet de l’identité et de la représentation de soi. Les dynamiques relationnelles et sociales autour de la réalisation d’une transfusion sont également méconnues. Ce faisant, de récentes études ont soulevé la pertinence de réaliser des recherches qualitatives sur ce champ. Celles-ci complémenteraient les études quantitatives par l’entremise des méthodologies d’investigation, qui permettent d’explorer,

19 Voir aussi à ce sujet: Titmuss 1997, Casteret 1992, Sanner 2001, Valentine 2005.

20 Nous utilisons le terme de tissu humain dans un sens général, lequel inclut le sang, les organes et toute autre matière vivante qui est prise du corps humain.

21 Voir aussi sur cette question: Scheper-Hughes et Wacquant 2002, Lederer 2008, Waldby 2009, Kaufman et al. 2006, Lock 2001.

38 de comprendre et d’expliquer les aspects culturels et sociaux de la transfusion sanguine (Lane et Arnold 2011, Slovic 2010, Vetter et al. 2014).