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1.5 De la théorie du don et du don de sang

1.5.2 Le don moderne fait à des inconnus

Bataille (1949) propose une relecture et une perspective intéressantes de l’Essai sur le don. Ce philosophe français replace la théorie du don au cœur d’une économie qui établit un lien entre les conduites religieuses et les conduites de l’économie. Dans ce contexte, le don prend son sens en tant qu’acquisition, de sorte que donner revient à obtenir un pouvoir. Le don n’est pas soumis à la logique de symétrie et de réciprocité prônée par Mauss. De plus, le don n’est pas assujetti à une règle d’équivalence, faisant de l’acte de donner une question de comptabilité. Le don agit toutefois comme une sorte de dépassement de soi pour le donneur, lequel en échange de l’objet donné bénéficie du fait de se surpasser comme s’il obtenait un pouvoir qui désormais lui appartient. Ainsi, le don est une sorte de perte compensée, car la personne qui donne capte un pouvoir à travers l’acte de donner ou de perdre quelque chose.

Bataille ancre ainsi le don dans un processus d’obtention d’une puissance pour celui qui donne plutôt que dans l’attente du retour d’un contre-don. Il inscrit le donneur dans une logique de la vertu, de l’autodépassement, dans laquelle la perte devient un gain. Cette conception ancre le don près de l’horizon du sacré, dans le sens où le détachement de l’ordre matériel permet l’accès à l’ordre spirituel; le don, en tant qu’acte de solidarité avec l’humanité, est ainsi imprégné de transcendance. Dans le même ordre d’idées, l’anthropologue Bibeau (2006) analyse plus spécifiquement le don d’organes dans les sociétés occidentales contemporaines. Il tient aussi compte du fait que le don d’organes n’implique pas un contre-don, ce qui favorise la disparition de l’identité de la personne qui

44 donne. Il tient également compte du fait que dans ce don, la compensation se réalise par l’acquisition d’un pouvoir qui découle de l’acte même de donner.

En outre, pour Bibeau, les dons que les personnes font de leurs biens forment de larges réseaux auxquels participent les vivants, soit les gens qui appartiennent au groupe, et ceux qui n’y appartiennent pas, soit les ancêtres morts ainsi que les dieux. Au sein de ces réseaux circulent des objets, des offrandes rituelles, des liens symboliques, des biens qui donnent honneur ainsi qu’un certain pouvoir qui découle de l’acte de donner. La dynamique activée par le don gravite autour des réseaux de réciprocité qui lient les êtres humains, les ancêtres et les dieux. Dans ce contexte, le don est au centre du fonctionnement des sociétés humaines; il constitue un système qui supporte l’ordre social et symbolique dans leur ensemble. Le don, même s’il est fait dans l’anonymat et la gratuité, est investi d’une dimension sociale.

De plus, le don borne la circulation des échanges à l’intérieur d’un groupe en même temps qu’il déploie le mouvement des échanges vers des inconnus. En effet, les sociétés privilégient les individus à l’intérieur du groupe et ne s’ouvrent que rarement à laisser entrer des étrangers dans leurs circuits d’échange (Lévi-Strauss 1949). Toutefois, Godbout et Caillé (1992) ont fait une analyse des systèmes d’échange dans les sociétés occidentales modernes selon laquelle les rapports liés au don dépassent les frontières du groupe d’appartenance. Pour y arriver, ces sociologues utilisent des exemples paradigmatiques comme le bénévolat, le don d’organes et le don de sang, ce qui permet de mettre à jour la question du don puisque ceux-ci n’existaient pas au moment où Mauss a postulé sa théorie.

Selon ces auteurs, le don à des inconnus est un trait moderne. Ce don n’est basé ni sur les liens primaires tels que la parenté ou l’amitié, ni sur les réseaux personnels d’affinités comme c’est le cas pour la plupart des dons. Il permet aux gens de manifester un altruisme qui déborde la sphère des rapports personnels. Dans le don aux inconnus, on ignore très souvent qui sera le récepteur, même si on constate par ailleurs une tendance à la personnalisation symbolique de la relation et à la diminution des intermédiaires autres que les donateurs, principaux porteurs de l’esprit du don. Le don moderne n’est pas nécessairement basé sur une motivation religieuse, et n’est pas non plus fondé sur une obligation morale d’une classe sociale envers une autre. Les personnes de tous les milieux

45 sociaux participent à ce don moderne. Il est d’ailleurs fréquemment caché, dans le sens où le donneur n’en parle pas à toutes les personnes de l’entourage; il n’a donc pas le caractère ostentatoire des dons faits à la collectivité. Selon Caillé (2000), le don permet de façonner le rapport social et d’engendrer de la confiance, et participe ainsi à la genèse du lien social. À la valeur d’usage et à la valeur d’échange, Caillé ajoute une troisième valeur: la valeur de lien (Caillé 2000). Dans le même sens, Godbout (2000) conçoit le don comme étant un mode de circulation des biens au service du lien social; le don est donc, avant tout, un système de relations de personnes à personnes.

L’anthropologue Godelier (1996) se questionne aussi sur la place que prend le don dans les sociétés occidentales. Pour lui, le don relèverait d’une logique opposée à celle du marché et du profit; il déborde la sphère de la vie privée et des rapports personnels, et reste nécessaire pour pallier les inégalités. Il va jusqu’à dire qu’aujourd’hui, le don devient une condition socialement nécessaire pour la reproduction de la société. Au-delà du champ étroit du rapport entre des personnes concrètes, Godelier rappelle aussi la dimension symbolique et politique du don, qui ouvre un champ indéfini, puisqu’elle s’étend, au-delà des vivants, aux morts, à tous ceux qui ne sont pas nés, à tous les alliés virtuels, voire à l’humanité entière. Il nous invite ainsi à penser le paradigme du don en trois termes indissociables et qui sont en interdépendance complexe: le don, le symbolisme et le politique.

Les trois obligations –donner, recevoir et rendre- qui sont constitutives du don selon Mauss s’en trouveraient ainsi ébranlées. En effet, là où l’obligation s’imposait de manière tranchante sous peine de conflits ou de perte de cohésion sociale, on trouve davantage, dans le don contemporain, que l’obligation est personnelle et morale (Henrion 2007). Il demeure probablement à l’heure actuelle quelque chose de la trilogie maussienne, mais sous une forme transformée, au travers du don moderne fait à des inconnus. Le don moderne est doté d’une complexité inhérente, indissociablement libre et obligé, désintéressé et intéressé; il possède à la fois un caractère hybride et paradoxal (Silber 2008, Henrion 2007).