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1.4 La transfusion de sang, une pratique médicale et sociale

1.4.2 L’expérience de vivre une transfusion de sang : un terrain peu connu

La littérature psychosociale est abondante en ce qui concerne les conséquences sociales et psychologiques liées au fait d’être atteint d’une maladie comme l’anémie. Dans ces études, on rend compte de séquelles telles que l’épuisement physique et émotionnelle, de même que de l’absentéisme scolaire, les difficultés à mener des activités habituelles et les difficultés à entretenir des relations sociales et familiales considérées adéquates (Dyson et al. 2009, Thomas et al. 2010, Jerrell et al. 2011, Benton et al. 2011, Schatz et al. 2006, Gustafson et al. 2006)22. De nombreuses études psychosociales identifient également différentes conséquences psychologiques et sociales qui découlent du fait de souffrir d’une maladie comme le cancer (Thomas et al. 2010, Jerrell et al. 2011, Benton et al. 2011, Panepinto et al. 2009, Dale et al. 2011). Dans ces recherches, il est surtout question d’impacts psychologiques comme la dépression et l’anxiété, ainsi que des répercussions sociales associées à cette condition, parmi lesquelles l’isolement et la stigmatisation ressortent. Aussi, les écrits médicaux ont documenté, à plusieurs reprises, les risques que la transfusion de sang entraine sur le plan médical, comme les infections et les réactions allergiques (Marik et al. 2008, Rawn 2008, Reeves et al. 2008, Szekely et al. 2009, Agence de la santé publique du Canada 2014)23.

Cependant, peu d’études se sont concentrées sur les implications sociales, culturelles et psychosociales des transfusions sanguines ou sur l’expérience vécue par le receveur durant celle-ci. Il faut toutefois souligner les travaux de Waldby (2004) et de Henrion (2007) qui soulèvent quelques aspects identitaires chez les transfusés, ou encore les travaux de Fantauzzi (2008) et de Schwartz (2009) qui traitent de la transfusion dans une perspective focalisée sur le don du sang. Aussi, l’analyse de Grassineau (2007) met en relief la dimension politique du sang en tant que ressource publique soumise à des impératifs sanitaires, politiques et économiques, ainsi que sa dimension de non bien investi d’une charge affective, culturelle et symbolique.

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Voir également sur cette question : Radcliffe et al. 2006, Clay et Elkin 2006, Schatz et Puffer 2006, Panepinto et al. 2009, Dale et al. 2011.

39 L’un des principaux enjeux soulevés par ces auteurs concerne la perception que les personnes qui reçoivent du sang ont de cette substance, et de ce qui peut potentiellement leur être transmis lors de son administration. Fantauzzi (2008) a ainsi collecté le témoignage de quelques receveurs de sang et, bien que son travail se soit concentré sur les donneurs, a constaté différentes opinions à l’égard de la conception du sang et de la transmission de caractéristiques du donneur au receveur par le biais de la transfusion. Certains d’entre eux pensent que le sang devient simplement un produit clinique, et ne se questionnent pas par rapport au donneur; par contre, des receveurs perçoivent le sang reçu comme le véhicule de l’identité et d’autres caractéristiques du donneur. Dans ce sens, ils croient avoir assimilé une partie de l’identité du donneur dans leur corps.

D’autres études ont également documenté la prédilection que plusieurs personnes ont par rapport au don autologue de sang, ainsi que leurs peurs quant aux risques que la transfusion de sang allogène entraîne (Banning et al. 2006, Moxey et al. 2005, Finucane et al. 2000, Lee 2006). Les résistances à recevoir une transfusion sanguine viennent parfois de la crainte d’être mis en contact avec une certaine catégorie de personnes (ex.: homosexuels, toxicomanes) et de créer ainsi des liens sociaux avec celles-ci. Ce fut notamment le cas aux États-Unis, alors que les banques de sang pour les Noirs et les Blancs étaient séparées jusqu’aux années 60 (Lederer 2008, Starr 1998), de même que chez les Comoriens (Grassineau et al. 2007), ou encore en Papouasie-Nouvelle-Guinée (Street 2009), en Arabie Saoudite (Al-Drees 2008) et en Chine (Erwin 2006).

Dans le même ordre d’idées, une étude pilote menée sous la direction de Sylvie Fortin (anthropologue) et Jacques Lacroix (médecin), et réalisée par Martin Latreille, anthropologue , au sein d’une équipe de recherche sur la transfusion sanguine basée au CHU Ste Justine à Montréal, a mis en évidence des constats similaires. Ces chercheurs ont fait des entretiens semi-dirigés en profondeur auprès de 23 parents de 14 patients transfusés en soins intensifs et en hémato-oncologie et de 15 soignants. Les résultats de cette étude semblent montrer que les receveurs de sang sont ambivalents quant au fait de croire que le sang véhicule ou non les caractéristiques du donneur telles que la personnalité, l’identité religieuse et l’hygiène de vie. Parfois, ces croyances étaient en lien avec le fait de préférer recevoir du sang d’une personne connue.

40 De façon similaire l’anthropologue Waldby et son équipe de travail (2004) ont mené des entrevues en profondeur auprès de 55 personnes, dont certaines étaient porteuses de l’hépatite C. Ils ont observé que, pour certains, le sang était considéré comme le siège du soi, indépendamment du corps dans lequel il se trouve, tandis que pour d’autres le sang donné était perçu comme ambigu quant au fait de garder ou non l’identité du donneur. Cependant, autant les porteurs que les non porteurs de ladite maladie étaient d’accord avec le fait que le sang constitue un risque potentiel quant à leur identité. Ce risque est associé aux catégories épidémiologiques, et il est aussi considéré par les individus comme un marqueur de soi. Selon l’auteure, le fait que le sang soit un marqueur plus ou moins fort de l’identité individuelle dépend aussi d’autres facteurs qui interagissent de manière complexe. Parmi ceux-ci, on trouve les technologies médicales disponibles pour la transformation et la distribution du sang, la position que les donneurs et les receveurs occupent dans le système de transfert du sang et la valeur sociale et historique de cette substance (Waldby et al. 2004).

Enfin, la sociologue Henrion (2007) a aussi exploré les aspects identitaires qu’entraîne la transfusion, autant pour les donneurs que pour les receveurs. Henrion a réalisé des entretiens et des observations auprès de donneurs de sang et de personnes transfusées en Belgique. En ce qui concerne le point de vue des receveurs, elle a trouvé que plusieurs d’entre eux pensent que le sang reçu véhicule les qualités morales et d’autres caractéristiques propres aux donneurs, alors que d’autres ont exprimé leur peur quant à la possibilité d’une contamination.

Les études susmentionnées révèlent que différents facteurs entrent en jeu dans la perception que les receveurs de sang ont de ce dernier. De plus, on voit que les points de vue des personnes transfusées sont divers et fréquemment ambigus en ce qui concerne la conception du sang et les caractéristiques qui leur ont été transmises par le biais de la transfusion. Dans ce sens, ces recherches sont révélatrices en ce qui a trait à la dimension identitaire qui est en jeu dans la pratique transfusionnelle. Bien que cette dimension n’ait pas été largement développée par tous les chercheurs mentionnés, ces derniers ont toutefois soulevé l’intérêt d’approfondir la quête et l’analyse de ce type de données.

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