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1.5 De la théorie du don et du don de sang

1.5.1 Le don et le contre-don selon Marcel Mauss

On doit à Mauss d’avoir mis en évidence le fait que le don est un acte qui ne peut être étudié isolément, puisqu’il entraine l’obligation d’accepter et de rendre à son tour. Selon la théorie formulée par cet auteur25, le don comporte trois moments: celui de donner, celui de recevoir et celui de rendre. Ces trois actes sont de caractère obligatoire, c’est-à-dire que la prestation totale implique autant l’obligation de rendre les dons reçus, que l’obligation d’en faire et l’obligation d’en recevoir. L’individu qui reçoit est contraint d’accepter le don; le refuser c’est prouver sa crainte de ne pas être en mesure de rendre à son tour et donc de s’admettre comme étant inférieur au donneur. Refuser le don est aussi synonyme de rejeter la relation avec la personne qui donne, et amène donc à la rupture des rapports sociaux. Dans cette logique, accepter le don engage un contre-don, c’est-à-dire que l’individu qui a reçu en premier doit ensuite donner à son tour. Refuser de donner comme refuser de

24 En ce qui concerne le financement d’Héma-Québec, qui est un organisme à but non lucratif, il provient

essentiellement de dons, legs, subventions ainsi que des revenus résultant notamment de l’approvisionnement de produits aux établissements de santé et de services sociaux. Le coût des produits sanguins fournis par Héma-Québec aux établissements de santé et de services sociaux de la province est acquitté en totalité par ces derniers. Toutefois, le gouvernement peut acquitter le prix directement, selon les modalités dont les deux instances conviennent (Gouvernement du Québec 2017).

25 Cette thèse a paru originalement dans l’Année sociologique de 1923-24 et postérieurement dans le livre Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les societés archaiques (1925).

42 recevoir et de rendre c’est refuser l’alliance. Le don se résume donc à ces trois impératifs : ce qu’il faut faire, ce qu’il faut recevoir et ce qui est cependant dangereux à prendre.

Mauss parle également de prestation totale, expression qui désigne entre autre le fait que le don, en entraînant des contre-dons, met en mouvement toute la société et deviens ainsi un mécanisme essentiel de sa propre reproduction. Selon lui, tout don appelle un contre-don parce que le donneur offre davantage qu’un simple objet; il donne aussi, et surtout, une partie de lui-même, ou l’émanation de son âme (ou mana26). Celui qui donne, donne en même temps son autorité, son pouvoir et son honneur. Le concept de hau est aussi évoqué par Mauss pour rappeler que le cadeau offert garde en lui quelque chose du donneur: «présenter quelque chose à quelqu’un, c’est présenter quelque chose de soi» (Mauss 2002[1925]). Accepter quelque chose de quelqu’un, donc, c’est aussi accepter une partie de son essence spirituelle, de son âme. Comme l’objet donné véhicule l’identité du donneur, le receveur est tenu de rendre à son tour; il lui faut rendre à autrui ce qui est en réalité partie de sa nature et essence, car le fait de conserver cet objet pourrait s’avérer dangereux, voire mortel. Cette obligation n’est pas simplement nécessaire, mais aussi liée au fait que l’objet qui provient d’une autre personne reste attaché physiquement et spirituellement à celle-ci, de sorte qu’il exerce un pouvoir sur le receveur.

Cette explication avancée par Mauss a été critiquée pour son caractère irrationnel et de type presque «mystico-religieux» (Godelier 2000). Il convient, certes, de situer ces idées dans le contexte où elles ont été étudiées, notamment en tenant compte du fait qu’elles ont été repérées dans des sociétés dites «archaïques» (en Mélanésie et Polynésie du XIXe siècle) et

qu’elles ne sont pas généralisables. Cependant, cette théorie a été un point départ assez important dans l’histoire de l’anthropologie, en formant un paradigme classique.

Le circuit d’échange de don et contre-don est donc, selon Mauss (2002), source de solidarité et de cohésion sociale ou, au contraire, de tensions et de divisions potentielles. Ce type d’échange est fondamentalement différent de l’échange au sein de la société de marché et assez éloigné de la logique de l’Homo œconomicus, produit récent des sociétés occidentales. Selon cet auteur, le don est un phénomène universel, commun à toutes les sociétés humaines du passé et du présent. C’est le type d’échange naturel vers lequel les

43 sociétés tendraient à revenir; c’est une sorte de morale universelle associée à notre condition d’animal politique. Le système d’échange-don, inversement à l’échange marchand, ne vise pas à l’accumulation de la richesse mais plutôt à sa mise en circulation. Son but principal n’est pas celui de capitaliser des biens ou des avoirs, mais plutôt celui d’augmenter le prestige du donneur. Ces deux systèmes diffèrent aussi par le statut conféré aux objets échangés, qui deviennent des objets de prestige et symboliques lorsqu’il s’agit de l’échange-don. La nature de la relation créée entre les partenaires diverge également, s’établissant plutôt sur des relations personnalisées, de réciprocité et de dépendance dans le cas du système de don et contre-don.