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1.2 Le sang : un symbole universel et à sens multiples, hier et aujourd’hui

1.2.5 Le sang : une substance ambigüe et paradoxale

Plusieurs chercheurs en sciences sociales ont montré que le sang possède, en somme, un sens à la fois ambigu et ambivalent, et qu’il est imprégné de connotations fortes et paradoxales. Il a la capacité de condenser des significations contradictoires, qui s’appliquent à différents domaines de l’expérience humaine (politique, parenté, religion, guerre, biomédecine, ethnicité, mort, naissance). Le sang réussit à unir fantasmes romantiques et explications rationnelles.

L’anthropologue Copeman (2009, 2011), montre qu’en Inde le don de sang n’est pas seulement une activité séculaire, mais qu’il est aussi le lieu de croisements entre conceptions médicales et valeurs spirituelles. En fait, dans le système d’approvisionnement de sang de l’Inde, la majorité de celui-ci provenait de donneurs rémunérés et des membres d’une même famille. Durant plusieurs années, différents programmes ont essayé d’augmenter le nombre de dons de sang non-rémunérés et volontaires; ces essais ont toutefois été peu fructueux. Il semble qu’à l’origine de cette situation se trouvaient certaines

25 idées répandues dans la population au sujet de ce que le sang véhicule. De manière générale, cette substance est considérée comme un symbole de force, et en donner était perçu comme une activité malsaine qui menace la fertilité et la vitalité. Cependant, le nombre de dons de sang a augmenté de façon considérable au cours des dernières années, à tel point qu’on parle maintenant d’un excès de sang collecté. Ce phénomène est étroitement lié au pouvoir détenu par les autorités spirituelles, aux croyances religieuses et à l’expressivité politique des gens.

Les autorités religieuses mobilisent leurs adeptes à donner du sang de différentes manières. D’abord, le simple attachement dévotionnel de ces derniers envers leurs chefs spirituels est en soi une motivation suffisante. Ensuite, ces personnes croient recevoir des bénédictions de leurs guides spirituels et que celles-ci les aide à renouveler leur sang. De plus, l’acte de donner du sang constitue, selon plusieurs, une façon de se purifier et d’accumuler des mérites d’ordre spirituel. Aussi, être donneur de sang implique une série de responsabilités et d’obligations (promues par l’OMS et la Croix Rouge), lesquelles sont conçues comme une sorte d’ascétisme non seulement physique, mais aussi religieux, dans le sens où il amène à un perfectionnement de soi et conduit à la libération du cycle de renaissances. Enfin, le sang donné favorise la croissance spirituelle du receveur, étant donné qu’il reçoit les qualités morales du donneur. Ainsi, l’amélioration des qualités spirituelles et morales du transfusé peuvent s’opérer grâce au sang purifié reçu.

Par ailleurs, donner du sang est aussi le lieu de l’expression politique de la population de l’Inde moderne. Les journées de collecte se déroulent dans le cadre des commémorations en l’honneur de soldats et de politiciens assassinés. De cette manière, le don de sang devient une façon d’articuler le sens patriotique et l’identité citoyenne, surtout chez les classes sociales moins favorisées économiquement (les plus nombreuses à faire des dons). Le travail de Copeman (2009, 2011) montre que le don de sang est l’objet de différentes réinterprétations et sens, selon le cadre socioculturel dans lequel il s’insère. Il met en évidence le fait que le corps et le sang humains jouent un rôle tant dans la production du religieux que dans celle du médical et du politique. C’est dans ce sens que l’auteur parle d’une «créativité médicale biospirituelle».

26 D’autres études en sciences sociales ont aussi montré le sens ambigu et bivalent du sang dans le fait qu’il puisse condenser des significations hétérogènes voire contradictoires (Carsten 2013, Charbonneau 2013, Fantauzzi 2008). Cette capacité semble être en lien avec le fait que le sang coule dans tout l’organisme. Cela tiendrait également des relations qu’il entretient avec d’autres fluides corporels, ainsi qu’à ses qualités intrinsèques qui forment des couples d’oppositions: liquide et solide, épais et clair, chose en soi et constituant d’une personne. Sa couleur rouge peut signifier la vie, mais aussi la mort (Hugh-Jones 2011, Douglas 1966, Turner 1967). Le sang est un symbole naturel qui véhicule des associations découlant de ses racines organiques; ce faisant, il rend naturel des processus sociaux (Weston 2013). De plus, le fait qu’il ressemble à un médicament dû à la possibilité de le transfuser ainsi que le fait qu’il puisse sortir du corps et y rentrer sont autant de conditions qui rendent cette substance spéciale. En bref, le sang est un élément qui se prête à différentes connotations, et dont on peut dire qu’il constitue un paradoxe vivant.

« Starr (2002) résume l’histoire du sang dans les sociétés occidentales, qu’il découpe en trois époques. La première est celle de la magie du sang (Blood Magic), qui va de l’antiquité au début du XXième siècle, période au cours de laquelle le sang est avant tout un puissant symbole, auquel on attribue des vertus magiques. La seconde époque est celle des guerres du sang (Blood Wars), qui couvre les grandes guerres du XXième siècle, au cours de laquelle le sang devient un élément stratégique, et où l’on voit la réalisation de nombreux progrès scientifiques. Enfin, la troisième époque est celle de l’argent du sang (Blood Money), qui va des années 1950 à aujourd’hui, période au cours de laquelle le sang devient l’objet du commerce et d’une industrie mondiale, en acquérant le statut de

médicament ou de marchandise (medicine ou de medical commodity)12 » (Latreille 2009 :

3).

Comme l’anthropologue Carsten (2011, 2013) l’a signalé, les significations attribuées au sang ne sont ni évidentes ni stables. Ce dernier est un objet qui a des propriétés singulières en tant que substance corporelle, que matière et que métaphore; il possède des qualités polyvalentes ainsi qu’une capacité exceptionnelle d’accumuler différents niveaux de résonance symbolique. Le sang a aussi la faculté de circuler ou de se déplacer entre les

12 Au Canada, au sens de la Loi et du Règlement sur les aliments et drogues, le sang entier et ses composants sont considérés comme étant des médicaments depuis 1989.

27 différentes sphères de la vie, comme la parenté, la religion et la biomédecine (Hugh-Jones 2011, Howell 2014, Copeman 2011). À titre d’exemple, Carsten (2011) a exploré les façons à travers lesquelles le sang circule entre des aires du savoir et de pratique dites scientifiques et des aires qui sont, apparemment, surtout modelées par la culture (ex.: espace religieux, espace familial, la question ethnique). Ces différentes conceptions ainsi que la capacité du sang à les contenir et à bouger entre ces multiples registres méritent d’être approfondis dans des environnements cliniques où la relation avec cette substance est principalement liée à des raisons médicales.