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A. De quoi la ‘biobanque’ est-elle le nom ?

2. Qui sait ce que sont les biobanques ?

Il est rare que l’on sache précisément ce qu’est une biobanque (Gaskell and Gottweis 2011; Gaskell et al. 2012). La plupart des personnes qui savent précisément ce dont il s’agit sont ceux qui, pour une raison ou une autre, ont (eu) à faire avec la recherche. Il s’agit notamment de biologistes, de médecins, de chercheurs en sciences humaines et sociales spécialisés dans l’étude des sciences contemporaines, d’experts en bioéthique, de participants à la recherche ou de patients. Parce qu’ils contribuent au fonctionnement de la biobanque, qu’ils y piochent, qu’ils la réglementent ou l’étudient, chacun de ces groupes est susceptibles de connaître le nom de biobanque - et d’en avoir une idée singulière selon l’expérience et la perspective qui est la sienne.

Définir a priori, c’est-à-dire hors contexte, la biobanque n’est donc pas chose aisée mais là où l’affaire se complique encore, c’est que le terme de biobanque recouvre des réalités très diverses. La biobanque désigne un dispositif, certes, mais contrairement à ce qu’une vision un peu éculée de la science peut véhiculer en termes de prétention à l’objectivité et à l’univocité, certaines pratiques n’ont rien de standard : elles héritent des structures existantes, épousent les contraintes locales, reflètent la culture des acteurs et de leurs projets. Les biobanques appartiennent à ce type de réalité. Elles ne portent pas toutes sur les mêmes objets ; ne sont pas de la même taille ; ne regroupent pas des objets de la même échelle ; ne relèvent pas d’institutions homologues ; ne posent pas les mêmes enjeux de protection ; ne servent pas les mêmes fins.

Ces différences expliquent que la terminologie même de biobanque soit encore discutée et que l’ensemble des acteurs de la recherche biomédicale ne soit pas parvenu à un consensus. Autrement dit, 1. le nom de biobanque ne pointe pas vers un objet unique et 2. le nom ne fait pas consensus au sein des communautés qui s’y réfèrent. Tant sur les versants objectif que subjectif, définir la biobanque n’a rien d’une évidence. Dans leur ouvrage intitulé Les Biobanques, les juristes Florence Bellivier et Christine Noiville présentent de façon ramassée et pour le moins problématique, cette question terminologique.

« A nouvelle réalité, nouveau mot. Pour désigner ce phénomène en expansion, plutôt que celui de collection, c’est le vocable plus imagé de « biobanque » qui, apparu en Scandinavie au milieu des années 1990, s’impose en dépit de sa fausse connotation marchande (to bank signifie simplement « déposer »).

(…) De fait, le vocable « biobanque » n’est pas encore bien stabilisé. Les uns préfèrent parler de biothèques. Les autres, tel le législateur français, de collection d‘échantillons biologiques. D’autres encore de centres de ressources biologiques (CRB). Et pourquoi pas « banques de données génétiques » ou « bases de données de la recherche en génétique humaine (OCDE), biobanques virtuelles (Hunan Genome Organisation ou Institute for Research), « biorepositories» (OCDE, International Society for Biological and Environmental Repositories), « banques de tissus », « banques de gènes », « registres » ? C’est dire si la terminologie est flottante et l’imagination sémantique des acteurs, débridée. » (Bellivier and Noiville 2009, p.5)

Ce court texte pose deux ensembles de questions.

- Tout d’abord, est-il juste de considérer la biobanque comme une nouvelle réalité ? N’est-ce pas précisément le fait de forger un nouveau nom qui donne l’illusion de se référer à une nouvelle chose ? Répondre à cette question, c’est précisément questionner, au-delà de la terminologie, la chose elle-même. Nous y reviendrons.

- Par ailleurs, la terminologie de biobanque n’est pas unanimement acceptée : elle est régulièrement débattue et plusieurs appellations lui font concurrence. Si ce nom imagé s’impose, c’est, comme l’expliquent les auteurs, en raison de son pouvoir

qui n’est pas stabilisé, qui donne à imaginer autant qu’à penser et qui par la connotation marchande qu’il véhicule pourrait prêter à confusion.

Afin de réfléchir à l’incidence que le nom de biobanque peut avoir sur les esprits et donc sur le débat public, voici relatées ci-après deux expériences qui traduisent le trouble suscité par le nom de biobanque - l’une proprement personnelle et l’autre résultant d’une enquête d’opinion.

a. Revenons au moment où j’ai entendu parler de biobanque pour la première fois.

Étudiant les questions politiques liées à l’innovation technologique, je lisais régulièrement la rubrique « technologies » du Monde, quand je me suis arrêtée sur le nom « biobanque » avec curiosité. L’article intitulé « Les biobanques, réserves de tissus humains, se multiplient » semblait issu d’une nouvelle de Philip K. Dick. Non seulement il existait quelque part des

« réserves de tissus humains », mais, de plus, celles-ci proliféraient sous la forme de banques.

Sur fond de crise économique, le pouvoir d’évocation du nom « banque » était, en effet, à même de suggérer de nombreuses associations. Il pouvait s’agir de pratiques de dépôt, d’échanges voire de transactions susceptibles de faire naître le soupçon d’une dangereuse association de la biologie et de l’argent. Consciente dans le même temps du rôle proprement communautaire joué par l’institution bancaire qui rémunère l’épargne des uns en investissant dans l’entreprise des autres, je prêtais aussi à la biobanque une promesse de solidarité. Quand enfin, il me vint à l’esprit de transposer à l’univers de la recherche biomédicale l’étrange ambiguïté de ce lien fait de confiance et de suspicion qui unit le déposant à son banquier, j’eus le vertige.

À la manière du peintre de Prévert5 qui, en voyant une pomme, se laisse emporter par

« une innombrable foule d’associations d’idées », j’étais à la merci des associations périlleuses que ce nom de biobanque évoquait.

Arrêtons-nous un instant sur ce poème. Un peintre qui se veut réaliste entreprend de peindre une pomme. Il dispose donc le fruit devant lui, passe derrière sa toile, empoigne son pinceau et s’apprête à peindre quand, observant la pomme, il est pris de vertige par tout ce que cette pomme évoque. Le poème retranscrit l’avalanche de ces images. Celles-ci forment une composition où interviennent l’imaginaire, le champ sémantique, le culturel, l’historique et même le mythique.

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5 Prévert J. 1949 [1976]. « Promenade de Picasso » in Paroles. Paris : Gallimard.

(…) le malheureux peintre de la réalité se trouve soudain alors être la triste proie d'une innombrable foule d'associations d'idées Et la pomme en tournant évoque le pommier le Paradis terrestre et Ève et puis Adam l'arrosoir l'espalier Parmentier l'escalier

le Canada les Hespérides la Normandie la Reinette et l'Api le serpent du Jeu de Paume le serment du Jus de Pomme et le péché originel

et les origines de l'art

et la Suisse avec Guillaume Tell et même Isaac Newton

plusieurs fois primé à l'Exposition de la Gravitation Universelle et le peintre étourdi perd de vue son modèle

Et s’endort (…)

Ce sont toutes ces images liées aux aventures de la Pomme dans notre civilisation qui empêchent le peintre traditionnel de voir la pomme telle qu’elle est. Et ce vertige des images finit par assoupir le pauvre peintre de la réalité.

De même, dans la mesure où la biobanque sonnait comme une sorte de banque, elle n’était pas neutre à mon oreille et ce jeu du signifiant me faisait appréhender la biobanque (dont j’ignorais à peu près tout) en mode Homo Œconomicus. Ce nom nouveau et particulièrement évocateur s’était ainsi entrelacé dans le tissu de mon expérience, de mes croyances, de mes craintes et de mes espoirs. Au terme de cette lecture, la rêverie l’avait sans doute emporté sur la réalité.

Ce récit n’aurait aucun intérêt si ce rapprochement était uniquement de mon fait. Mais il se trouve que les travaux de recherche qui entendent rendre compte de la façon dont le public perçoit l’innovation biotechnologique décrivent des phénomènes extrêmement proches. Alors qu’ils participaient autrefois à la construction d’un modèle qui soulignait la déficience du grand public (c’est-à-dire ignorant des sciences et des techniques et qu’il fallait éduquer), les sociologues, politistes ou éthiciens étudient désormais comment le public accueille des avancées scientifiques ou technologiques estimées problématiques. Cette seconde approche a

l’avantage de montrer en quoi l’information que l’on donne au public est toujours déjà infléchie par ses attentes, par son expérience et par ce à quoi il tient.

Pour en avoir fait l’épreuve lors d’une de nos enquêtes destinée à tester les attentes du public face à l’arrivée de nouvelles technologies de tests génétiques, nous pouvons témoigner de qu’il est pour ainsi dire impossible de faire parler le public dans des catégories imposées (Soulier, Leonard, and Cambon-Thomsen 2016). Les personnes ordinaires s’exprimaient au moyen d’analogies, de métaphores et de comparaisons pour discuter des objets que nous leur présentions afin de rattacher les discussions à ce qui les concernait, dans leur vie. Non pas d’ailleurs que les conversations ne se fussent concentrées sur les intérêts individuels, bien au contraire, les situations personnelles n’étaient convoquées que dans la mesure où elles permettaient de discuter de l’intérêt général. Mais c’est bien sur le fond de cette connaissance très personnelle et fondée sur l’expérience individuelle, que la discussion a eu lieu.

C’est à ce titre que le nom de biobanque, et les résonnances financières que le nom charrie, posent problème. Le rapport du CCNE consacré « aux problèmes éthiques posés par les collections de matériel biologique et les données informatiques associées » pose ainsi le problème des perturbations induites par le pouvoir d’évocation du terme biobanque :

« Le terme de biobanque aujourd’hui semble évoquer le dépôt d’un bien approprié, ayant une valeur marchande. Il peut apparaître comme privilégiant à l’excès la valorisation de l’échantillon ou de la donnée d’information. Il occulte l’origine humaine des prélèvements et les problèmes éthiques qui en résultent. »6

Le pouvoir d’occultation du terme est donc bien connu mais reste à analyser ses effets chez le grand public. D’où la deuxième expérience que nous relaterons ici.

b. Au cours des focus-groupes que nous avons organisés auprès de personnes découvrant, pour la plupart, les pratiques de biobanques, l’univers sémantique de la « banque d’argent » a régulièrement fait irruption dans les conversations. En voici quelques exemples :

- « Quand on participe, on est sensé avoir un compte, à la biobanque ? Ça marche comme dans une banque, avec un code secret ou une clé peut-être ? »

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6 Nous soulignons. Avis 77 du CCNE, disponible en ligne : http://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/publications/avis077.pdf

- « Je ne comprends pas bien. On parle bien d’une banque, là. À un moment ou à un autre, je vais bien être rémunérée pour les échantillons que je donne »

- « Alors, vous les appelez comment ceux qui dirigent vos biobanques, là ? Des

« biobanquiers » ? Ah, bonjour la confiance ! »

L’enquête menée avait pour ambition de mettre au jour les ressources argumentatives que recèlerait un débat public sur les biobanques. Loin d’envisager ces irruptions comme parasitaires, celles-ci nous informaient donc sur le tour que prendrait un tel débat chez des personnes entendant parler de biobanque pour la première fois. Comme la référence au champ sémantique de la banque est automatique chez des personnes qui ne connaissent la biobanque que de nom, le public appréhende généralement la seconde (inconnue) à l’aune de la première (bien connue). C’est ainsi que la biobanque devient une banque parmi d’autres.

En linguistique, ce phénomène prend le nom d’illusion linguistique (Le Ny 1989). Si nous nous accordons pour admettre qu’il existe à la fois des mots et des choses et que les deux sont liés, l’illusion consiste dans le fait de croire non seulement que les mots de la culture représentent exactement les choses de la nature mais encore que les choses sont la signification des mots. Autrement dit, quand on est en proie à l’illusion linguistique, on en vient à se tromper quant à la capacité des mots de la langue naturelle à produire une représentation exacte de la réalité. Ce que le thème de l’illusion dénonce, c’est notre manque de prudence à l’égard des mots – lesquels ne produisent pas de connaissance adéquate de la réalité mais nous enferment dans leur monde, celui de la culture. Or les deux expériences relatées ci-avant reflètent cette illusion partagée et soulignent l’importance du mot dans le rapport à la chose qu’il désigne. En raison de ce terme de « banque » qui détonne dans le contexte de la recherche biomédicale mais aussi, parce que nous autres profanes, ne connaissons en général la biobanque que de nom, celle-ci nous inspire aussitôt une certaine méfiance.

Le Cratyle de Platon s’ouvre justement sur le conflit opposant deux interlocuteurs qui conçoivent différemment le lien entre les mots et les choses. Le dialogue met en scène Cratyle, selon qui il existe « pour chaque chose un nom qui lui est naturellement approprié » et son pendant, Hermogène, qui croit que « quel que soit le nom qu’on donne à une chose, c’est le nom juste » (Platon 1998). Les deux hommes s’affrontent quand Socrate, à qui l’on demande son avis sur la question, renvoie dos à dos les deux thèses : la première qu’il dénoncera comme relevant du phénomène que nous avons décrit comme procédant d’une

Pour Cratyle comme pour Hermogène, la dénomination est un rapport entre deux termes, elle relie immédiatement le mot et la chose. Mais un nom n’est pas un simple signal pointant vers la chose qu’il désigne, et il n’est pas davantage un signe interchangeable que l’on aurait décidé d’imposer à une chose. Entre le mot et la chose, il existe une médiation : la représentation que les hommes se font des choses. C’est elle qui confère leur signification aux noms, leur permet de signifier et non pas seulement de désigner. Plus précisément, cette représentation, parce qu’elle est implicite et irréfléchie, correspond à ce que Platon appelle une opinion.

L’exemple que donne Socrate est très clair : il porte sur l’origine du nom « dieux ».

Tout d’abord Socrate précise – point intéressant pour nous – qu’il ne connait les dieux que de nom et que, pour cette raison, son enquête ne portera pas sur les dieux eux-mêmes (la chose) mais sur l’opinion que les hommes en avaient quand ils ont choisi ce nom. Ceux qui ont attribué les noms, l’ont fait « selon ce qu’ils croyaient que les choses étaient », ce qu’ils les tenaient pour être (401a, 436b, 411b-c). C’est cette opinion qu’il convient d’analyser. Tout l’effort de Socrate consiste donc à montrer que la dispute qui oppose Cratyle et Hermogène résulte d’un problème mal posé ou en tout cas que ce problème nécessite qu’on en résolve un autre au préalable : l’évaluation de l’opinion qui, commandant toutes les autres, constitue la langue en système.

Arrêtons-nous avec Socrate sur l’exemple de l’étymologie du nom « dieux » que, précisément, nous ne connaissons que de nom. Demandons-nous plus précisément ce que pensaient ceux qui ont institué ce nom. Paradoxalement, ces réalités éternelles que sont les dieux (theoi) reçoivent pour étymologie « ceux qui courent (thein) toujours » ! Pour Socrate, cette erreur témoigne de ce que ceux qui ont attribué ce nom aux dieux avaient une opinion fausse de la nature, puisqu’ils ne pouvaient considérer la réalité vraie que soumise à un mouvement permanent. Autant dire que pour eux, seul le devenir sensible était réel. Comment interpréter cette erreur portant sur la nature des choses ? Selon Socrate, l’erreur ontologique résulterait de l’attitude cognitive de ces hommes « qui, à force de tourner en rond en cherchant à comprendre comment sont les êtres, sont pris de vertige, et, du coup, ont l’impression que ce sont les choses qui tournent en rond » (411b). Ceux qui ont attribué les noms, les peintres de la réalité, ont ainsi prêté leur propre confusion aux choses qu’ils nommaient. A la fin du dialogue (439b-c), Socrate en vient ainsi à conclure que ce ne sont pas les choses qui tournent sur elles-mêmes mais ceux qui ont institué les noms « qui sont tombés dans une sorte de tourbillon, qui s’embrouillent, et qui nous entraînent à tomber avec eux ».

Les noms ne sont pas forcément justes. Ils sont le fait d’une opinion et non d’une

connaissance établie, ils peuvent donc être biaisés par un préjugé. A vouloir trouver le signifié dans le signifiant, on se laisse donc entraîner par ces opinions primitives, que celles-ci soient vraies ou fausses.

Au terme de ce détour platonicien, l’on apprend donc deux choses. Premièrement, que les noms ne sont pas nécessairement révélateurs de la réalité de la chose et qu’ils peuvent nous embrouiller si ceux qui les ont institués étaient en proie à des opinions erronées.

Deuxièmement, que l’illusion linguistique consiste à prendre le nom pour ce qui est propre à la chose lorsqu’il n’en est qu’une formulation primitive. Socrate assigne dès lors un rôle essentiel au philosophe, celui de débarrasser les mots des opinions héritées qu’ils ne cessent de véhiculer et ce, afin de rendre possible une connaissance réelle de la chose. Le philosophe doit regarder à la fois en avant, lorsqu’il recherche au moyen de la raison une définition qu’il sait ne pas encore tenir, et en arrière, vers les significations passées véhiculées par la langue.

Tout mot soumis par lui à examen est donc à la fois l’avenir de son sens, qui lui adviendra au cours de la recherche dialectique, et le passé de ses contenus, résultat d’une élaboration antécédente opérée par l’usage et par l’opinion.

La conclusion de Cratyle est qu’il faut partir des choses et pas des noms – ce qui, compte tenu de la difficulté qu’il y a à définir cet environnement de recherche singulier qu’est la biobanque, nous semble le programme le plus approprié. Nous procéderons ainsi par études de cas au cours de cette thèse en nous arrêtant sur des entités, nommées biobanques par la communauté de la recherche en génomique. Nous gardons ce mot parce qu’il est en usage et qu’il nous renseigne sur la communauté de ceux qui l’utilisent même si nous ne pensons pas qu’il s’agisse du nom le plus approprié.