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Définir, classer, ordonner sont des pratiques aussi nécessaires qu’ordinaires dans les sciences post-génomiques. Or les catégories constituées par ces opérations sont appelées à faire sens, non seulement dans la sphère médicale mais aussi plus largement parfois dans le monde social et politique. Or, mettre en ordre des données – quand celles-ci sont produites en grande quantité, quand celles-ci relèvent de plusieurs disciplines, quand celles-ci sont issues de contextes divers et promises à des études variées – est une tâche complexe. Ces questions de mise en ordre interrogent les pratiques, les cultures, les croyances, les représentations et les contraintes matérielles qui orientent les classements. Les classifications de la science, une fois établies, sont appelées à jouer un rôle dans notre société : elles orienteront des prises de décision politiques et fourniront le socle de ce qui se donne pour factuel, objectif voire naturel dans nos représentations collectives. À ce titre, elles posent la question de la communication entre disciplines, mais aussi entre science et corps politique, corpus juridique et réflexion éthique et enfin entre les institutions et le public.

Autrement dit, quand les scientifiques estiment ne travailler qu’avec « des données et à la rigueur des échantillons » (cf. p. 4), c’est aussi tout un monde de représentations qu’ils manipulent. Certes, un biostatisticien ne croise pas le regard d’un participant à la recherche, ni n’entretient de relation en face à face avec lui mais il n’en reste pas moins aux prises avec de l’humain. Il n’expérimente pas sur des corps individuels mais la science qu’il produit à partir de matériel biologique opère à un autre niveau : celui du corps politique. Car, ce que la science nous dit de la vie est en soi un objet de la politique – ou comme le dit le philosophe Michel Foucault :

« Ce qu'on pourrait appeler le « seuil de modernité biologique » d’une société se situe au moment où l'espèce entre comme enjeu dans ses propres stratégies politiques. L'homme, pendant des millénaires, est resté ce qu'il était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d'une existence politique ;

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l'homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d'être vivant est en question ». (Foucault, 1994 (1976), p. 191)

Pour Foucault, l’espèce et plus précisément encore le concept opérationnel de population constitue la pierre angulaire de tout l’édifice sur lequel se fonde la biopolitique. La population est en effet « l’opérateur de transformation qui a fait passer de l’histoire naturelle à la biologie, [mais aussi] de l’analyse des richesses à l’économie politique, de la grammaire générale à la philologie historique» (Foucault, 2004, p. 80). Bien que le sens du mot

« population » soit toujours tiraillé entre diverses déterminations – biologique, épidémiologique, démographique, statistique ou historique –, le niveau biologique offre pour Foucault le point d’ancrage fondamental de signification pour une raison simple : la biologie définit la norme naturelle et porte dès lors une justification sui generis qui peut aisément être mobilisée sur le plan politique. Le premier enjeu pour nous, avant d’examiner quels usages sociaux et politiques peuvent être faits de la population telle qu’elle est définie au niveau génomique, consiste donc à comprendre par quelles opérations ces populations sont construites.

1. La population génomique en pratique

La génomique est intimement liée aux pratiques de taxonomies – qu’il s’agisse de différencier le normal du pathologique ou de distinguer des individus, voire des groupes. Elle permet de sonder la variabilité humaine à l’échelle moléculaire et de catégoriser des populations, ou plus précisément des populations de gènes. La construction de ces populations peut avoir un impact profond sur les catégories d’appartenance et de différence, auxquelles elle confère une assise biologique.

Les catégories ethniques notamment sont aujourd’hui revisitées à l’aune de la génétique des populations qui permet d’établir la relation entre un groupe humain, un territoire, une histoire et un set de biomarqueurs situé sur l’ADN d’individus. Différentes disciplines sont susceptibles d’exploiter ces découvertes scientifiques – au titre desquelles la médecine bien sûr mais aussi l’expertise médico-légale, la paléontologie ou la recherche en généalogie. La question est de savoir comment on construit ces populations de gènes et quel rapport ces constructions scientifiques entretiennent avec d’autres modes d’être du collectif.

a. Qu’est ce qu’une population génomique ?

La génétique des populations consiste à appliquer les principes fondamentaux de la génétique mendélienne à l'échelle des populations. Elle permet d’étudier la distribution et les changements de fréquences des versions d’un gène (les allèles), dans les populations d’êtres vivants. Initiée pendant l’entre-deux-guerres, cette discipline a permis de faire la synthèse entre la génétique mendélienne et la théorie de l'évolution, donnant ainsi naissance au néo-darwinisme (théorie synthétique de l'évolution) et à la génétique quantitative. La génétique des populations est utilisée dans différents champs scientifiques. Elle a des applications en épidémiologie où elle permet de comprendre la transmission des maladies génétiques. Elle permet également de comprendre les mécanismes de conservation et de disparition des espèces et des populations qui les constituent ainsi que des phénomènes de migration et de mélanges de populations. La génomique peut donc contribuer à l’histoire de nos origines.

La variabilité génétique d'une espèce se structure à quatre niveaux : la métapopulation, la population, l'individu, le gamète.

- La métapopulation constitue un ensemble fermé qui n’échange pas de gènes avec l'extérieur : c'est le niveau qui correspond à celui de l'espèce.

- La population, sous-population ou dème correspond à une subdivision géographique.

Les dèmes échangent du matériel génétique avec les dèmes voisins et maintiennent ainsi une certaine diversité génétique mais en cas d’isolement géographique ou culturel (forte endogamie), une forme d’isolement génétique peut avoir lieu qui explique que différentes fréquences d’allèles existent dans différentes populations.

- L'individu est diploïde (c'est-à-dire porteur au même locus de deux allèles provenant l'un du père, l'autre de la mère, un sur chaque chromosome homologue) et peut donc être soit homozygote (porteur de deux allèles identiques), soit hétérozygote (porteur de deux allèles différents. Suivant le jeu d'activation/répression de l'expression de ses allèles, un individu hétérozygote pour un grand nombre de ses gènes disposera d'un nombre considérablement plus grand de modes de fonctionnement qu'un individu plus homozygote sur un plus grand nombre de positions. Il y a donc d'importantes différences de variabilité génétique au niveau individuel. Plus elle est forte, plus on doit s'attendre à ce qu'elle soit associée à une plus grande homéostasie (vigueur hybride) et à une plus grande variabilité des gamètes. Inversement, plus la variabilité génétique d'un individu sera réduite, plus il risquera d'être fragile, mais plus sa

- Le gamète n'a plus de variabilité génétique puisqu'il ne porte qu'un seul allèle de chaque gène. Il ne reste à ce niveau qu'une variation entre gamètes qui dépend de la variation allélique de chaque gène dans la population et des différentes possibilités de leurs associations sur le même chromosome.

Depuis les débuts de la discipline, les généticiens des populations décrivent donc le groupe que leur science décrit, la population, comme un dème – c’est-à-dire un groupes d'individus plus génétiquement semblables les uns avec les autres qu’avec d’autres individus (Gilmour and Gregor 1939). Lorsque des entomologistes cherchent à évaluer les modèles de variation génétique au sein d'une espèce d'araignées, dans un lieu donné, ils ne s'inquiètent pas à l'avance des limites des différents dèmes qu'ils trouveront. Ils quadrillent le terrain, recueillent des spécimens aléatoires sur chaque parcelle, déterminent leur génotype et délimitent les limites de chaque population, selon les données de fréquence des marqueurs génétiques obtenues. Il faut cependant comprendre qu’en fonction de leurs objectifs, les scientifiques adopteront des résolutions différentes, c’est-à-dire qu’ils regarderont différents sets de biomarqueurs. En fonction du nombre et du type de loci qu'ils comparent, les limites des populations construites se déplacent, de sorte que certaines araignées pourront tantôt appartenir à une population génétique et tantôt à la population voisine (Wells and Richmond 1995).

En théorie, on pourrait faire de même pour sonder la variabilité génétique de l’espèce humaine. Si des échantillons de sang (sans annotation ethnique) étaient recueillis de façon systématique et en nombre suffisant dans le monde entier, on verrait apparaître une certaine structure des populations humaines – ou plutôt des structures populationnelles puisque les populations dépendraient des niveaux de résolution adoptés. Les réseaux de personnes partageant des marqueurs inhabituels spécifiques (comme des mutations BRCA1 de la lignée germinale) ne correspondraient nécessairement pas aux populations plus homogènes que d’autres sur le plan génétique parce qu’elles sont en grande partie endogames.

À de rares exceptions près, qui correspondraient à des lieux géographiquement particulièrement isolés, les cartes des groupes humains qui seraient produites par cette stratégie d'échantillonnage n'auraient aucune ressemblance avec une carte des communautés politiquement reconnues ou auto-identifiées. Les généticiens des populations ont observé que:

La conclusion fondamentale tirée de l'étude des différences entre les groupes sociaux [auto-identifiés], c’est que ces différences sont ténues par rapport aux

différences au sein des groupes eux-mêmes. L'aspiration à la « pureté raciale » du racisme classique est absurde. Il y aura presque la même variation génétique chez les individus d’un village ou d’une petite tribu que dans le monde entier.

Seules les populations humaines de très petites îles qui ont été soumises depuis longtemps à une endogamie très étroite manifestent une augmentation modérée de l'homogénéité génétique110. (Cavalli-Sforza 1993, p. 31)

En théorie, disions-nous, procéder avec les êtres humains comme avec les araignées afin de déterminer des dèmes, est chose possible. Pourtant les généticiens des populations ne procèdent pas de cette façon en ce qui concerne les populations de l’espèce humaine : ils partent de groupes tels qu’ils sont socialement définis. Des raisons peuvent expliquer ce choix – à commencer par le fait que les cultures, la géographie, les langues et l’histoire contribuent grandement à l’endogamie111 au sein de communautés tribales, villageoises, régionales ou diasporiques. Mais ce choix s’explique dans la mesure où la génétique des populations a vocation à être utile pour aider les êtres humains à améliorer leur bien-être et leur compréhension personnelle : il n’est donc pas étonnant que les scientifiques partent de la communauté telle qu’elle est : c’est-à-dire telle qu’elle contribue à l’identité de ses membres ; telle qu’elle existe sur le plan politique; telle qu’elle peut être mobilisée pour faire l’objet d’une intervention.

La description de la variation génétique au sein de l’humanité a vocation à aider à la compréhension de l’histoire des communautés humaines et à constituer un levier d’action pour intervenir en matière de santé publique. De ce point de vue, Foucault a raison de dire que la population, « c’est […] tout ce qui va s’étendre depuis l’enracinement biologique par l’espèce jusqu’à la surface de prise offerte par le public » (Foucault, 2004, p. 77). La notion de « communauté n’est qu’un opérateur qui permet de faire la médiation entre la population en un sens biologique (le dème) et le public, c’est-à-dire :

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110 Nous traduisons de l’anglais : “the basic conclusion from the study of differences among [self-identified social] groups is that they are small compared with the differences within the groups themselves. The aspiration of “race purity” of classical racism is absurd. A village or a small tribe will show almost the same extent of genetic variation among individuals as will the whole world. Only human populations of very small islands that have been subjected for a long time to very close inbreeding show a moderate increase in genetic homogeneity”.

111 La structure génétique d’une population est très influencée par les modes de regroupement, de mariages, eux-mêmes socialement ancrés ou même déterminés par la langue, la religion et les prescriptions sociales. La population uniquement biologiquement définie n’a pas grand sens et surtout sa variation observée ne eut pas être

« la population prise du côté de ses opinions, de ses manières de faire, de ses comportements, de ses habitudes, de ses craintes de ses préjugés, de ses exigences, c’est ce sur quoi on a prise par l’éducation, par les campagnes, par les convictions » (Foucault, 2004, p. 77).

La population que construisent les généticiens travaillant avec les humains est ainsi tiraillée entre une détermination biologique fondamentale du vivant (le dème) et une dimension émergente psycho-politique (le public), entre lesquelles elle tisse un lien continu (la communauté comme expérience sociale déterminante d’un point de vue biologique et périmètre d’intervention politique), déterminant ainsi « l’espace pertinent à l’intérieur duquel et à propos duquel on [i. e. le gouvernement] doit agir » (Foucault, 2004, p. 77). Comme nous le verrons, le fait que la population génomique soit une catégorie biopolitique a des conséquences non seulement pour les participants à la recherche mais aussi pour tous les membres d’une communauté (cf. La! personneJmembre!:! considérer! la! personne! et! ses!

appartenances!dans!l’éthique!de!la!recherche!en!génomique, p. 259). A ce stade, cependant, il

nous semble important de montrer en quoi cette particularité influence les pratiques scientifiques.

Contrairement aux généticiens qui s’intéressent aux populations de la vie sauvage, les généticiens qui s’intéressent aux populations humaines n’opèrent donc pas par quadrillage mais identifient des populations qui correspondent autant que possible aux limites des communautés telles que nous les décrivons socialement. Ils cherchent des marqueurs et des combinaisons de marqueurs, c'est-à-dire des niveaux de résolution, qui ont un sens socialement (voir Poloni et al., 1997). Une telle approche suppose de partir d’échantillons d’ADN dont les sources ethniques sont identifiées. Prenons un exemple pour expliquer cette démarche. Les scientifiques définissent dans un premier temps une population pertinente pour leur question scientifique puis ils établissent des fréquences d’allèles sur les différents marqueurs – en analysant le plus d’ADN possible de personnes considérées comme représentatives de cette population. Quelle que soit la population choisie comme référence, le calcul aboutit toujours à des pourcentages de fréquence allélique. Par exemple, si on décide de se demander quelle est la fréquence d’un certaine type (disons « 16/17 ») sur un marqueur donné (par exemple WVA) chez les moustachus, on obtiendra une réponse en pourcentage, après l’analyse de l’ADN d’un certain nombre de moustachus. On pourra dire que tant de pour cent des moustachus ont une formule allélique 16/17 sur le marqueur WVA. Et l’on pourra alors s’interroger sur ce que cette fréquence allélique signifie. Dans notre exemple : a