• Aucun résultat trouvé

Quand la libre circulation du matériel biologique devient un principe de la recherche

C. La place centrale des biobanques dans la bioéconomie

2. Quand la libre circulation du matériel biologique devient un principe de la recherche

À la différence des enjeux éthiques posés par la recherche biomédicale classique, la recherche en biobanque peut sembler beaucoup moins intrusive puisque ce ne sont pas les corps qui font l’objet d’une expérimentation mais du matériel biologique humain. On peut ainsi supposer que les individus ne portent pas d’intérêt particulier à ce matériau extraits de leur corps, au delà du risque informationnel qui pourrait résulter de l’identification de ces matériaux (cf. « L’empreinte! génétique!:! enjeux! éthiques! de! la! recherche! à! partir! d’une!

information!identifiante », p. 301). Sans doute faut-il cependant nuancer le détachement que les individus portent aux éléments de leur corps en fonction de leur importance vitale :

« Les tissus que nous considérons essentiels à l'intégrité corporelle et à notre fonctionnement - organes, sang, peau, membres - sont fortement investis d’une importance ontologique et leur perte est une catastrophe pour le sujet. Les tissus qui sont systématiquement répandus ou expulsés par le corps - les cheveux et les ongles, les sécrétions nasales, la salive, le pus, les particules de la peau, l'urine, les fèces, la sueur - sont ontologiquement neutres (mèches de cheveux) ou ontologiquement répugnants (urine, fèces, pus)61. » (Waldby & Mitchell, 2006, p. 84)

On pourrait même argumenter que les éléments du corps humain qui inspirent le dégoût sont à l’opposé de la valeur de soi et qu’il faut s’en débarrasser pour conserver une image de soi intacte (Kristeva 1980).

Outre ces déchets produits par les individus, on catégorise aussi comme déchets, un certain nombre de matériaux produits par l’activité de soin. Autrefois nommés « déchets hospitaliers », on parle aujourd’hui de déchets d’activités de soin pour désigner les « déchets issus des activités de diagnostic, de suivi, de traitement préventif, curatif ou palliatif, dans les domaines de la médecine humaine et vétérinaire. Sont assimilés aux déchets d’activités de soin les déchets issus des activités d’enseignement, de recherche, de production industrielle ainsi que ceux des activités de thanatopraxie » (décret N° 97-1048 du 6 novembre 1997).

Historiquement, les hôpitaux traitent ces matériaux comme s’ils étaient abandonnés. On considère que la personne dont ils sont issus y a renoncé et n’a pas l’intention de les réclamer (Gottlieb 1998). Il s’agit plus d’un déchet abandonné que d’un don à autrui ayant fait l’objet d’un acte de consentement. Cette catégorie de déchet abandonné à une institution (hôpital, clinique, cabinet dentaire) constitue un troisième terme entre le don et la marchandise. Nous proposons cependant de ne pas considérer cette catégorie comme une alternative aux deux autres mais bien plutôt une forme intermédiaire permettant au matériel biologique de circuler entre ses deux statuts.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

61 Nous traduisons de l’anglais : “Tissues that we consider essential to the body integrity and function – organs, blood, skin, the limbs – are strongly invested with ontological significance, and their los sis a catastrophe for the subject. Tissues that are routinely shed or expelled by the body – hair and nail clippings, nasal secretions, saliva, pus, skin particules, urine, feces, sweat – are either ontologically neutral (hair clippings) or ontologically repugnant (urine, feces, pus), the opposite of self value”.

L’exemple le plus fameux de la place centrale occupée par la notion de déchet dans la bioéconomie apparaît dans l’affaire Moore, telle qu’elle a été analysée par les anthropologues Catherine Waldby et Robert Mitchell. Cette histoire d’un patient dont les cellules ont été brevetées à son insu est désormais bien connue. Nous la résumerons donc rapidement. En 1976, John Moore apprend qu’il a une forme très rare de cancer de la rate, qui lui laisse, au mieux, cinq ans à vivre. Il se rend à l’université de Californie consulter le docteur Golde, un grand spécialiste de sa maladie. Le docteur Golde fait opérer J. Moore avec succès, mais prend soin de garder des échantillons de sa rate. Dans le cadre de son suivi post-opératoire, J.

Moore revient voir son médecin, tous les six mois, pendant sept ans. En janvier 1983, le docteur Golde dépose une demande de brevet sur les cellules de J. Moore. Elle lui est accordée l’année suivante. Quand le docteur Golde lui demande de signer un formulaire de consentement d’une trentaine de pages, J. Moore s’inquiète et découvre qu’il a été « trompé, volé et exploité par son docteur ». Il l’attaque en septembre 1984, ainsi que la société Genetics Institute et le groupe pharmaceutique suisse Sandoz, qui ont acheté les licences pour plusieurs millions de dollars. Très médiatique, le procès qui s’ouvre en 1984 s’achève en 1990, devant la cour suprême de Californie. Elle rend un verdict historique : elle ne reconnaît à J. Moore aucun droit de propriété sur ses cellules, « pour ne pas handicaper la recherche médicale en restreignant l’accès aux matériaux nécessaires ». L’industrie médicale se félicite et le docteur verse une compensation financière à John Moore, mais conserve son brevet.

Cette histoire a été commentée de multiples points de vue. L’affaire est en effet extrêmement complexe sur le plan juridique puisqu’il faut se prononcer sur la propriété d’un matériau biologique et qui celui-ci peut être compris soit l’échantillon de la rate de J. Moore ou la lignée cellulaire créée par le docteur Golde à partir de cet échantillon. Deux lignes d’interprétation s’opposent donc clairement entre la protection de la personne et une défense des droits de la propriété intellectuelle. Or tout l’argument de la Cour suprême consiste à se placer sur un autre terrain qui est celui de la protection de la santé publique. En effet, selon les juges alors en charge de l’affaire, le progrès de la science dépend de la libre circulation d’informations et de cellules d’institution en institution et de la translation des produits et des savoirs en médicaments. Or, reconnaître un droit de propriété à J. Moore sur ses cellules reviendrait à détruire ce système de libre circulation et à anéantir l’intérêt de l’industrie pharmaceutique qui ne bénéficierait plus des gains financiers qu’octroie la propriété intellectuelle.

« La théorie de la responsabilité que Moore nous exhorte à endosser menace de détruire l'incitation économique à mener des recherches médicales importantes62. » (Moore versus Regents of the University of California, 1990, 161)

Si la Cour suprême admet que la reconnaissance d’un droit de propriété de la personne sur ses cellules pourrait « indirectement renforcer les droits du patients » (enforce patients’rights indirectly), elle évalue cependant le coût d’une telle opération comme trop élevé : « étendre la théorie de la conversion aboutirait à sacrifier complètement l'autre but qui consiste à protéger les parties innocentes » (to extend the conversion theory would utterly sacrifice the other goal of protecting innocent parties). Analysant précisément l’argumentation de la Cour suprême, Catherine Waldby et Robert Mitchell en proposent une interprétation pertinente pour notre propos.

« La cour a donc positionné les « mains sûres » qui organisent la biologie à l'UCLA par rapport à deux sortes de déchets. La première sorte consistait dans les déchets biomédicaux réels, comme la rate malade de Moore. Le système de l'UCLA a permis à ces déchets d'être exploités en toute sécurité pour leur valeur, car cela a permis à un médecin comme Golde de transformer des éléments de valeur potentiellement utiles tout en éliminant des matières infectieuses qui étaient vraiment inutiles. En même temps, le tribunal a invoqué un type beaucoup plus virtuel de déchets: c'est le gaspillage de vies et de talents qui se produirait à l'avenir si des patients comme Moore étaient autorisés à posséder leurs tissus et, par conséquent, à bloquer la circulation de la recherche et du commerce. »63 (Waldby & Mitchell, 2006, pp.98-9)

Quand elle considère que J. Moore a abandonné ses cellules malades aux mains sûres (safe hands) du système de santé lors de son opération, la Cour opère donc deux opérations

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

62 Nous traduisons de l’anglais : “The theory of liability that Moore urges us to endorse threatens to destroy the economic incentive to conduct important medical research”.

63 Nous traduisons de l’anglais : “The court thus positioned the “safe hands” of the UCLA biological system in relation to two kinds of waste. The first was actual biomedical waste, such as Moore’s diseased spleen. The UCLA system allowed such waste to be safely mined for value, because doing so enabled a physician such as Golde to transform potentially useful bits of value, while at the same time disposing of infectious matter that was truly useless. At the same time, though, the court invoked a much more virtual type of waste: that is the waste of lives and talent that would occur in the future if patients such as Moore were allowed to own their tissues and thereby stall the flaw of research and commerce.”

symétriques. D’une part, elle détache la personne de ses cellules en considérant ces dernières comme un déchet sans valeur pour elle-même et d’autre part, elle considère que le système de santé est seul capable de produire de la valeur à partir de ce déchet et que priver la société de cette valeur serait un gâchis injustifiable. Comme l’indique John Frow, la sociologie de la valeur repose sur la prémisse que « la valeur est un processus, un mouvement, un cycle, plutôt qu’une qualité des choses elles-mêmes ou une structure de relations co-temporelles » (Frow, 2003, 35). La Cour suprême adopte la même hypothèse en estimant que la valeur de cellules de J. Moore dépend de l’institution qui l’héberge. Déchets dans la salle d’opération, ces cellules deviennent potentiellement une ressource précieuse dans un laboratoire de recherche ou une usine pharmaceutique.

L’affaire Moore est aujourd’hui datée et peut prêter lieu à de multiples commentaires.

Deux aspects de cette discussion semblent toutefois pertinents pour traiter des biobanques.

D’une part, il nous semble important de souligner que la logique qui opère dans ce raisonnement s’oppose au régime de valeur de réciprocité qui est à l’œuvre dans la rhétorique du don. Il n’est plus question d’altruisme ici, ni de communautés, mais d’opérations de conversion qui échappent à la volonté des personnes pour mieux nourrir le marché de la connaissance et ce, au profit d’une vision très spécifique du bien public, reposant sur le développement industriel de tests diagnostiques et de médicaments. La valeur accordée aux échantillons biologiques et dont nous avons vu qu’elle était construite comme une catégorie virtuelle repose donc sur une construction spéculative de l’innovation scientifique qui donne à l’industrie un rôle prioritaire dans le bien public. D’autre part, puisque c’est la libre circulation des informations et du matériel biologique qui crée de la valeur, il nous faut nous intéresser aux lieux de transition de ces objets et qui constituent autant d’étapes de conversion de leur statut. La biobanque en est un exemple privilégié.