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B. La base de données, une institution de la recherche ?

3. Une institution muséale

Les institutions de la recherche en génomique jouent un rôle dans la représentation de ce qu’est l’espèce humaine d’un point de vue biologique. En ce sens, au gré de notre visite des institutions de production et de dissémination du savoir, le dernier rapprochement qui nous semble pertinent concerne le Musée, lieu de collection et d’exposition du savoir.

L’historien des sciences Bruno Strasser défend une thèse originale sur les pratiques de la biologie au vingtième siècle. Celles-ci comporteraient certes une dimension expérimentale mais elles renoueraient aussi avec l’histoire naturelle, par l’intermédiaire d’un regain d’intérêt pour la collection et la comparaison entre espèces (Strasser 2010b, 2011, 2012). Cette interprétation historique permet notamment d’expliquer ce qui sinon ne serait qu’une énigme historiographique : à savoir pourquoi la diversité biologique, centrale dans la tradition naturaliste, est redevenue d’actualité dans les sciences de la vie expérimentales à la fin du siècle, après des années passées à n’étudier que quelques organismes modèles (Strasser 2010b). Cet intérêt pour la diversité biologique se manifeste notamment dans la construction d’infrastructures de bases de données génomiques permettant de mettre en relation différentes bases de données et de croiser des données de séquence issues d’espèces diverses. Se trouvent ainsi reconstituées, virtuellement au sein de bases de données, les galeries de musées le long desquelles se succèdent, dans le Museum d’histoire naturelle, les squelettes ou animaux naturalisés qui permettent aux savants d’établir des comparaisons anatomiques entre espèces différentes (et intriguent les foules).

Ces galeries d’un nouveau genre doivent permettre de croiser suffisamment d’informations pour faire émerger des mises en relation pertinentes d’un point de vue statistique. Or les données de séquence d’une espèce en particulier se trouvent particulièrement difficiles à intégrer à ces bases de données interspécifiques : celles issues de l’espèce humaine.

a. De la difficulté d’intégrer les données issues de génétique humaine

La philosophe Sabina Leonelli s’est intéressée aux raisons permettant d’expliquer la sous-représentation de l'espèce humaine dans ces bases alors même qu’une finalité majeure de l’entreprise biomédicale consiste à améliorer la santé de l’espèce humaine (Leonelli 2012b).

Selon elle, cette question peut être élucidée en prenant acte du fait que les collecteurs de matériel biologique animal et humain ne sont pas issus des mêmes communautés scientifiques.

Tandis que les échantillons et données représentant les organismes animaux sont collectés par les biologistes, ce sont d’abord les cliniciens qui collectent le matériel biologique humain. Or les uns et les autres n’ont pas la même culture épistémique. Tandis que les biologistes sont organisés en communautés autour des organismes dont ils sont les spécialistes, les cliniciens sont certes spécialistes de l’homme mais sont dispersés en fonction de leur discipline. Ils peinent donc à s’accorder avec la même rigueur que leurs collègues sur un système de nomenclatures partagé. Par ailleurs, les cliniciens n’accordent généralement pas le même soin à leurs annotations pour différentes raisons qui tiennent à la fois à la difficulté pratique de mener des recherches sur les êtres humains et au jeu de leurs priorités qui les amènent, au quotidien, à privilégier leurs activités de soin sur le détail de la recherche.

Il en résulte un obstacle majeur pour l’intégration de données humaines à des collections interspécifiques.

Cette analyse permet de mettre en valeur, d’un point de vue opératoire, la particularité des pratiques relatives aux études portant sur les êtres humains. Toujours dans une perspective pratique, il peut être intéressant de comparer l’approche des généticiens de laboratoire de celle des cliniciens. Dans son ouvrage Ordinary genomes, l’anthropologue Karen Sue-Taussig, rapportant ses observations sur un centre de diagnostic génétique aux Pays-Bas, y note la disparité des attitudes envers les patients entre généticiens de laboratoire et cliniciens travaillant dans le même centre de génétique (Taussig 2009).

Alors qu’elle assiste à des réunions de staff permettant aux généticiens d’échanger sur des cas problématiques, Karen Sue-Taussig rapporte le cas d’une discussion où le diagnostic d’une maladie extrêmement rare est établi chez un enfant, alors que l’on a, quelques temps auparavant, établi le même diagnostic chez un enfant habitant la même rue. Cette proximité

Dans ce contexte, les membres du laboratoire se laissent aller à des plaisanteries sur les familles en question et sur les mœurs des habitants de la ville. Ils proposent que les patients soient convoqués pour que le laboratoire pratique un test de paternité afin d’en avoir le cœur net. Mais le clinicien en charge du patient interrompt le chahut au nom de sa relation avec le patient : « C’est de mon patient dont vous vous moquez ! » s’exclame-t-il. Et un autre clinicien de surenchérir sur l’inutilité médicale d’un test de paternité et la vacuité d’une telle proposition. Karen Sue-Taussig insiste, dans son analyse, sur la différence de comportement entre ces deux types de professionnels. Alors que les généticiens de laboratoire et ceux de clinique participent, en raison de leurs compétences respectives, au diagnostic et sont soumis au même code déontologique, les premiers ne manifestent pas le même respect envers les patients parce qu’ils sont dépourvus de la relation qui donne aux seconds un léger supplément d’âme dans cette discussion14.

La génomique est un mode de recherche qui suppose le recueil et le traitement d’un grand nombre de données. En raison des ressources limitées des laboratoires individuels, la construction de bases de données permettant aux équipes de recherche d’accéder à une quantité suffisante de données pour pouvoir mener leurs investigations est donc devenu l’un des points saillants de la politique de recherche en génomique. L’un des enjeux de ces bases de recherche consiste à faire contribuer les médecins en génétique, qui sont en possession de données précieuses sur les patients. Mais les cliniciens, du fait même de leur implication personnelle avec les patients peuvent se montrer plus protecteurs à l’égard des données de leurs patients que ne le sont des chercheurs issus de la biologie ou encore de la bioinformatique, qui n’ont pas été en relation directe avec les participants à la recherche.

Nous avons pu faire un constat similaire dans le projet européen TECHGENE, destiné à construire « un outil d’intégration de bases de données issues de la génomique et de la recherche clinique ». Bien que les différentes communautés scientifiques en présence eussent été d’accord sur le bien-fondé du partage des données, les modalités de la publication des données ont dû être grandement discutées pour aboutir à un accord acceptable de la part de cliniciens. Dans le monde a priori fluide où se répandent les flots de données, ceux qui sont en contact avec les patients introduisent de la friction.

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14 Dans la culture populaire, cette hypothèse constitue la prémisse de la série Dr. House, qui porte au moins autant sur les prouesses diagnostiques du docteur que sur ses manquements à l’éthique médicale, alors même que le protagoniste a, entre autres caractéristiques, celle de refuser de rencontrer ses patients.

Le projet technique d’intégrer des bases de données est fondé sur l’hypothèse que des données standardisées peuvent être comparées et qu’à ce titre, elles sont comparables. Mais à l’occasion d’une standardisation empêchée, d’une intégration ratée, d’un projet où les différents partenaires sont en tension, il apparaît que l’origine des données, et ce qu’elles représentent en termes humains, sont des dimensions de la recherche irréductibles à un traitement purement technique.

b. De la difficulté de représenter les autres et soi-même

Collectionner des données de génomique humaine n’est pas une activité comme une autre, même si l’on se place sous l’angle de la pratique. Les difficultés à intégrer des données issues de la filière clinique laissent à penser que l’expérience de la relation, riche d’affects et d’obligations, entre le médecin et son patient, constitue une dimension à part entière de la recherche à partir des données humaines. Les considérations issues de l’éthique médicale peuvent occasionner des frictions dans un processus technique intégratif qui se veut fluide et sans accroc mais elles permettent aussi de soulever des questions riches de sens sur la protection des personnes. Aussi peut-on se demander ce qui se passe dans les projets de recherche au sein desquels les participants à la recherche ne sont pas des patients. Les bases de données de génomique humaine constituées en dehors du cadre clinique ne sont-elles que des constructions technologiques répondant aux critères de l’efficacité, aux contraintes du droit et aux injonctions de la science ?

L’anthropologie biologique, dont un courant important repose sur la génétique des populations, permet de prendre en considération des études qui requièrent un don de matériel biologique humain non issu de la filière clinique. Les grands projets de cartographie haplotypique, tels que le Projet sur la Diversité du Génome Humain (PDGH), HapMap ou 1000 génomes, ont vocation à créer un catalogue détaillé de la diversité humaine sous la forme d’une base de données accessible à tous. En plus de leur utilité dans la recherche biomédicale, ces bases de données sont utilisées par des historiens, des linguistes ou des anthropologues. En raison de leur ampleur, ces projets de recherche regroupent généralement plusieurs laboratoires et doivent permettre de recueillir des échantillons et des données notamment auprès de populations qui, par leur positionnement géographique, leur histoire ou leur culture sont considérées comme stratégiques pour décrire la variation génétique des populations humaines.

En dépit de leurs grandes ambitions scientifiques, certains de ces projets ont suscité de lourdes controverses. Ainsi en va-t-il du Projet sur la Diversité du Génome Humain (PDGH), pourtant porté par les plus grands noms de la génétique des populations et qui devint l’objet de critiques vigoureuses de la part du public. Qu’il s’agisse de communautés indigènes, de sociétés de protection des Droits de l’Homme ou d’Organisations Non-Gouvernementales (ONG), nombreuses sont les organisations ayant dénoncé les risques associés à ce projet : le racisme, l’impérialisme, le biocolonialisme, le non-respect des pratiques culturelles liées à l’acte de consentement ou encore l’utilisation des informations populationnelles pour des usages non médicaux15. Pour comprendre ces critiques, quelques éléments de contexte sont nécessaires.

L’initiative du PDGH est d’abord Nord-Américaine puisque ce sont les chercheurs de l’institut de génétique Morrison, localisé à l’Université de Stanford, qui sont à l’origine, en 1991, de cette vaste étude de marqueurs génétiques. Organisé par une puissance occidentale donc, le PDGH se proposait de recueillir des échantillons biologiques auprès de communautés humaines isolées16. Ces populations donnent en effet accès à des informations génétiques-clés pour comprendre la répartition des populations à l’échelle globale. Si l’intérêt de recueillir des échantillons et des données issus de ces populations est motivé par des critères scientifiques, le projet reposait cependant sur un système de relations qui n’était pas sans rappeler la structuration impérialiste des rapports Nord-Sud : les ressources (de matériel biologique humain) étaient le plus souvent issues de populations indigènes tandis que leur exploitation se trouvait concentrée dans des pays occidentaux.

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15 Voir notamment la publication d’un article faisant fond sur les échantillons recueillis lors du PDGH et ayant pour but d’utiliser les données populationnelles pour explorer l’identification judiciaire de suspects d’après leurs origines ethniques (Kidd et al. 2006).

16 Récapitulatif des populations sélectionnées dans le PDGH (Cavalli-Sforza 2005)

Africa Bantu, Biaka, Mandenka, Mbuti pygmy, Mozabite, San, and Yoruba

Asia

Western Asia Bedouin, Druze, and Palestinian Central &

South Asia Balochi, Brahui, Burusho, Hazara, Kalash, Makrani, Pashtun, Sindhi, and Uyghur

Eastern Asia Khmer, Dai, Daur, Han (North China), Han (South China), Hezhen, Japanese, Lahu, Miao, Mongolia, Naxi, Oroqen, She, Tu, Tujia, Xibo, Yakut, Yi

Native America Colombian, Karitiana, Maya, Pima, Surui

Europe Adygei, Basque, French, North Italian, Orcadian, Russian, Sardinian, and Tuscan

Oceania Melanesian, and Papuan

Le mode d’organisation de la recherche comporte donc une fonction symbolique qu’on ne peut ignorer. La répartition des rôles effectuée dans la science assume nécessairement une fonction de représentation du type de relations qu’entretiennent les communautés mises en présence. Afin de décrire des recherches scientifiques qui mettent en jeu des relations Nord-Sud, une attention particulière doit être portée à la fois aux inégalités actuelles qui donnent lieu à des enjeux de pouvoir mais aussi à l’histoire des relations géopolitiques qui continue à travailler les imaginaires nationaux (Grant 2016).

Cette fonction de représentation des relations entre « collecteurs » et « collectés » met en jeu les thèmes de vulnérabilité, de responsabilité et de souveraineté, que l’on retrouve dans la muséographie. Le musée et la collection publique, tels que nous les connaissons aujourd'hui, sont une invention du XVIIIe siècle. Traditionnellement, le musée montre l'art mais aussi la science, la technique, l'histoire et toutes les nouvelles disciplines porteuses de progrès et de modernité afin d’engager le public avec la production artistique, culturelle ou scientifique. En tant qu’institution publique, le « musée » vise à rendre le patrimoine collectif de la Nation accessible à tous. Les musées offrent donc un accès privilégié à la façon dont la nation se représente elle-même. Dans la mesure où le musée, notamment les musées d’ethnographie ou de cultures, mettent en scène « les autres », c’est aussi la façon dont la nation se rapporte aux autres qui s’y trouve représentée (Pagani 2014). Certaines pratiques muséographiques témoignent ainsi d’une idéologie impérialiste par la façon dont elles donnent à voir un certain ordre du monde sur leurs murs. C’était le cas des Expositions Universelles aux dix-neuvième et vingtième siècles (Tortel 1998); c’est encore le cas aujourd’hui du Musée Royal de la Centre Afrique qui célèbre l’empire belge sans mettre en perspective le contexte colonial que les œuvres reflètent (O’Donnell 2014).

Le musée apparaît ainsi institutionnellement comme un lieu privilégié pour traiter symboliquement des enjeux de reconnaissance, nationaux ou communautaires. Or, comme l’indique l’échec du PDGH, cette dimension est aussi à prendre en considération dans les bases de données génomiques nationales ou internationales du fait même de la fonction symbolique qu’elles assument dans la mise en représentation des relations entre collecteurs et collectés.

À l’issue de ce parcours comparatif – qui consistait à explorer comment les bases de données à la fois reproduisaient et renouvelaient les modes institutionnels de production de la connaissance – il apparaît que les bases de données, loin de n’être que de simples outils,

constituent des dispositifs privilégiés pour traiter d’enjeux importants de l’éthique de la recherche.