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B. La base de données, une institution de la recherche ?

1. Une institution académique

L’université, est une institution scientifique ancienne. Le XVIIIème siècle est un siècle charnière dans l’histoire de l’université puisque celle-ci est repensée à l’aune d’un certain idéal philosophique de la science mais aussi de la représentation du rôle fondamental joué par la culture dans le développement national. Dans son dernier ouvrage, Le Conflit des facultés, Kant témoigne de ce tournant historique (Kant 1988 [1798]). Suivant le principe moderne de la division rationnelle du travail dans l’industrie7, Kant présente l’Université sous la forme d’un «État scientifique » coordonnant un ensemble de microsociétés, les Facultés, identifiées par le type de matières qu’elles enseignent. L’Université désigne une organisation intellectuelle, composée de « savants corporatifs » qui ont pour mission de se consacrer, avec un maximum d’efficacité, à la production et à la transmission des savoirs.

L’université moderne a donc pour vocation d’assurer le lien entre savants et public.

Mais ce lien est problématique parce que l’exposition publique de travaux en cours comporte un risque de trouble pour l’ordre public. Certaines hypothèses de travail qui remettent en cause des principes de l’Église pourraient notamment avoir des implications politiques graves.

Pour autant, selon Kant, les savants n’ont pas à s’autocensurer, ou à subir le contrôle permanent de l’État. Le risque de dérive politique ne les concerne pas, mais représente plutôt une menace pour les gens ne disposant pas des compétences suffisantes pour se faire une

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7 Principe qui avait commencé à être théorisé quelques années auparavant par les philosophes écossais créateurs de la nouvelle discipline de l’économie politique.

opinion raisonnée et raisonnable des discussions savantes. Kant défend donc l’efficacité de la production scientifique au prix de la transparence : une partie au moins des recherches qui s’effectuent dans l’université devra échapper au régime public – c’est-à-dire à la fois à l’exposition au public et au contrôle de l’État.

On ne peut qu’être étonné de voir un moderne comme Kant revenir à la conception médiévale du livre-trésor, c’est-à-dire d’un instrument de la connaissance qui ne fonctionne pas comme un outil de large communication mais reste fermé sur lui-même, sauf pour l’élite à laquelle son accès est réservé. Mais il faut noter que Kant ne se résigne à entériner cette conception, que dans le cadre d’une stratégie défensive. Il s’agit pour lui de préserver le droit des savants corporatifs à suivre jusqu’au bout et sans contrainte d’aucune sorte des raisonnements qui, vus de l’extérieur et/ou saisis au point de vue de leurs conséquences, pourraient menacer l’ordre public. Dans l’esprit propre à cette stratégie défensive, un savant, peut être appelé à tenir deux types de discours, relevant de normes d’appréciation nettement tranchées. Ou bien son discours sera proprement ésotérique, c’est-à-dire tourné vers l’intérieur, adressé à ses pairs et à eux seuls ; ou bien il sera exotérique, c’est-à-dire tourné vers l’extérieur, au prix de précautions et d’attention pour les informations communiquées.

Apparemment, lorsqu’il définit le fonctionnement de l’Université moderne et explique quel doit être son mode opératoire légitime, Kant n’amorce pas une dynamique qui aboutira aux modes de production de la science moderne mais semble se tourner vers le passé.

L’Université kantienne réactiverait en quelque sorte le mythe de la « cité scientifique », dépeinte par Francis Bacon dans sa fiction utopique de La nouvelle Atlantide, où le groupe des savants se tient en marge des autres membres de la société dont ils dirigent à distance les destinées, en les faisant profiter des retombées de leurs découvertes8. Que la Maison de Salomon baigne dans le secret n’a rien d’étonnant dans le contexte propre à la Renaissance tardive, mais elle surprend deux siècles plus tard, à l’époque de Kant, quand la rationalité, définitivement expurgée de toute référence à des pratiques magiques, a cessé de relever d’une opération privée, et est devenue à tous égards publique. Comment imputer à Kant, l’un des grands inventeurs de la raison publique, le projet de restituer à la rationalité le caractère d’une activité occulte ?

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8 « Et nous faisons aussi ceci : nous tenons des consultations pour décider quelles sont, parmi les inventions et les expérimentations que nous avons faites, celles qui seront rendues publiques et celles qui ne le seront pas ; et nous sommes tous astreints à un serment par lequel nous jurons le silence, de sorte que les choses qui doivent, à

En y regardant de plus près, la démonstration kantienne ne procède pas de la thématique du secret. Ce qui distingue donc d’abord la Maison de Salomon de l’université Kantienne, c’est qu’à l’opposition tranchante de la lumière et de l’obscurité a été substituée la distinction plus subtile du public et du privé. Kant défend la thèse selon laquelle la connaissance rationnelle présente deux faces, qui ne sont nullement exclusives l’unes de l’autre mais s’avèrent complémentaires. D’une part, la connaissance s’offre au public sur le plan de ses conséquences manifestes, dont l’aspect pratique concerne tout le monde sans exception.

D’autre part, envisagée sur le plan des principes théoriques (dont ces conséquences résultent), elle est l’affaire propre des savants. En ce sens la communauté scientifique circonscrit d’abord un espace où discuter de principes. Les savants ne détiennent bien sûr aucun droit de propriété sur ces principes mais ils détiennent les compétences suffisantes pour en apprécier la validité : ils sont donc seuls capables de leur accorder ou non une légitimité scientifique.

Mais quelles activités méritent qu’on les défende d’indésirables intrusions ? Ce sont les activités qui concernent exclusivement la recherche de la vérité, dit Kant, c’est-à-dire relevant d’une quête désintéressée, expurgée de toute préoccupation technique ou pratique. Or, pour que cette forme pure soit préservée, une condition subsidiaire est requise : que les activités en question « n’aient à commander à personne » et qu’elles soient dispensées de « donner des ordres ». Autrement dit, elles ne doivent être que consultatives et non impératives.

L’indépendance à l’égard des autorités se gagne en renonçant à influencer le public. Si la science n’accepte pas qu’on lui donne des ordres, il faut bien qu’elle se résigne en retour à ne pas en donner. A titre de contre-exemple, Kant nous donne à penser l’exemple de la santé publique qui n’est pas une discipline purement théorique dans la mesure où elle donne lieu à une intervention politique calculée, préméditée et ordonnée. La médecine devra donc être soumise au regard du gouvernement et plus généralement être ouverte sur l’extérieur.

Autrement dit, les facultés coordonnées au sein de l’Université seront publiques lorsqu’elles engageront une dimension politique.

Distinguer entre les zones d’influence des sciences n’est pas chose aisée et Kant en est conscient, qui précisément intitule son ouvrage le conflit des facultés, pour désigner cette frontière mouvante et toujours à redéfinir entre principes et applications. L’horizon de questionnement kantien reste néanmoins précieux pour notre analyse. Ce que nous apprend Kant, c’est qu’il est contradictoire de prétendre exercer une influence sur la société tout en réclamant une indépendance totale. La ligne de partage entre science publique et science confinée, c’est-à-dire aussi entre science sous surveillance et science autonome, tient à ce que la première est susceptible d’avoir des applications politiques tandis que la seconde est

parfaitement pure, c’est-à-dire expurgée de toute considération pratique. C’est parce que la société bénéficiera ou pâtira des résultats du premier type de recherche que les autorités doivent être en mesure d’évaluer la validité des inférences que la science élabore à partir de ses hypothèses.

Transposées au vingt-et-unième siècle, dans le contexte de la recherche génomique, ces considérations n’ont pas perdu de leur actualité :

- D’une part, les résultats de la science génomique peuvent poser problème, en raison des interprétations qui peuvent en être faites au nom du biologisme 9 mais aussi des applications aussi bien médicales que politiques qui sont susceptibles d’en dériver.

Comme nous l’avons vu en présentant la science génomique, celle-ci permet en effet de renouveler les questions de recherche et les méthodes à la fois dans les disciplines biomédicales mais aussi dans les sciences humaines telles que la psychologie, la recherche comportementale, l’anthropologie et l’archéologie (Zwart 2009). Les pratiques de la science génomique sont ainsi susceptibles d’influencer la clinique et la santé publique mais aussi de contribuer à la construction de discours historiques ou de représentations raciales.

- D’autre part, cette attention portée à la divulgation des résultats se double, dans le cas des sciences qui reposent sur l’étude de données de séquence génomique, des complications liées à la construction et à l’usage de bases de données publiques. Ces dernières, ayant vocation à faciliter le travail de recherche en mettant à disposition de tous les ressources de la recherche, exposent en effet au grand jour des données considérées comme sensibles.

Les raisonnements liés à la publication des résultats de la recherche et à la diffusion de données sensibles ne procèdent pas des mêmes enjeux mais témoignent d’une tension lorsqu’il s’agit de réfléchir à la publicité des institutions de la recherche en génomique. Les bases de données utilisées dans la recherche génomique sont par conséquent au cœur des

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9 Le « biologisme » est un type de discours qui affirme pouvoir définir, classer, expliquer le tout de la réalité par la biologie. Ce qui dans le « biologisme » pose problème, c’est le discours de type monopolistique qu’il porte (Meloni 2013) ou qu’on lui prête (Lemerle 2014) et qui consiste à réduire un certain nombre de phénomènes complexes à des causalités biologiques.

discussions sur la publicité et la transparence de la science. En ce sens, la génomique telle qu’elle se pratique à partir de ressources, à la fois recueillies, traitées et diffusées, dans des bases de données requiert un traitement approfondi du rapport entre science et société.