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Jean Bernard publia en 1936 sa thèse de médecine sur l'effet de l'injection intramédullaire de goudron chez le rat. Inspirées et dirigées par James Reilly, ces recherches furent menées à l'Hôpital Claude Bernard, dans le laboratoire de la chaire de Clinique des maladies infectieuses d'André Lemierre1.

Les expériences entreprises par Jean Bernard avaient pour objectif de confirmer l'inscription de la leucémie dans le groupe des processus néoplasiques. L'action cancérigène du goudron était soupçonnée de longue date parce que ses utilisateurs souffraient fréquemment de cancers. Elle avait été confirmée, en 1915, par les japonais Yamigawa et Ichigawa, lesquels avaient obtenu des cancers de la peau chez des lapins en leur badigeonnant les oreilles avec du goudron. Au cours des années 1920, de nombreux cancérologistes décrivirent d'autres tumeurs déclenchées par l'application de goudron sur les muqueuses ou faisant suite à l'injection intrapéritonéale de cette substance. Si des leucémies pouvaient être provoquée par le goudron, cela rapprocherait cette maladie du cancer.

Les caractéristiques cliniques et cytologiques de la leucémie n'ayant pas permis de clore le débat sur son éventuelle nature néoplasique, on attachait dans les années 1930 beaucoup d'importance aux arguments étiologiques et en particulier expérimentaux. Au début du siècle, une étiologie virale avait été démontrée pour une leucémie et un cancer aviaires (voir chapitre 2). Les chercheurs danois qui avaient réussi à transmettre une leucémie des poules par des extraits acellulaires, avaient aussi obtenu quelques sarcomes. L'intrication de leucémies et de sarcomes chez des animaux soumis à un seul agent causal constituait un argument fort en faveur de la nature cancéreuse de la leucémie. Mais les extraits pouvaient aussi contenir deux virus, l'un cancérigène, l'autre leucémogène. D'où l'intérêt de savoir si un cancérigène chimique provoquait également les deux types d'affections. Les chercheurs danois avaient ainsi injecté du goudron dans la moelle osseuse de poulets. Ces injections avaient été à l'origine d'érythroblastoses et de leucoses ; le goudron provoquait donc des leucémies chez la poule. Une expérience similaire avait été menée ailleurs avec succès chez la souris à l'aide de constituants du goudron tels que le benzol ou l'indol. Des leucémies chimio- induites pouvaient donc, comme les cancers, être obtenues chez les Mammifères.

Jean Bernard eut pour mission de reproduire cette expérience. Il utilisa du goudron, beaucoup plus facile à obtenir que ses extraits cancérigènes, et des rats blancs de laboratoire, plus gros que des souris et donc plus faciles à manipuler. D'autant plus que les rats furent traités jeunes, d'une part, parce qu'ils se montrèrent alors plus sensibles au poison, d'autre part, parce que leur squelette était plus facile à percer. Jean Bernard dut d'ailleurs fabriquer lui- même des aiguilles suffisamment rigides pour traverser le fémur des rats. La ponction de moelle osseuse avait récemment été introduite dans les hôpitaux mais pas dans les laboratoires.

Sur les 354 rats traités, 84% développèrent une augmentation notable des globules sanguins. Cependant, cette augmentation affectait toutes les cellules sanguines et touchait préférentiellement les globules rouges. Chez 9 rats seulement, l’état du sang et de la moelle correspondit aux critères habituels de la leucémie. De plus, le tableau clinique était moins marqué chez le rat que chez l'homme. Les rats leucémiques n’avaient pas de fièvre et ni leur rate ni leurs ganglions n’étaient gonflés.

Jean Bernard fit aussi quelques essais avec d'autres Mammifères. Il obtint des syndromes comparables chez le rat sauvage et la souris, ainsi que des troubles d'interprétation plus difficile chez le cobaye, le poulet et un singe. En revanche, rien de particulier ne fut constaté chez le chat, le chien ou le lapin. Malgré la diversité des résultats obtenus, ces

expériences constituèrent un argument supplémentaire en faveur de la nature néoplasique des leucémies.

Cherchant à savoir si cette leucémie chimio-induite faisait intervenir un agent infectieux, Jean Bernard essaya également de transmettre de rat à rat la leucémie provoquée par le goudron. Ce dernier s’était montré leucémogène chez des poules connues pour leur leucémie transmissible par un extrait acellulaire. La présence de goudron provoquait donc peut-être l’apparition ou l’activation d’un principe cancérigène. Les résultats de ces tentatives furent négatifs : « Nous avons à différentes reprises tenté de transmettre de rat à rat la myélopathie provoquée par le goudron : que l'on injectât le sang, des émulsions de moelle ou de rate, les tentatives conduisirent à autant d'échecs. Ces insuccès semblent s'inscrire assez formellement contre l'hypothèse de la nature infectieuse de la maladie des rats ; tout au moins ils permettent d'exclure l'intervention d'un germe banal »1.

Initialement, Jean Bernard pensait, comme son maître Paul Chevallier, que la leucémie était une maladie infectieuse et non un cancer. Sa thèse le conduisit à séparer la nature des leucémies de leur étiologie, laquelle pouvait faire intervenir différents agents. Il écrivit : « conception néoplasique et conception toxi-infectieuse des leucémies ne sont pas inconciliables. (...) Il semble légitime de concevoir les leucémies comme un sarcome spécial du tissu conjonctif sanguin reconnaissant habituellement une origine infectieuse, parfois une cause toxique. »2.

Sur le plan pratique, deux applications de ce travail furent envisagées. La première concernait la mise au point d'un modèle animal de la maladie humaine : « on peut espérer, en modifiant les conditions expérimentales, approcher plus encore des caractères des leucémies humaines et un jour peut-être reproduire chez le rat avec le goudron une maladie en tout identique à la polyglobulie ou à la leucémie de l'homme »3. La seconde conséquence pratique était inattendue vis à vis des objectifs de la thèse ; elle avait trait à la recherche d'un traitement de l'aplasie médullaire, une insuffisance de la production de cellules sanguines par la moelle osseuse. On savait qu'à doses minimes le benzol provoquait chez l'animal des hyperplasies et qu'à doses importantes il déclenchait des aplasies. L'utiliser chez l'homme pour remédier à l'aplasie, signifiait donc risquer d'aggraver cette maladie. Or, avec le goudron, Jean Bernard n'observa que des hyperplasies. Il n'appliqua cependant pas ce nouveau traitement pendant sa thèse car il ne rencontra pas, au cours de celle-ci, de « cas désespéré »4. Un tel cas se présenta peu de temps après, mais l'injection de goudron n'en modifia pas l'évolution5.

Cette technique s'étant révélée sans danger, à la fois pour le rat et pour l'homme, elle servit ensuite, non seulement à porter au contact de la moelle des substances actives, mais aussi à administrer des produits variés dans des cas où les veines étaient difficilement accessibles, essentiellement chez les jeunes enfants et les brûlés.

1 Bernard J., Polyglobulies et leucémie provoquées par des injections intramédullaires de goudron, Thèse de médecine, G. Doin, Paris, 1936, p. 163.

2 Bernard J., Polyglobulies et leucémie provoquées par des injections intramédullaires de goudron, Thèse de médecine, G. Doin, Paris, 1936, p. 162.

3 Bernard J., Polyglobulies et leucémie provoquées par des injections intramédullaires de goudron, Thèse de médecine, G. Doin, Paris, 1936, p. 159.

4 Bernard J., Polyglobulies et leucémie provoquées par des injections intramédullaires de goudron, Thèse de médecine, G. Doin, Paris, 1936.

5 Bernard J., Codvelle, Guichene, Aleucémie hémorragique. Essai de traitement par les injections