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Dans les années 1940, la leucémie aiguë était soupçonnée à partir des signes cliniques : principalement, l’hypertrophie d'organes hématopoïétiques (ganglions, rate, foie), des hémorragies, la pâleur et des infections. Mais c'était l'examen du sang qui fondait le diagnostic. Il y avait leucémie aiguë lorsque le sang contenait un nombre anormalement élevé de globules blancs et, parmi eux, un nombre anormalement élevé de formes immatures. La leucémie était donc caractérisée au niveau histologique et cytologique, par des anomalies quantitatives. Le type de leucémie dépendait de la classification des globules blancs normaux, laquelle reposait sur leur aspect au microscope (forme et taille du noyau, couleur et densité des granulations) après coloration et fixation.

1 Debru C., Philosophie de l'inconnu : le vivant et la recherche, PUF, Paris, 1998, p. 232-239.

2 Engelbreth-Holm J., Frederiksen O., Transmission de la leucose des souris à des animaux neufs au moyen

d'une substance exempte de cellules, C. R. Soc. Biol., 129 : 101-104, 1938.

3 Fonds Bessis, correspondance avec Bernard J., 03.12.1946.

4 Engelbreth-Holm J., Is it possible to transmit or accelerate the development of mouse leukemia by tissue

extracts ?, Blood, 3 : 862-866, 1948.

5 Fonds Bessis, correspondance avec Bernard J., lettre de Randall K.J. à Bernard J., 14.01.1947.

6 Engelbreth-Holm J., Is it possible to transmit or accelerate the development of mouse leukemia by tissue

extracts ?, Blood, 3 : 862-866, 1948.

7 Fonds Bessis, correspondance avec Bernard J., 07.02.1947. 8 Fonds Bessis, correspondance avec Bernard J., 05.05.1947.

Etudes cytologiques

Le diagnostic n'était pas encore systématiquement basé sur l'analyse de frottis médullaires. La ponction sternale avait été mise au point vers 1930 et s'était rapidement répandue dans les hôpitaux1. Cependant, la biopsie de moelle osseuse ou de rate était réservée aux cas ne présentant pas de modifications sanguines2.

Les frottis médullaires n'étaient pas faciles à interpréter parce que les prélèvements contenaient un mélange de sang et de moelle. En 1942, Jean Bernard utilisa la méthode d’Eduardo Storti. Ce dernier séparait la moelle du sang après ponction en déposant l'échantillon sur un verre de montre et en aspirant le sang avec un buvard, puis il récupérait de petits fragments médullaires. Jean Bernard obtint des myélogrammes comparables à ceux de son collègue italien. Il publia une note dans Le sang sous le nom de son épouse pendant son emprisonnement à Fresnes3.

La pratique plus fréquente des ponctions médullaires montra que la maladie était dépouvue de manifestations sanguines plus souvent et pendant des périodes plus longues qu'on ne le pensait précédemment. Dans une conférence donnée en décembre 1947 à l'Hôpital des Enfants malades, Jean Bernard déclara : « La leucémie aiguë, depuis que nous savons mieux la reconnaître, assez souvent n'est pas leucémique (ce qui a conduit à préférer le terme plus compréhensif de leucose à celui de leucémie) et parfois n'est pas même aiguë, étendant son évolution sur plusieurs mois. »4.

En douze ans, il avait personnellement étudié 150 cas, ce qui faisait de la leucémie aiguë une affection relativement fréquente. Concernant le diagnostic, il tira de son expérience les conclusions suivantes. Dans 30% des cas, le diagnostic avait été facile ; les symptômes formant le « syndrome hémopathie aiguë » suffisant à identifier la maladie. Dans 40% des cas, elle s’était manifestée par des signes isolés et avait été confirmée par l'examen du sang et de la moelle. Pour les 30% restants, la maladie avait commencé par des troubles peu évocateurs tels qu'une fatigue modérée ou une rhinopharyngite. L'examen du sang de ces 150 patients avait montré l'association, la plupart du temps, d'une leucocytose (augmentation du nombre de globules blancs d’aspect mûr) et d'une leucoblastose (augmentation du nombre de globules blancs d’aspect immature), accompagnées d'une anémie.

Les leucoblastes, globules blancs de grande taille, au noyau volumineux et quasiment dépourvus de granulations, représentaient généralement plus de 50% des globules blancs, les autres étaient des leucocytes apparemment normaux. L'absence d'intermédiaires entre ces cellules jeunes et ces cellules adultes était appelée « hiatus leucémique ». Les leucoblastes, à l’observation, étaient généralement anormaux : tantôt leur cytoplasme était réduit, tantôt il contenait des vacuoles ou des inclusions inhabituelles mais surtout leur noyau était fissuré ou possédait des prolongements ou de volumineux nucléoles. Ceci était en accord avec les travaux de Paul Chevallier, de Marcel Bessis et de Jacques Mallarmé. Par comparaison avec les leucoblastes normaux, l'état du noyau et du cytoplasme de leurs homologues leucémiques donnaient l'impression d'un « asynchronisme de développement nucléoplasmique ».

Comme ses collègues, Jean Bernard essaya de distinguer les leucoblastes. Il ne parvint à différencier avec certitude que les « hémocytoblastes », sans aucune granulation, et les « myéloblastes », contenant quelques granules fixant le colorant bleu. La catégorie « lymphoblastes », proposée par P. Cazal de la Faculté de médecine de Montpellier, et la catégorie « leucoblastes monocytoïdes » ne lui semblaient pas devoir être retenues, car il

1 Wintrobe M., Hematology, the blossoming of a science, Lea and Febiger, Philadelphia, 1985, p. 58. 2 Jolly J., Le sang dans la vie de l'organisme, Flammarion, Paris, 1946, p. 223.

3 Bernard-Pichon A., A propos du myélogramme, Le sang, 15 : 360, 1942-1943.

craignait qu'on ne prenne certaines altérations pour des éléments de leucocytes matures. Le petit nombre de critères cytologiques ou cytochimiques disponibles n'avait pas permis aux hématologistes de déterminer avec certitude les liens de parenté unissant les cellules sanguines (voir annexe 3.).

La principale conclusion de ce bilan fut que le diagnostic de la leucémie aiguë devait reposer sur l'examen de la moelle, lequel révélait dans la grande majorité des cas une leucoblastose comprise entre 90 et 95%. Les exceptions étaient de trois types : les débuts à leucoblastose plus faible ou à point de départ extramédullaire, les leucémies aiguës à cellules adultes dont il n'avait observé que deux cas, et les débuts identiques à des insuffisances médullaires récemment décrits par Georges Marchal (né en 1892). Il était de ce fait difficile de prendre une décision thérapeutique vis-à-vis de ces dernières car un traitement visant à stimuler l'hématopoïèse risquait d'aggraver une éventuelle leucémie.

Jean Bernard attira aussi l'attention sur le fait qu'un myélogramme normal pouvait correspondre à une moelle normale mais aussi à une rémission ou à un prélèvement dans une zone non encore envahie par les cellules leucémiques1. Ces remarques prirent une importance considérable avec la multiplication des essais de traitement, à partir de 1948. Avant que l'on ne sache provoquer des rémissions, il était rare d'obtenir un myélogramme normal à partir d'une moelle pathologique. Par contre, pour savoir si les rémissions provoquées permettaient le retour à une moelle normale, il fallait être sûr qu'un myélogramme normal corresponde à une moelle normale.

En 1951, Georges Mathé et Jean Bernard entreprirent l'étude de ponctions osseuses réalisées simultanément dans différents os chez 20 leucémiques en rémission et 15 leucémiques non encore traités. Georges Mathé (né en 1922) avait fait ses études de médecine à Paris après avoir fréquenté le Lycée Banville de Moulins dans l'Allier2. Il avait été l'interne de Paul Chevallier quand Jean Bernard était son assistant3. Titulaire d'un certificat de biochimie, il avait ensuite travaillé pendant son internat sur le métabolisme de l'eau avec Jean Hamburger, à l'Hôpital Broussais ; parallèlement, il avait officié à mi-temps dans le service du physiologiste Léon Binet (1891-1971). En 1951, il obtint une quatrième année d'internat, qu'il passa chez Robert Debré et où il retrouva Jean Bernard4.

Les ponctions osseuses multiples réalisées par Georges Mathé et Jean Bernard montrèrent dans la plupart des cas un envahissement leucémique comparable d’une zone à l’autre. Mais, dans deux cas, ils observèrent d'importantes différences entre les divers secteurs médullaires d'un même individu et nommèrent ce phénomène « discordance des moelles leucémiques ». Un seul myélogramme normal ne permettait donc ni d'éliminer le diagnostic de leucémie, ni d'affirmer la rémission « complète » clinique, sanguine et médullaire5. Toutefois, l'étude ultérieure des organes de deux patients morts accidentellement en rémission thérapeutique complète, ne révéla aucune lésion leucémique dans la moelle, la rate, les ganglions ou le foie. Un myélogramme normal semblait donc correspondre à la disparition de l'organisme de la majeure partie des cellules leucémiques.

L'étude systématique des myélogrammes et des hémogrammes fut également mise à profit pour analyser les relations entre les cellules de la lignée rouge et les cellules de la lignée

1 Bernard J., Le diagnostic et le traitement des leucoses aiguës, Sem. Hôp. Paris, 24 (23) : 730-736, 1948. 2 Who's who in France.

3 Entretien avec Georges Flandrin, 1999.

4 Mathé G., autobiographie non publiée, 24.02.2001. Fonds IUH, article 16, Georges Mathé : titres et travaux, 1978.

5 Bernard J., Mathé G., La discordance des moelles au cours des leucoses aiguës, Bull. Mém. Soc. Méd. Hôp. Paris, (29-30) : 1285, 1951.

blanche, en cours d'évolution, de rémission et de rechute. Jean Bernard compara la quantité d'érythroblastes médullaires et le nombre de globules rouges circulants. Il constata l'absence de relation entre ces quantités pendant la phase évolutive et nomma ce phénomène « discordance érythrocytaire ». Il chercha aussi à relier le degré de leucoblastose médullaire et le taux sanguin d'hématies. Là encore, il y avait « discordance ». En effet, alors que la période évolutive initiale était toujours accompagnée voire précédée d'une anémie, celle-ci était rare pendant les rechutes1. L’étude des autres lignées cellulaires sanguines pouvait donc aider à caractériser des périodes de l’évolution de la maladie.

Le développement des essais thérapeutiques eut pour autre conséquence de rendre nécessaire la classification des leucoblastes. Auparavant, cette classification était jugée trop peu précise pour être digne d'intérêt, d'autant plus qu'il n'y avait pas de lien évident entre les formes cliniques et les types cellulaires. Or l'efficacité des premiers médicaments de la leucémie aiguë semblait dépendre de la forme cytologique de la maladie. Le regroupement des patients en fonction des cellules impliquées devenait donc nécessaire à l'évaluation des traitements. Par ailleurs, la comparaison des résultats des essais réalisés dans différents services d'hématologie impliquait l'emploi d'une unique méthode d'examen et de détermination des leucoblastes.

En 1953, Jean Bernard écrivait au sujet des relations entre cytologie et thérapeutique : « L'inégale sensibilité des leucémies aiguës aux tentatives thérapeutiques est pour une part fonction de la cytologie. Il est souvent difficile d'identifier la nature myéloblastique, lymphoblastique ou monocytaire d'une leucémie aiguë. A ce classement histogénétique on doit préférer un classement purement morphologique »2. Il distinguait les « leucémies à leucoblastes moyens sans grains » pour lesquelles on obtenait très fréquemment des rémissions, les « leucémies à grands leucoblastes sans grains » donnant des rémissions fréquentes, les « leucémies à petits leucoblastes » à rémissions assez fréquentes, les « leucémies à grands leucoblastes avec grains » et les « leucémies à leucoblastes monocytoïdes » pour lesquelles les rémissions faisaient exception, ainsi que les « leucémies à monocytes » et les « leucémies à cellules réticulaires » insensibles au traitements disponibles3. Cette classification provisoire était destinée à faciliter rapidement la prise en charge médicale des patients leucémiques.

A partir de 1954, les techniciens du service d'hématologie de l'Hôpital Hérold furent chargés de classer chaque « cellule leucosique » de frottis dans l'une des six variétés suivantes : hémocytoblaste, lymphoblaste, promyélocyte, monoblaste et cellule leucosique monocytoïde. Ils utilisèrent la méthode d'Artur Pappenheim basée sur les colorations de May, Grünwald et Giemsa, couramment utilisée. Cinq ans plus tard, le sang et la moelle de 100 patients, 80 enfants et 20 adultes arrivés sans traitement et d'évolution terminée, avaient été examinés. Georges Mathé, Jean Bernard et J. Meaume en analysèrent les résultats. De 1952 à 1954, Georges Mathé avait travaillé avec Joseph Burchenal et David Karnofsky, au Sloan- Kettering Institute de New York, grâce à une bourse du National Institute of Health américain. A son retour, il avait rejoint Jean Bernard à l'Hôpital Hérold4. Cette étude montra la coexistence quasi-systématique, chez un même malade, des six types de cellules. En regroupant les cas en fonction du leucoblaste majoritaire, cinq formes de leucémies aiguës furent mises en évidence, l'hémocytoblaste n'étant jamais dominant. Ces cinq formes se présentèrent avec la même fréquence chez l'adulte ; par contre, les enfants souffraient

1 Bernard J., Titres et travaux scientifiques, Masson, Paris, 1956.

2 Bernard J., Comment traiter les leucémies, Flammarion, Paris, 1953, p.83. 3 Bernard J., Comment traiter les leucémies, Flammarion, Paris, 1953.

4 Mathé G., autobiographie non publiée, 24.02.2001. Fonds IUH, article 16, Georges Mathé : titres et travaux, 1978.

généralement de leucémie aiguë lymphoblastique. Pour trois variétés cytologiques, une correspondance put être établie avec une forme clinique : la variété lymphoblastique était plus fréquemment que les autres associée à des hypertrophies ganglionnaires, la variété monoblastique à une atteinte des gencives et la variété promyélocytaire à des hémorragies. Seule la forme lymphoblastique se montrait sensible aux traitements. L'analyse de ce groupe de patients permit en outre de dégager un facteur de pronostic : plus la leucocytose initiale était importante, plus l'évolution de la maladie était rapide1.

Etudes biochimiques

Tant que la cause d'une maladie n'est pas connue et n'oriente pas les recherches sur le mécanisme pathologique, toute nouvelle technique ou concept susceptible de révéler des anomalies est digne d'intérêt. Ce qui n'empêche pas les recherches menées au laboratoire d'être orientées par les essais de traitement, comme le montrera le sous-chapitre consacré à ces derniers.

Sous la direction de Léon Binet et avec Georges Mathé et G. Wellers, Jean Bernard étudia la glutathionémie2 de 53 cas de leucémies aiguës, pendant et après leur traitement. Dans tous les cas de leucémies aiguës non traitées, ils constatèrent une forte augmentation du rapport entre le nombre d'érythrocytes et la concentration en glutathion total, comme cela avait été montré dans d'autres cancers. Ils cherchèrent sans succès une relation entre l'élévation de ce rapport et le taux de leucocytes du sang ou de leucoblastes de la moelle. Dans tous les cas également, ils constatèrent une forte augmentation du rapport entre la quantité de glutathion oxydé et celle de glutathion total (0,40 contre 0,135), qui s'observait aussi dans certains cas d'insuffisance surrénale et hypophysaire3.

Etudes isotopiques

La circulation des leucocytes dans l'organisme

Divers phénomènes physiologiques furent explorés à l'aide de marqueurs radioactifs. Les premiers travaux de Jean Bernard dans ce domaine furent réalisés avec le médecin- colonnel Julliard, responsable du service de Santé militaire, et ses collaborateurs. Ils transfusèrent des hommes leucémiques et des volontaires sains avec des leucocytes marqués

in vitro au phosphore radioactif, de manière à comparer la circulation des leucocytes dans

l'organisme sain et malade. Des quantités équivalentes de l’isotope radioactif furent injectées en solution à d'autres leucémiques, afin de s'assurer que le phosphore 32 des globules blancs marqués in vitro restait bien fixé à ces cellules.

L'expérimentation fut menée en parallèle chez le lapin, chez qui ils montrèrent que les leucocytes s'arrêtaient dans le poumon dès les premières minutes et que les plaquettes faisaient de même dans la rate. Des recherches sur la circulation des leucocytes avaient été réalisées par d'autres équipes mais avec des cellules ne provenant pas du receveur. Du fait des

1 Mathé G., Bernard J., Meaume J., Les variétés cytologiques des leucoses aiguës, Rev. Hématol., 14 (1) : 41-61, 1959.

2 Le glutathion est considéré aujourd'hui comme un tripeptide à rôle antioxydant, présent en concentrations élevées dans presque toutes les cellules.

3 Bernard J., Binet L., Wellers G., Mathé G., La glutathionémie au cours des leucoses aiguës, Presse médicale, 60 : 961-964, 1952.

incompatibilités tissulaires entre individus, il était difficile d'en inférer sans réserves la physiologie normale1.

Quelques années plus tard, des expériences comparables furent menées chez l'animal par Georges Mathé, Jean Bernard et Jacques Lissac, du Centre de réanimation respiratoire de l'Hôpital Claude Bernard. Ils marquèrent les leucocytes à l'aide d'un marqueur fluorescent : la quinacrine. Les doses utilisées étaient jugées non toxiques pour les leucocytes parce qu'elles ne modifiaient ni le chimiotactisme ni la phagocytose. Le marquage persistait au moins 48 heures, in vitro ou in vivo, et résistait au lavage des cellules. Le marquage de tous les globules pouvait en outre être vérifié au microscope à fluorescence. Les lapins auto-transfusés avec leurs leucocytes marqués in vitro étaient sacrifiés à des délais variables, entre dix minutes et 48 heures après l'injection. Un prélèvement sanguin effectué juste après la transfusion et suivi de numération permettait de calculer le pourcentage de leucocytes fluorescents présents dans le sang au début de l'expérience. Des biopsies étaient ensuite réalisées sur tous les viscères pour y déterminer le nombre de leucocytes marqués. Au cas où les globules auraient été altérés in vitro, la même expérience était reproduite en injectant directement la quinacrine dans la moelle tibiale. Ces expériences montrèrent que 80% des leucocytes marqués, polynucléaires et lymphocytes, quittaient le sang périphérique dans les quinze premières minutes. Ils se retrouvaient ensuite au niveau des poumons puis de la rate et un peu dans d'autres organes. D'autres auteurs avaient fait du poumon un important réservoir leucocytaire ; leurs travaux indiquaient que le séjour des globules blancs dans les poumons était temporaire2.

L'anémie des leucémies

Jean Bernard et Georges Mathé s'intéressèrent à l'anémie des leucémies aiguës. Etait- elle due à une production insuffisante de globules rouges, à leur destruction précoce ou à un autre dysfonctionnement ?

Ces recherches furent menées en collaboration avec Georges Schapira3, ancien interne de Robert Debré, et Jacques Kruh, du Service de biochimie de l'Hôpital des Enfants-Malades. Ce dernier venait d'entreprendre l'étude de la synthèse de l'hémoglobine à l'aide du fer radioactif. Participèrent également à ces travaux, Maurice Tubiana, chef du Laboratoire des isotopes de l'Hôpital Necker, Claude Paoletti et Michel Boiron, de l'Institut Gustave Roussy, l'hématologiste Bernard Dreyfus, Jean Dausset, du Centre national de la transfusion sanguine, ainsi que J. Leprat. L'anémie des leucoses aiguës fut le sujet de la thèse de médecine de Michel Boiron, qui devint par la suite l’un des plus proches collaborateurs de Jean Bernard4.

Ce dernier avait déjà travaillé avec Georges Schapira. En 1947, il lui avait demandé de comparer chimiquement les lymphocytes et les lymphoblastes normaux, puis les lymphoblastes normaux et leucémiques. Marcel Bessis lui avait fourni du sang et des détails sur sa méthode de séparation des lymphocytes. L'objectif était la mise au point d'une méthode qualitative ou quantitative de détection des cellules leucémiques qui soit applicable aux leucoses de la souris5.

1 Bernard J., Julliard J., Maupin B., Loverdo A., Calvez P., Leconte M., Premiers essais de tranfusion à l'homme

de leucocytes et de plaquettes marqués au radio-phosphore, Presse Méd., 60 : 518-520, 1952.

2 Lissac J., Bernard J., Mathé G., Etude du séjour vasculaire des polynucléaires par une méthode utilisant un

indicateur fluorescent, Rev. Fr. Et. Clin. Biol., 1 : 631-642, 1956.

3 Sur Georges Schapira et son laboratoire voir Gaudillière J.-P., Inventer la biomédecine, Editions La Découverte, 2002, p. 321-341.

4 Fonds IUH, article 44, Directeurs, Michel Boiron.

Concernant l'anémie des leucémies, ils commencèrent par étudier la cinétique de synthèse des globules rouges. La méthode consistait en l'injection intraveineuse de fer radioactif, suivi de son dosage dans le plasma et les cellules de la moelle et du sang, à différents temps après l'administration du produit. Du fait de la longueur et de la complexité des techniques, trois patients seulement, présentant une anémie importante et une leucoblastose typique, purent participer à l'expérience avant de recevoir un traitement. Par rapport aux sujets sains, ils constatèrent un renouvellement normal du fer plasmatique, une vitesse d'utilisation du fer par les centres érythroformateurs normale ou accélérée, et une diminution modérée de la dose de fer incorporée dans les hématies. L'érythropoïèse des leucémiques était donc normale voire accélérée. L'aplasie médullaire ne semblait donc pas responsable de l'anémie.

L'hypothèse d'une destruction accélérée des érythrocytes chez les patients leucémiques fut alors testée. La durée de vie des hématies des leucémiques fut étudiée dans leur propre organisme à l'aide de glycine marquée au carbone 14, le fer 59 se désintégrant trop rapidement par rapport à la durée de vie normale d'un érythrocyte. Les deux cas de leucémie