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Leucémies benzéniques

« Entre les leucémies animales expérimentalement provoquées et les leucémies humaines communes, les leucémies benzéniques établissent une sorte de transition. »1. Jean Bernard s'intéressa à ce type de leucémies dans l'espoir de disposer d'une leucémie humaine de cause connue, la connaissance de l'étiologie pouvant faciliter la compréhension du mécanisme physiopathologique.

Les « ouvriers du benzol » semblaient souffrir de maladies du sang plus fréquemment que le reste de la population active. Ces « hémopathies benzéniques » étaient soit des aplasies soit des hyperplasies, tantôt bénignes tantôt malignes. En 1951 et 1952, Jean Bernard étudia cinq cas de leucémie « benzénique » affectant des utilisateurs de benzol. Il s'agissait principalement de leucémies leucoblastiques aiguës ou subaiguës. Certaines se distinguaient cliniquement des leucémies communes par une leucoblastose médullaire moins intense, des territoires médullaires normaux et des lésions leucoblastiques extra-médullaires moins étendues2.

Pendant plusieurs années, Jean Bernard suivit médicalement plus d'un millier d'ouvriers du benzol, en tant qu'expert pour la Sécurité sociale. Il connaissait son fondateur, Pierre Laroque. Ce dernier avait appartenu au début de sa carrière au cabinet d'Adolphe Landry, dont Jean Bernard avait épousé la nièce3. Pour la Sécurité sociale, il importait de savoir si la leucémie devait être considérée comme une maladie professionnelle et, si oui, dans quelles conditions. Il s'agissait également d'en améliorer la prophylaxie.

Pour établir une relation de cause à effet entre le benzène et la leucémie, l'expérimentation animale ne fut d'aucun secours. Les expériences anciennes de G. Lignac avaient porté sur un petit nombre d'animaux et n'avaient pas pu être reproduites4. Tous les efforts faits depuis pour provoquer chez l'animal une leucose benzénique s'étaient soldés par des échecs. Pour Jean Bernard, cela ne signifiait pas que le benzène n'était pas leucémogène : « il est très difficile de réaliser chez l'animal des conditions qui se rapprochent de la si lente et si particulière intoxication professionnelle humaine. Peut-être aussi faut-il tenir compte de la sensibilité particulière de certaines espèces à un poison donné que tous les chercheurs qui se sont occupés de leucose expérimentale ont observée. Ces difficultés expérimentales donnent plus de prix encore à l'étude des leucoses benzéniques humaines. »5.

Sur ce sujet, la littérature offrit à son tour peu de données exploitables. L'essentiel des informations furent fournies par une étude clinique. Jean Bernard, Braïer et Basset dosèrent le benzène sanguin et pratiquèrent des examens de sang chez les ouvriers et les ouvrières d'une usine de pneumatiques de la région parisienne. La grande fréquence de leucocytose leucoblastique et la présence de benzène dans le sang des ouvriers constituaient, selon eux, un argument fort en faveur d'un rôle de ce produit dans le déclenchement de ces leucémies.

Toutefois, chez les ouvriers fortement et également exposés, la benzénémie variait d'un individu à l'autre. De ce fait, certains hématologistes doutaient de l'action leucémogène du benzène. Pour Jean Bernard, l'inégalité des réponses individuelles avait une autre

1 Bernard J., Titres et travaux scientifiques, Masson, Paris, 1956, p. 61. 2 Bernard J., Titres et travaux scientifiques, Masson, Paris, 1956.

3 Laroque P., Au service de l'homme et du droit, Souvenirs et Réflexions, Association pour l'étude de l'histoire de

la Sécurité sociale, Paris, 1993, p. 338.

4 Lignac G., Die Benzol-leukämie bei Menschen und weissen Mäusen, Krankheitsforschung, 9 : 403-454, 1931. 5 Bernard J., Titres et travaux scientifiques, Masson, Paris, 1956, p. 65.

explication ; elle était basée sur une inégale capacité à fixer ou éliminer le benzène. Ceci était suggéré par des études comparées du taux de benzène dans la moelle, le plasma, ainsi que les érythrocytes et les leucocytes circulants. Ces dosages montrèrent par ailleurs que le benzène était plus abondant au niveau des cellules que dans le plasma. Pour cette raison, Jean Bernard pensait que le benzène était un poison direct de la cellule, sans pouvoir cependant écarter l'hypothèse d'une action indirecte favorisant le développement d'un virus ou provoquant un trouble métabolique.

Concernant la prévention du benzénisme, cette étude montra que les examens de sang rendaient mal compte du degré d'intoxication de l'utilisateur. Soixante pourcent des ouvriers exposés présentaient de manière plus ou moins continue des troubles sanguins dont il n'était pas possible de savoir s'ils conduiraient ou non à des hémopathies graves. L'exclusion des ateliers ne pouvait donc pas se baser de manière fiable sur la numération et la formule sanguine. Ce travail révéla en outre que des contacts brefs et intermittents pouvaient être dangereux. Jean Bernard conseilla d'associer voire de substituer le dosage du benzène sanguin à l'examen cytologique1.

A la suite de ces recherches, les leucémies des ouvriers du benzol furent reconnues par la législation française comme maladies professionnelles, et ce jusqu'à trois ans après l'arrêt du travail, la benzénémie témoignant de l'intoxication longtemps après l'éloignement de la substance incriminée2. Jean Bernard continua jusqu'en 1981 à expertiser, pour la Sécurité sociale, des dossiers de malades ayant utilisé des hydrocarbures benzéniques dans le cadre de leur activité professionnelle3.

Leucémies non toxiques

En 1956, différentes observations d'ordre étiologique relatives aux leucémies humaines avaient fourni des arguments en faveur de l'intervention de facteurs génétiques et d'altérations chromosomiques, ainsi que des arguments contradictoires concernant le rôle d'agents contagieux.

Dans ses Titres et travaux, Jean Bernard fit ainsi référence à un cas, décrit par Robert Debré et S. Buhot, de leucémie aiguë quasi-simultanée chez une fillette de deux ans et son père, avec des cellules sanguines et médullaires de mêmes caractéristiques cytologiques et cytochimiques : cellules indifférenciées et altérées, même cytoplasme granuleux, même incisures dans le noyau irrégulier, réaction des peroxydases négative et nucléoles assez nombreux. La ressemblance des cellules faisait soupçonner l'existence d'une prédisposition familiale constitutionnelle, comme chez les souris spontanément leucémiques. Mais la simultanéité du déclenchement suggérait une contagion, d'autant plus que l'enfant avait été soignée neuf mois chez et par ses parents4.

Cependant, on savait que l'administration volontaire ou non de cellules leucémiques à des hommes sains ne provoquait pas de leucémie. Dans les années 1940, Jean Bernard et Paul Chevallier avaient injecté quelques centimètres cube de moelle leucémique dans les os de sujets atteints de cancers avancés et de patients aleuciques sans que cela n'entraînât de modifications sanguines ou médullaires5. La leucémie ne semblait donc pas transmissible, à moins que la proportion d'humains aptes à contracter cette maladie soit faible ou, comme Ludwik Gross l'avait montré chez l'animal (voir Chapitre 2), que seuls les nouveaux-nés soient sensibles à l'inoculation.

1 Bernard J., Les leucémies benzéniques, Entretiens de Bichat, 231-234, 1951. 2 Bernard J., Titres et travaux scientifiques, Masson, Paris, 1956.

3 Fonds IUH, article 124, Dossiers d'expertises médicales, 1959-1981. 4 Bernard J., Titres et travaux scientifiques, Masson, Paris, 1956.

On savait aussi que des malformations congénitales avaient été découvertes, fréquentes et diverses, chez certaines leucoses du tout jeune enfant, ce qui avait conduit certains auteurs à concevoir la leucose congénitale comme une embryopathie.

Dans l'espoir d'éclairer l'étiologie des leucémies humaines, alors jugée fort obscure, Jean Bernard et ses collaborateurs retracèrent, pour leurs dix cas de leucoses des très jeunes enfants, les événements survenus entre la naissance de l'enfant et l'apparition de la maladie. Ils y recherchèrent en vain des informations faisant penser à une contamination néonatale1.