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Cette redéfinition du long-métrage s’inscrit également dans un autre mouvement, celui d’une délimitation de plus en plus floue entre cinéma et série télévisée, principalement en raison du numérique. Pour la majorité des artisans rencontrés, travailler dans le domaine audiovisuel est « faire du cinéma ». Ajoutons que cette distinction s’atténue aussi mondialement alors que la qualité technique et narrative des séries rejoint toujours plus celle du cinéma.

Y’a pu de cloisonnement à faire parce que beaucoup de films sont financés par la télévision. Mais comme il n’y a pas d’économie du cinéma et de la télévision dans nos pays, les gens gardent la séparation. C’était vrai en Occident dans les années 50-60. C’est fini, même au niveau des formats. Le cinéma utilise le numérique maintenant. Le débat du FESPACO227 est dépassé. Le support, celui qui va en salle, s’en fout. Beaucoup de salles en Europe sont passées au numérique. On sait que les jours de la pellicule sont comptés, même pour le cinéma. Aimé

Malgré ces frontières de plus en plus floues, la question reste d’actualité pour certains cinéastes ivoiriens, car elle renvoie à des enjeux de distinction ; soit la maitrise technique et la relation à l’étranger.

227 Lors de l’édition 2013, le FESPACO annonce qu’il modifie ses règles pour accepter en compétition les films

En effet, la pellicule, en opposition au numérique, dérange, car elle implique plusieurs difficultés de tournage et fait allusion au mépris des doyens envers le numérique. La pellicule, le format long-métrage et le lieu de diffusion demeurent les caractéristiques physiques les plus citées pour établir la différence entre les deux médias.

Normalement, il faut une différence entre la télé et le cinéma. Déjà un long- métrage, c’est grand écran et y’a des choses qu’on peut se permettre qu’on ne peut pas faire dans une série télé. On peut mettre des interdictions de censure, interdit aux 17 ans. Mais au cinéma... on te mettra interdit aux moins de (...) en long- métrage, on ne coupera pas, c’est du cinéma. Mais on coupera à la télé. Il y a plus de liberté. Il y a l’heure de passage, 19-20 heures, les enfants sont là. Le cinéma, ce sont les adultes, on peut interdire aux enfants. Djibril

Le débat reste intergénérationnel, entre doyens « puristes » et jeunes « vidéastes », et culturel, entre le cinéma vu comme art et la télévision vue comme divertissement. Il évoque également le peu d’influence des premiers cinéastes sur les réalisateurs actuels. D’une manière plus générale, il renvoie aux redéfinitions des logiques de réciprocité et de transmission de connaissance qui seront abordées au chapitre 7.

La nuance ici entre cinéma et série, ça ne vaut pas la peine. On tourne tout en vidéo, c’est la même chose. On mélange. Les puristes ici, ils ont un problème. Comme les anciens, pour eux, le cinéma, c’est 35 mm, ou au moins 16 mm. Ce que nous on fait, ce n’est pas du cinéma pour eux. Donc, on les laisse dans ça et nous, on tente de faire évoluer les choses. Nicolas

Malgré le peu de filiations affichées entre les réalisateurs actuels et les doyens du cinéma ainsi que les ambigüités liées à la différence entre les deux, le cinéma et la télévision participent d’un mouvement similaire, celui de la performance populaire ivoirienne. Si l’origine de ce genre comique, entre pratiques performatives endogènes et outil colonial, reste floue, celui-ci est maintenant considéré proprement « ivoirien » et le retracer permet de souligner les mises en abyme identitaires créées par la recherche d’authenticité et le regard de l’autre, comme nous le verrons au chapitre 8.

Conclusion

En résumé, le panorama télévisuel ivoirien se compose de genres proches culturellement (burkinabè et anglo-africain) avec lesquels les réalisateurs ne se reconnaissent pas nécessairement d’affinités. On retrouve également des influences occidentales et orientales identifiées par plusieurs réalisateurs comme le déclencheur de leur passion. Les telenovelas, quant à elles, s’imposent dans le répertoire télévisuel ivoirien, bien que la majorité des réalisateurs s’en distancient. Un autre genre, le sitcom, connu à travers

les sitcoms afro-américains diffusés en Côte d’Ivoire (Fresh Prince of Bel Air et The Cosby Show) est moins présent dans les discours sur le répertoire télévisuel, bien qu’il propose plus de similitudes aux ténors du genre ivoirien tel Ma famille.

Ce genre ivoirien, parfois appelé « théâtre filmé », se rapproche de la farce africaine qui est la plus souvent associée au théâtre de Ponty, sans soulever la possible filiation à une théâtralité déjà présente en Afrique. En se transposant à l’écran, la farce se libère des rapports de force qui la traite en genre mineur, tout en continuant de miser sur les situations cocasses, le jeu physique et la mise en scène d’archétypes. En effet, alors que l’espace théâtral reste associé à certains enjeux de distinction, le médium télévisuel permet la démocratisation des messages et de leur récepteur (Chapitre 8) et, dans ce cas, la réhabilitation du genre de la farce. À ses débuts, les sketchs satiriques de Groguhet et de Guedeba se posent en position de force sur la quotidienneté ivoirienne. Toutefois, à partir de Ma famille, le genre se détache de son intention pédagogique et renoue avec l’improvisation. La dérision devient ainsi sa force (chapitre 8) et ne constitue plus un déni de soi tel que le soutient Doho (1998), si tel est qu’elle l’ait vraiment été.

Un mouvement semblable est amené par le tournant vers les films populaires de Duparc qui entame une nouvelle phase du cinéma ivoirien où le regard se tourne vers la société ivoirienne plutôt que vers la relation entre le colonisateur et l’Afrique et la construction de la nation africaine. En cela, l’impulsion est proche de celle du théâtre ivoirien, où le populaire est vu par certains comme renvoyant à un discours d’asservissement face à une pratique artistique intellectuelle d’affirmation de soi. Pourtant, ces pratiques « émancipatrices » s’inscrivent aussi dans des discours globaux et redeviennent des pratiques d’une nouvelle forme d’assimilation, souvent considérées comme étant pour les Blancs ou l’élite. Finalement, dès ses débuts, ce cinéma populaire entretient des liens avec la télévision en abordant des thèmes similaires.

Ces productions ont la même ambition : mettre de l’avant certains travers de la société ivoirienne par l’humour. Contrairement au théâtre de recherche qui cherche à affirmer l’identité ivoirienne et panafricaine, les cinéastes et réalisateurs de l’époque visent à faire à réfléchir ou à promouvoir des comportements à travers l’humour, entretenant à l’instar du théâtre populaire une filiation ambigüe avec les productions coloniales228. Quoi qu’il en soit, Duparc, Adjé et Groguhet ont su anticiper le tournant

228 On note aussi d’autres réalisateurs comme le Camerounais Dikongue-Pipa qui, après quelques films plus

vers la culture populaire et la réhabilitation du populaire des années 1980. Comprendre ce mouvement et les conjonctures qui l’ont amené nous mène au cœur des dynamiques des séries télévisées. Si ces chapitres ont dressé la table, ce questionnement se décline sous plusieurs formes tout au long du texte.

Love Brewed in the African Pot de Kwaw Ansah qui remporte un grand succès. Finalement, même Sembene se

SECTION III