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Historiquement, y’a toujours eu des séries comme FPF pendant 20 ans. Je faisais du docu en arrivant. Puis, j’ai vu l’engouement pour les telenovelas en discutant avec des fans. Je leur parlais des alternatives, en dehors de FPF, qui parleraient des gens qui peuvent être des voisins, des frères dans une dynamique de ville moderne, sans toute la symbolique qui rappelle le village. Abidjan, il faut montrer Abidjan dehors, pas comme un sitcom à la Ma famille. J’étais convaincu que les gens avaient besoin de ça. Et que c’était possible. Jean-Hubert Nankam

D’origine camerounaise, Jean-Hubert Nankam fonde la maison de production Martika, une des plus établies pour la fiction en Côte d’Ivoire138. Après avoir été producteur de télévision en France, Nankam vient en Côte d’Ivoire au milieu des années 1990 dans le cadre d’un projet de TV5. Après avoir produit plusieurs émissions plateaux et débats pour la RTI, Nankam se lance dans la fiction avec la série Class A139, en portant une attention spéciale aux désirs du public. Sa démarche est résolument plus commerciale que Delta. En cela, il conçoit la diversité de l’auditoire et les créneaux que l’on peut investir à travers différents genres.

138 Jeune Afrique le place parmi les 50 personnalités les plus influentes de Côte d’Ivoire en mars 2015, « Côte

d’Ivoire : Jean Hubert Nankam, pour un p’tit bisou ». 2015. Dossier Les 50 personnalités qui font la Côte d’Ivoire.

Jeune Afrique. 4 mars. http://www.jeuneafrique.com/225888/economie/c-te-d-ivoire-jean-hubert-nankam-pour- un-p-tit-bisou/

Il produit ainsi des séries jeunesses qui rejoignent une tranche de la population ivoirienne moins intéressée par le « théâtre filmé » : Class A en 2005 met en scène des jeunes de la vingtaine140 et Teenager141 en 2010, des collégiens. Selon lui, Teenager lui permet du même coup « d’avoir les parents [comme auditoire] qui sont préoccupés par l’éducation de leurs enfants à cet âge » et les enfants. Pour Class A, il confie la réalisation à Zadito142, puis à Armand Brice Tchikamen.

Quand on était jeune, on regardait Beverly Hills. C’était dans l’esprit. Je suis parti sur ça. Je me suis dit : Il faut qu’on sorte de ce qu’on a l’habitude de voir. À l’époque, y’avait Ma famille et y’avait FPF. Il fallait donner un dynamisme, des mouvements de caméra. C’était mon challenge : plus bouger la caméra, entrer dans les personnages, les laisser se mouvoir. La majorité des tournages, la caméra était fixe. Y’avait pas de mouvement, on n’entrait pas dans les personnages. Armand Brice Tchikamen

Nankam met en place un modèle financier qui lui permet de rentabiliser ses productions. En recourant à de jeunes acteurs, il présente ses tournages comme des opportunités de formation. Il a ainsi accès à un bassin d’acteurs dont le seul cachet est le remboursement de leurs frais de transport143. Il peut aussi compter sur les compagnies de téléphonie mobile comme commanditaires qui souhaitent se rapprocher des jeunes.

On décide de faire sept épisodes sans moyens. Martika en tant que société finançait Class A en projet interne, pour voir si ça fonctionnait. (...) Au bout de sept épisodes, je présente à la RTI. Je ne suis pas producteur de série, donc ils ne me répondent pas. Un des problèmes est le temps que peut mettre un diffuseur pour répondre à un pilote.144 À l’époque, on n’avait pas confiance au privé. C’était différent de FPF et de Ma famille. (...) J’envoie à un ami à Télé Sud, Constant Nemale, qui passait de diffusion internet à télé, il a adhéré tout de suite et donné son accord de diffusion pour des épisodes de 13 minutes alors que j’avais tourné des 26 minutes. Ça faisait 14 épisodes de 13 minutes. (…) J’ai fait mon buzz. Par contre pour la RTI — qui m’a contacté entre temps — je dois construire une saison. On trouve les moyens internes, j’ai la bande-annonce, j’obtiens de diffuser le pilote. C’est une nouvelle façon de produire une série en Côte d’Ivoire. (...) Au bout du 6e ou du 7e épisode, ça démarre comme ça, je négocie avec MTN145. Jean Hubert Nankam

140 Génération qu’il dit « A…pour Africaine, Abidjanaise, Adolescente, Académique, Action, Actuelle, Accro,

Ambitieuse, Ambigüe, Amoureuse, Aigris, Arriviste, Affectueuse, Affairiste, Descriptif de Class A,

http://www.martikaproduction.com/classa/serie.php

141 Teenager: https://www.youtube.com/watch?v=_vKj66a62WY 142 qui joue dans Ma famille

143 Approximativement 4$ par jour, voir le chapitre 5

144 Ce problème se présente aussi lors de dépots de demandes de financement à des organismes internationaux

qui exigent un accord de pré diffusion, ce qui peut être difficile à obtenir avec la RTI.

145 Compagnie de téléphonie mobile sud-africaine. Une des compagnies principales en Côte d’Ivoire avec

Arantess de Bonalii est le réalisateur le plus prolifique de la génération 2000. Véritable entrepreneur, il a su profiter d’une formation offerte en cinéma dans les années 1990 par le gouvernement ivoirien. Il ouvre par la suite sa boite de productions où il produit, réalise ou écrit la majorité des téléfilms des années 2000, parfois en sous-traitance. Pour Arantess, la mise sur pied de l’industrie est essentielle si chacun veut arriver à produire plus. Ainsi, il crée en 2013 un gala ivoirien du cinéma, le GPACT. Plusieurs jeunes réalisateurs témoignent de l’aide qu’il leur apporte, que ce soit financièrement ou en termes de formation.

En éliminant les commandes et en tenant compte des productions signées par ma structure ces cinq dernières années, en longs-métrages, je suis à 16 films et pour les feuilletons, je suis à 12. (…) Je travaille souvent à deux équipes lors des tournages. Je suis un bourreau de travail. Une équipe finit à midi, puis une autre commence jusqu’à minuit. (...) Après avec Gohou, j’ai fait Cauphy Gombo146. C’était des gags tirés de Gbich. Gohou lui ressemblait. Gohou était déjà connu avec les Guignols fait par Daniel Cuxac. (...) J’ai fait des films comme Nafi que je n’ai pas signés. Quand on met le nom de ma société, Box office studio, ou qu’on met supervision de la mise en scène : Arantess, tout le monde sait ce que ça veut dire. Je le faisais pour qu’elles (les réalisatrices) trouvent les moyens pour tourner147. Arantess de Bonalii

La démarche artistique d’Arantess est résolument ancrée dans une vision commerciale. Selon lui, le succès de l’industrie ivoirienne passe par une plus grande production de films et par le retrait du financement de l’État. En effet, ce soutien n’encourage pas les réalisateurs à commercialiser leurs films, mais à vouloir un produit financé par subventions. Sa dernière production, Au cœur du pouvoir, est tournée entre la Côte d’Ivoire et le Bénin et est diffusée sur quatre chaines nationales.

Les quatre télévisions me permettent de récupérer mon investissement, je ne fais pas de bénéfice. J’ai tourné sur deux capitales, par conséquent (…) J’amène une équipe de chaque pays. C’est à ma charge. Tous mes films sont des succès au Bénin : Nafi, Squatters. (…) Mon coproducteur est béninois. Il venait prendre mes films ici. Dans [Au cœur du pouvoir], on est dans une ville africaine qu’on ne nomme pas. Il y a des images des deux villes. Arantess de Bonalii

À la suite du succès de Ma famille et de l’effort de ses deux producteurs, on assiste à un boom des séries ivoiriennes pendant les années 2000.

146 Cauphy Gombo: https://www.youtube.com/watch?v=cNYZF6qcV-g

147 Arantess fait références aux réalisatrices-actrices qui ont signé plusieurs téléfilms dans les années 2000 et à

qui la rumeur attribue d’être plus facilement financées parce qu’elles auraient des liens avec des hommes puissants.

Jusqu’en 2004, y’avait pas encore le boom audiovisuel ici. Ma famille existait déjà, mais le boom se fait au niveau de la production (...) dans les produits de pub, et puis dans les clips, et puis dans les séries. Patrice,

Y a-t-il un renouveau en 2002 ?

Oui, à la faveur de la vidéo, des caméras numériques. Sinon, avant il fallait, 500 millions de FCFA (1 million $) pour faire un film. Avant, avec 100-150 millions (200 000- 300 000 $), tu faisais une série. Maintenant, avec 15-20 millions (30 000-40 000 $), tu fais 13 épisodes d’un feuilleton et tu peux les proposer à une chaine de télé qui fait 6 mois. Et les 20 millions (40 000 $) qu’on te donne te permettent de continuer. Dramé

L’explosion des téléfilms ivoiriens entre 2006 et 2010 bénéficie ainsi d’une conjoncture particulière : le numérique, le succès de Ma famille, l’appui de mécènes politiques (chapitre 6) et le succès de la culture populaire ivoirienne hors de ses frontières. Certains téléfilms s’inscrivent dans le genre de Ma Famille (Un Mari pour deux sœurs, Le prix de l’amour, Le Choix de Marianne, Les mariés du net, Mariage à 3, Le virus, etc.) et sont produits par d’anciens acteurs de Ma Famille ou par de nouveaux producteurs comme Pierre Laba. Arantess a réalisé plusieurs de ces téléfilms qui comptent sur le même bassin d’acteurs emblématiques de la génération 2000.

D’autres explorent de nouveaux genres ; les séries médicales avec Dr Boris148,149, les séries jeunesses avec Campus150,151 et Class A et les drames proches des telenovelas ; L’histoire d’une vie152, Sah

148 Dr. Boris https://www.youtube.com/watch?v=ZsDYMgq03io

149 Dr Boris devait être la série évènement des années 2000: totalement financée par une banque, sortie

régionale simultanée dans 7 pays. Ce ne fut pas le cas.

150 Campus: https://www.youtube.com/watch?v=JI37rIBObLI

151 La série est écrite et réalisée par Zadito, premier scénariste et réalisateur de Class A. Elle est produite par

John Chahin Sombo, un militaire qui a investi dans la culture populaire, notamment à travers sa maison de production, Productions JCS, et sa chaîne de restaurant, le Poulet Show. JCS a produit Stars tonnerres et Campus. Il a mauvaise réputation dans le milieu, car les castings de ses séries sont payants, entre 10 000 et 30 000 frs (entre 20 et 60$) par casting. « 200 personnes à 20 000 (40$) francs lui donne 4 millions (8 000$), il vient de financer sa série » (Djibril). De plus, JCS productions est la première maison de production citée lorsqu’on parle des relations problématiques entre les jeunes filles et les réalisateurs (chapitre 5).

152 L’histoire d’une vie: https://www.youtube.com/watch?v=RtnN9RQuZ8Ym, coproduit par Yolande Bogui,

maison de production Emmaus, et réalisée par Arantess. C’est la première fois que la maison de distribution Côte Ouest se lance dans une co-production.

Sandra153 et Nafi154. Malgré cette apparente diversité des genres, l’opinion répandue à Abidjan n’est qu’aucune de ces séries ne sort de la trame « relation homme/femme, les histoires de famille, de tromperie ».

Dr Boris, vous allez penser que c’est un film médical… ils ont montré un docteur qui cherche femme155. Y’a pas de situations dans un hôpital où les gens se battent, à la Dr House. David

La consécration suprême pour une série reste la diffusion sur TV5. Outre Ma famille, les séries L’histoire d’une vie, Sah Sandra, Nafi, Dr Boris, Class A et Teenager sont diffusées sur TV5. Autour des années 2010, les producteurs des années 2000 qui ont davantage d’expérience et de moyens se tournent vers la sous-région afin d’acquérir de nouveaux marchés. Ils cherchent à produire des séries panrégionales, c’est-à-dire filmées et jouées par des acteurs de différents pays. Par exemple, comme nous l’avons vu, Arantess propose un casting et un tournage entre le Bénin et la Côte d’Ivoire pour La saga des héritiers. Delta, quant à elle, travaille à la suite de Ma famille intitulée Ma grande famille et devant être tournée entre plusieurs pays.