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L’émission Faut pas fâcher (FPF) 111,112 demeure le classique de la télévision ivoirienne pour plusieurs artisans, trop jeunes pour avoir vu Comment ça va qui n’est plus diffusé depuis 1993. En ondes de 1995 à 2011, FPF est ainsi l’étalon à partir duquel ils se positionnent : « je ne voulais pas faire du FPF », « c’est comme FPF ». FPF reprend la formule des sketchs de CCV tout en délaissant la figure du locuteur et en adoptant un ton plus satirique que pédagogique ou moralisateur.113 On retrouve ainsi deux éléments de rupture entre les deux programmes : le changement dans l’humour et l’arrivée du scénario.

Groguhet a décidé de partir et peu de comédiens l’ont suivi. Ça leur semblait risqué. La télé a récupéré ceux qui sont restés et leur a demandé de faire une production. C’est comme ça que Faut pas fâcher est né. C’est une série satirique, dans un autre registre. (...) Avec Faut pas fâcher, on rit plus, on tourne tout en dérision. Y’a pas cette leçon de morale à la fin. Amener les gens à rire de tout et de rien, plus d’accents sur l’humour. (...) Dans Faut pas fâcher, il y a des scénarios avec des dialogues précis, bien calés, avec ce que les gens doivent dire. Adama

FPF, c’est aussi son réalisateur Guedeba Martin. Ayant un parcours semblable à celui de Groguhet, il est d’ailleurs présent lors de mon entretien avec Groguhet114. À son retour de France, Guedeba devient professeur à l’INSAAC puis prend les rênes de FPF en 1995. Ce faisant, il mise sur de nouveaux acteurs et de nouvelles troupes et contribue à faire connaitre une deuxième vague d’acteurs ivoiriens : Adrienne Koutouan, Marie-Louise Asseu, Zoumana, Ayatollah et H Camara115. Les acteurs qui jouaient précédemment dans CCV se retrouvent plutôt dans un autre programme de la RTI, Qui fait ça?

111 Faut pas fâcher : https://www.youtube.com/watch?v=j_6QST7sack

112 Le titre de l’émission est inspiré d’un morceau zouglou du groupe Les potes de la rue :

https://www.youtube.com/watch?v=csZMEnyuUBs

113 Groguhet, pour sa part, décrit CCV également comme un programme à sketchs satiriques.

114 « Après [CCV], mon jeune frère qui est là, que j’ai eu comme élève, mon disciple à La Rue Blanche, me

remplace à l’INSAAC et à la télévision. » Léonard Groguhet lors de mon entretien parlant de Guedeba.

115 Djessan Ayateau, surnommé Ayatollah, comédien populaire reconnu comme « bossu ». Il est décédé en

2006. Camara Yerefe, dit Camara H, est assassiné aux premières heures de la crise en 2003. On le disait d’allégeance RDR, parti d’Alassane Ouattara.

FPF est retiré de la grille horaire au changement de gouvernement en 2011 en raison, selon certains, de l’origine ethnique de Guedeba qui est la même que Laurent Gbagbo. Toutefois, à l’instar de CCV, plusieurs mentionnent que FPF était devenu redondant. Lors de notre rencontre, Guedeba anime un programme d’humour à la radio nationale, possède sa structure privée de communication et de formation, est toujours professeur de l’INSAAC et siège au BURIDA avec Groguhet. En 2011, FPF est remplacé par Fais pas ça à la sensibilisation très poussée116,117. En 2015, FPF réintègre la grille de la RTI les samedis soir, mais sans Guedeba.

Le parcours de Guedeba est représentatif de celui de la majorité des artisans de la génération 1990. Formés à l’étranger, ils sont cooptés par la RTI à leur et enseignent à l’université. Les groupes de pairs et le réseau jouent d’ailleurs un rôle important dans leur processus de réintégration. À la suite d’une formation de base, ils vont parfois faire d’autres formations qui leur permettent de se diversifier et d’avoir plus d’opportunités.

J’ai fréquenté l’Université de Paris 3, Sorbonne nouvelle. (…) Je suis rentré en 1982 en Côte d’Ivoire. (…) Entretemps, pendant que j’étudiais encore le théâtre, mes amis et moi, chaque fois que nous venions en vacances, nous créions des pièces de théâtre. Une nous a fait connaitre du public ivoirien : 1 + 1 = 1. Quand je suis rentré, j’enseignais. Et comme déjà au niveau de la télé un certain nombre de réalisateurs me connaissaient... Et une émission d’humour avait commencé et ils avaient besoin de gens pour encadrer l’émission, c’est Faut pas fâcher. C’est comme ça qu’en 1995, je suis tombé sur cette émission. (…) J’ai aussi été à l’ISTC pour le cinéma. (…) C’est comme ça que j’avais été scénariste principal, acteur, metteur en scène et réalisateur de FPF de 1995 à 2010. Entretemps, j’ai joué dans des films ivoiriens dont le plus célèbre est Au nom du Christ. Guedeba Martin

116 Fais pas ça: https://www.youtube.com/watch?v=EgsMlzHFfE8

117 Pour illustrer le manque de nuance de Fais pas ça, un scénariste caricature : « tu as un vieux en habits bétés

Faut pas fâcher

Les Guignols d’Abidjan

Aujourd’hui, il y a des acteurs très connus qui ont commencé comme ça, avec un producteur qui les a lancés dans la diaspora. Gohou, ce n’est pas la RTI qui l’a lancé, l’a fait connaître. Avant, il y avait un producteur antillais qui envoie dans la diaspora les DVD. Et Nastou aussi. Ils étaient trois. C’est comme ça qu’on l’a connu. Et maintenant, Ma famille l’a révélé aux Ivoiriens. Mais ils étaient connus avant dans la diaspora. Pierre

Le programme Les Guignols d’Abidjan118 amorce la production privée en Côte d’Ivoire à travers la vente directe à la diaspora. Daniel Cuxac, entrepreneur culturel et producteur de musique cubaine, met sur pied la troupe des Guignols d’Abidjan en 1993. Ses acteurs, Gohou Michel, Maiga Sédatif, Vieux Sidiki, Nastou, Amélie Wabéhi et Yapo Angèle la tueuse, ne sont pas très connus à l’époque. Remarquant l’engouement des expatriés ivoiriens pour les cassettes que leur amènent leurs visiteurs du pays, Cuxac fait le pari de produire une émission à Abidjan qui sera directement vendue en France. Les épisodes des Guignols durent plus d’une heure et sont écrits par la troupe elle-même. Chaque épisode raconte une histoire comique, s’éloignant des visées sociales de CCV et FPF.

Cette rupture de ton et d’objectifs s’explique par l’auditoire différent. On ne cherche plus à influencer ou à conscientiser les Ivoiriens à travers la mise en scène de leurs quotidiens, mais à le décrire à ceux ne

118Les Guignols d’Abidjan, https://www.youtube.com/watch?v=H0BqLoGsg90,

vivant plus en Côte d’Ivoire. Comment vit-on maintenant à Abidjan? Qu’est-ce qui est « in »? Avec les Guignols, que ce soit les acteurs, le style de jeu, l’humour, on anticipe Ma famille. Cuxac propose un modèle qui ne passe pas par la RTI et rejoint directement le public expatrié. À l’époque, la RTI est en effet en majorité productrice de sa programmation ivoirienne. En 2000, une nouvelle version des Guignols d’Abidjan est réalisée.

Gohou et Nastou, Les Guignols d’Abidjan

Sida dans la cité

Sida dans la cité119 est une série d’edutainment visant à sensibiliser et à informer sur le VIH120. Elle est produite par Population Services International (PSI), ONG intervenant dans la santé de la reproduction, et par le Comité National de Lutte contre le Sida. Les 11 premiers épisodes de la série sont diffusés en 1995. Puis, 20 autres épisodes sont présentés entre 1996 et 1997. La série, scénarisée par Alexis Don Zigré, remporte le prix de la meilleure série au FESPACO 1995 (Shapiro et al. 2003). Finalement, une dernière saison de la série est présentée en 2003.

Sida dans la cité innove dans le paysage ivoirien en adoptant le format du feuilleton. On suit l’histoire de Serapo et de sa femme plutôt que des sketchs sans liens entre eux. En effet, l’edutainment (EE) utilise les feuilletons121 et le mélodrame depuis les premières telenovelas de Miguel Sabido au projet sud-

119 Sida dans la Cité: https://www.youtube.com/watch?v=O8zykl2paIc

120 En 1991, Henri Duparc réalise La rue princesse sur le sujet du VIH. En 1993, Kitia Touré réalise trois courts-

métrages Mon nom est la « Vie », Ça n’arrive pas qu’aux autres, Au nom de l’amour, série Les gestes et la vie pour sensibiliser sur la maladie. La série Amah Djah Foule est réalisée aussi par Don Zigré dans une optique d’edutainment (Widmark 2002).

121«The turning point in edutainment is the use of drama and entertainment for educational purposes. Most

often it is done by integrating instructive or best practices into a fictional narrative, often a radio drama or a television series, and thereby communicating to the audiences how they can tackle specific issues, often health

africain Soul City122 (Tufte 2002, Kruger 2004) afin de susciter un « emotional engagement » qui favorise le changement de comportement et éventuellement, la conscientisation et l’empowerment123 (Tufte 2002, 12). L’une des principales faiblesses des premières œuvres de EE reste toutefois « the lack of connection to « the cultural waters » - and life experience of the people » (Tufte 2004, 93), ce qu’évite Sida dans la Cité en utilisant « les mêmes figures, la même esthétique et [en] vis [ant] les mêmes publics » que la télé-maquis (Bahi 1999, 18).

Toutefois, si la série se rapproche de l’esthétique ivoirienne sur ces aspects, elle maintient le format « feuilleton » peu présent en Côte d’Ivoire à cette époque. Il est possible que les créateurs aient considéré que ce format permettrait davantage l’attachement émotif envers les personnages, comme stipulé par l’EE, que le format de sketchs, tout en estimant que le message, la forme, passerait mieux par l’humour que par l’émotion dramatique plus éloignée de l’esthétique ivoirienne124. Pourtant, les telenovelas sont de plus en plus populaires à l’époque. La dynamique entre sketch et feuilleton donnera finalement lieu à Ma famille et son genre « feuilleton hybride »

On me parle souvent de Sida dans la Cité, bien que les avis divergent au sujet de la série. Certains se la rappellent avec nostalgie, alors que d’autres disent avoir trouvé ennuyante ou effrayante une série traitant de ce thème. À l’instar de FPF, la série est diffusée en Afrique francophone125, traçant la route du futur succès des séries ivoiriennes à l’échelle régionale.

issues, in their everyday life. A large part of the entertainment value of the drama lies in the moral dilemmas and drama that are spun around the problems that are articulated by the health problem the characters may have. » Tufte 2002, 3

122 Série qui a été exportée en Côte d’Ivoire, Tufte 2004, 90

123 Les théories de l’EE passent par diverses phases, telles qu’esquissées en introduction, d’une approche

diffusionniste à une approche participative et communautaire. Tufte (2004) identifie une troisième vague (2004) qui tente de combiner les deux approches pour un changement social.

124 Ce choix suscite quelques questions. D’un côté, la série aurait-elle été plus accessible en gardant le format

sketch ? Il faut dire que l’attachement émotif des séries à sketchs passe davantage à travers la personne du comédien qu’à travers le personnage, ce qui pourrait avoir effrayé certains comédiens. De fait, Lance Touré qui jouait Serapo a longtemps été associé à son rôle. De l’autre, si on introduit le format série, pourquoi ne pas adopter celui de mélodrame ? Peut-on déduire que le genre ivoirien se définit davantage dans l’humour que dans le sketch ?

Sérapo et sa femme, Sida Dans la Cité

Finalement, vers la fin des années 90, on observe de plus en plus de productions qui adaptent les romans de la littérature à l’eau de rose de Biton Koulibaly126 ou la collection Adoras (série Ah ! Les Femmes127, Cache-cache d’amour [2000], Le pari de l’amour [2002]). Ces productions tournent autour des dynamiques relationnelles entre hommes et femmes et préfigurent ainsi les séries des années 2000.