• Aucun résultat trouvé

Afin de penser l’industrie, le texte s’intéresse à différentes étapes du processus de production : financement, distribution, diffusion ainsi que production, principalement à travers les entrepreneurs culturels (Mbaye 2011, Röschenthaler, Schulz 2015)270 et les maisons de production.

Ainsi, au cours de l’étude, une recension des maisons de productions est effectuée. Toutes n’ont pas la même solidité financière : certaines ont plusieurs employés et arrivent à se maintenir ; d’autres n’ont qu’une production à leur actif et tentent de produire à nouveau. Finalement, certaines sont créées en vue de la réalisation d’un projet en particulier. (Voir le tableau en Annexe 5)

Les différentes cartes professionnelles de producteurs

Cette recension confirme la centralité du quartier de Cocody pour la production ivoirienne. En moyenne, les maisons de production ont un employé, souvent une assistante de la famille élargie. L’agence Boss Playa est un cas à part. En Côte d’Ivoire, elle est surtout reconnue pour les clips et l’évènementiel. Établie dans toute la sous-région, elle a réalisé la série Kiara au Gabon. On peut classer ces maisons sous trois vagues en fonction de leur année de création. Cette classification diffère quelque

270 Dans la littérature francophone, la recherche sur le moteur Cairn avec les termes « entrepreneur culturel »

ne fournit aucune référence significative. Voir Leblanc 2012 pour une discussion de l’entreprenariat religieux en Côte d’Ivoire.

peu des générations des séries ivoiriennes traitées au chapitre 3. En effet, la production étant dans un premier temps l’exclusivité de la RTI, les premières séries populaires ne sont pas l’œuvre de la production privée271.

Une des premières maisons de productions, Dialogue, est fondée par une Française expatriée à Abidjan en 1985 (1986 selon le journal officiel), à l’époque où la RTI monopolise la fiction. Elle se concentre alors sur la publicité et les films institutionnels. Au début des années 2000, la maison tente la fiction en réalisant deux comédies : Cache-cache d’amour (2000) et le pari de l’amour (2002).

La société est créée en 1985. J’avais une société en 1970 dans l’édition surtout et la pub. On a commencé en 85 pour faire de la fiction. Mais c’est difficile. Il n’y a pas d’organismes pour ça. Il faut faire de l’alimentaire. On a viré tout de suite vers les pubs ; lessive, Nescafé. Ensuite, on a fait des films institutionnels pour des sociétés et des films didactiques sur l’éducation, la santé publique, des campagnes sur le sida, sur d’autres maladies. Il y a des choses sur l’hygiène scolaire, les grossesses en milieu scolaire, de la sensibilisation entre 1985 et 1995. Il n’y avait pas tellement d’ONG, mais des ministères : agriculture, santé, eaux et forêts, énergie. Beaucoup de choses de ce genre, beaucoup en agriculture et notamment dans toutes les langues – culture, café, cacao, riz – et avec la coopération française. Martine Ducoulombier

Jean-Hubert Nankam, un expatrié camerounais ayant travaillé en France, fonde la maison de production Martika en 1996. Il propose alors des émissions plateaux à la RTI et se tourne vers la fiction au milieu des années 2000 avec la série Class A. La dernière maison de cette vague, Bogolan, est créée en 2003. En 2008, elle diverge du film institutionnel qu’elle produit à ses débuts en proposant de petites capsules humoristiques, On est où là ? Les entrepreneurs audiovisuels de cette première vague participent à plusieurs rencontres avec le gouvernement où des recommandations sont avancées pour la structuration de l’entreprise. Ils se rapprochent ainsi du modèle burkinabé, bien que Nankam finance sa série Class A avec la commandite privée, amorçant le mouvement du balancier vers le développement de l’industrie à la Nollywood.

271 Ce peu d’intérêt premier pour la fiction de la part de la production privée télévisuelle diverge du parcours

du cinéma ivoirien. En effet, vers la fin des années 70, les cinéastes ivoiriens évoluent presque déjà dans une industrie privée, deux décennies avant que le mouvement ne gagne l’univers télévisuel, une situation peu commune dans la région (voir chapitre 4). Ainsi, si la figure du réalisateur qui se promène de coopérations en ambassades à la recherche de fonds domine la vision du cinéma africain, les réalisateurs ivoiriens fondent leur maison de production, Henri Duparc avec Focale 13 et Jean-Louis Koula et Yeo Kozoloa avec les Films de la Montagne.

Il faut attendre le succès de Ma famille (2003-2008) pour que les maisons de production se diversifient et privilégient un développement à la Nollywood, amorçant la deuxième vague de producteurs. La série écrite, produite et réalisée par Akissi Delta remporte un succès sans précédent. Elle est l’une des premières séries réalisées par une production privée à être destinée au public ivoirien272 (voir chapitre 3). La réalisatrice-productrice fonde par la suite LAD Productions qui, comme le montre la photo de Delta sur la carte professionnelle, est fortement associée à la personne d’Akissi Delta. Le succès de la série peut expliquer cette stratégie de personnification, bien que la majorité des producteurs préfèrent plutôt mettre de l’avant une équipe, donnant une impression de solidité à leur entreprise. Le parcours sinueux de Ma famille semble d’ailleurs donner raison à ces derniers.

En effet, si la série voit le jour grâce à l’amitié (voir chapitre 3 et 5), son succès amène un besoin de professionnalisation. Delta embauche alors une chargée de production qui est par la suite approchée par une maison de production française pour débaucher certains comédiens de Ma Famille. L’intention est de les mettre sous contrat et de leur assurer un revenu mensuel. Encore maintenant, les versions sur la fin de Ma Famille sont nombreuses.

Ils ont fait un coup à Delta, la jalousie. Celle qui était chargée de ses relations extérieures, c’est elle qui est allée prendre les contacts avec quelqu’un d’autre et elle l’a phagocytée. La pauvre. (...) Ils ont pris contact, signé. Qui a payé les 3 millions ? Ils ont détourné tous les comédiens. On les payait au mois, à la fin du mois, des salaires de 2 millions (4000 $). Les Gohou avait 2 millions FCFA, d’autres 1 million (2000 $). Elle est venue me voir en pleurant, je lui ai dit : ne pleure pas, ça n’ira pas loin. C’est toi qui les as formés. Joachim

Ce qui a manqué, c’est une politique de recherche de financement. Ma famille a ouvert les yeux sur les stratégies de financement. (...) On tourne et on met à la RTI. Ma famille, ce sont les premiers à sortir. On se dit qu’y’a l’argent à gagner. (...) Les gens tournaient par amitié. Maintenant, on monte un projet, on cherche du financement, des partenaires, comme une compagnie. Ç’a été le problème de Ma famille, de l’amitié sans contrat. Doris

Le fonctionnement informel et basé sur les pairs de LAD productions est repris par plusieurs acteurs qui tentent la réalisation. « Tout le monde part du dérivé de Ma famille... Delta s’est fait de l’argent avec Ma Famille. Donc, c’était l’objectif de Dosso : faire comme Delta qui s’est fait de l’argent avec Ma

272 Voir le chapitre 3 pour un historique des séries et de leur genre. Les Guignols d’Abidjan, série privée produite

Famille 273 » (Adama). Toutefois, peu d’entre eux ont une maison de production, bien qu’ils réalisent une partie des productions des années 2000. L’autre partie de cette production est l’œuvre des maisons de production fondées après 2005. Elles complètent la deuxième vague amorcée par Ma famille.

Le succès de Ma famille amène donc des opportunités de financement et de diffusion desquelles profitent les nouveaux entrepreneurs culturels. Favorisés également par un climat sociopolitique de mécénat d’hommes politiques, ces entrepreneurs posent les bases d’une industrie qui, inspirées par l’exemple nigérian, misent sur le numérique et l’accessibilité. C’est à travers eux qu’arrive le boom de la production ivoirienne.

La troisième vague des maisons de production arrive après 2009. Ces nouvelles maisons tentent des stratégies novatrices, telles que des coproductions avec divers partenaires (distributeurs, chaines de télévision, compagnies de téléphonie), des collaborations avec des ONG, des concours, des partenariats autour d’évènements sportifs, etc. Cette diversification des stratégies amène également un désir de structuration face à l’explosion du numérique. Toutefois, cette structuration, contrairement à celle voulue par la première vague, ne passe plus nécessairement par l’État qui devient plutôt un acteur parmi d’autres.

Les questions de la structuration et de la qualité versus la quantité campent les débats de l’industrie au travers des époques : doit-on produire beaucoup à moindre qualité ou produire peu, mais de bonne qualité ? Au-delà de l’aspect générationnel, la position des producteurs sur le sujet dépend également de plusieurs facteurs : connexions et expériences à l’étranger ; identité professionnelle274 ; contexte social et politique ; succès rencontré par les productions, et tend à se modifier au long du parcours professionnel. Si ces considérations et opinions restent théoriques et variées, les pratiques des producteurs se ressemblent et constituent « l’économie du gombo ».