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Cette position d’équilibriste, d’« entre-deux », de la classe moyenne est souvent associée à l’individualisme, que l’on soit de tradition libérale ou marxiste.

Les membres des classes moyennes africaines (…) ne se pensent jamais comme une force collective, une identité d’action, mais plutôt comme une masse d’éléments apposés poursuivant individuellement les mêmes objectifs. (Darbon 2010, 44)

Au-delà d’un individualisme qui serait « inhérent » à la classe moyenne, on peut expliquer le peu de collaborations occasionnelles entre les artisans par la concurrence dans la recherche de financements. On se méfie de l’autre qui peut nous voler notre concept, notre bailleur. Les artisans demandent ainsi une plus grande structuration du milieu qui permettrait davantage de solidarité, par exemple avec la mise en place d’assurances253 ou d’associations pour contester certaines décisions du gouvernement. Ce dernier souhait reste ambigu alors que cette même structuration est considérée comme une responsabilité de l’État.

Beaucoup de réalisateurs ne connaissent pas les syndicats, les associations ont de la difficulté à décoller. « Tout le monde » dit œuvrer à la promotion du cinéma ivoirien, mais reste très jaloux de leurs infos et des possibilités de financement. Lala

Cette solitude pèse sur plusieurs artistes.

On m’a mis la pression pour que je protège le scénario. J’ai fait le BURIDA254 et copyright dépôt, mais ce n’est pas ça qu’on gagne. Certains peuvent être contents de se retrouver seuls. Mais moi ça m’a fait mal de me retrouver seul à Tunis. Cyrille

253 Les manchettes parlent de plus en plus d’artistes malades ou décédés faute de soins. Des levées de fonds

sont souvent lancées à travers les médias.

Un jour, je ferai un collège de scénaristes et un collège de producteurs pour aller chercher les moyens, et un collège de réalisateurs, je veux pu être le seul. Claudel Concurrent ? Bon, ça dépend. Moi, je ne veux pas utiliser ce mot. Dans un avenir proche, je préfère être partenaire. Je refuse même concurrent, même si... bon. On est concurrent qu’on le veuille ou non du moment où chacun produit de son côté des œuvres, parce qu’après, il y a comparaison. Mais ça n’exclut pas de faire demain des choses en commun. Ce n’est pas intéressant d’être seul dans son coin. Thomas

Ainsi, les dynamiques de l’industrie expliquent en partie la suspicion et le manque de coopération entre artisans. Toutefois, si à première vue le milieu semble individualiste ou méfiant, on observe diverses pratiques d’entraide, par exemple sur le modèle de la relation « grand-frère, petit-frère ».

Il m’a même donné 100 000 FCFA (200 $) à l’époque. Il est venu sur le plateau, prêté sa maison, une voiture, ses potes. Il a été adorable. Raïssa

Maintenant, on travaille ensemble avec Martin. C’est mon petit frère, il est très gentil. Il était là dimanche à la réunion des producteurs. Rita

Il y a un réalisateur-producteur qui a eu à me secouer. (…) Il m’a dit certaines choses. Il connait les réalités et il a l’expérience des scénarios. Ç’a été un peu violent au départ. Quand on commence, on est fougueux, on pense qu’on a l’idée du siècle. Lui il est franc, il est dur. Maintenant, je le connais. Avec l’expérience, je suis plus patient. Cyrille

J’aime aider les autres aussi. Par exemple, David. J’encadre ses acteurs, je l’encadre. Je vais à Yop, il ne me paye pas pour ça. Juste l’aider pour qu’il devienne un bon réalisateur, pour qu’il puisse aider d’autres aussi. On a besoin de beaucoup de réalisateurs pour que le cinéma décolle en Côte d’Ivoire. Ici, ça ne marche pas comme ça, les réalisateurs ici se lancent des piques à chaque fois. Charles

Les jeunes artisans utilisent davantage les associations. En 2013, on en retrouve deux principales : Africadoc et l’Association des Jeunes Techniciens de la Télévision et du Cinéma de Côte d’Ivoire (AJTEC). Africadoc est une association régionale ouest-africaine basée en France qui souhaite encourager la réalisation de documentaires africains. Le président d’Africadoc est à la base de la mobilisation contre les frais de tournage. Lors du FESPACO 2013, l’association a organisé en compagnie d’une association de critiques d’art un convoi vers le Burkina Faso pour la durée du festival au prix modique de 60 000 FCFA (120 $), transport et hébergement inclus.

J’ai eu Africadoc, c’était un appel à projets. Cyrille m’a incitée à proposer mon projet de film et ç’a été retenu. Ils vont m’aider à tourner. Comme ils partent au FESPACO, je devais partir avec eux, mais je n’ai pas pu à cause d’un boulot. Au retour, on va tourner. Prisca

Ensuite, on retrouve l’Association des Jeunes Techniciens de la Télévision et du Cinéma de Côte d’Ivoire. Fondée en 2009, l’Association souhaite contribuer à l’industrie en organisant des formations, des ateliers et des discussions entre les jeunes. Elle est à la base du groupe Facebook Jeunes du Cinéma et de la TV de Côte d’Ivoire qui compte 1188 membres en 2014.

Techniciens, ça ne vous minimise pas ?

On voulait tout le monde, pas juste les cinéastes. (...) Mais on ne veut pas les acteurs, on n’a pas les mêmes réalités. Pour ne pas avoir tout le monde, juste les techniciens. Nous, on voulait l’arrière-scène. À la base même, les scénaristes, on n’en voulait pas. Mais les producteurs, on les a... Mais bon… On ne les considère pas vraiment comme les techniciens. Mais le réalisateur est un technicien, comme le caméraman, le perchiste, le preneur de son, le décorateur, tous ces gars. Dès fois, il y a une hiérarchie. Il y a même une association de réalisateurs. On a insisté pour les jeunes, même si y’a des moins jeunes pour que voilà, on ne nous mélange pas. (...) Mais je n’ai pas eu le retour, la réaction que j’attendais des jeunes. Ça m’a démotivé. Cyrille

Projection organisée par l’AJTEC-CI au Goethe Institut

S’associer permet à ces jeunes au réseau plus limité d’accéder à davantage d’opportunités. Toutefois, ces collaborations entre artisans ne sont pas uniques ; elles sont d’ailleurs ce qui rendent possibles les tournages au début des années 2000. En s’intéressant aux dynamiques d’entraide et de collaboration sur les plateaux de tournage, on s’éloigne encore de l’individualisme attribué à l’industrie.

Le tournage

La majorité des entretiens termine par cette invitation de mon interlocuteur : « Tu viendras assister à mon tournage ». Le tournage, c’est la performance : on y met en œuvre ses habiletés, on montre son

talent, on est un « réalisateur ». Recenser les invitations au tournage permet également, au-delà des réponses évasives, de capturer le portrait de l’industrie à un moment précis. En effet, pour les artisans, le tournage est le critère du dynamisme du milieu plus que les fonds disponibles. Par exemple, à savoir s’il y a reprise de l’audiovisuel après la crise de 2011, la réponse reste la même : « ça va, ça tourne, les tournages ont repris ». Toutefois, en me promenant sur ces différents tournages, je constate qu’ils ne se déroulent pas tous de la même manière et ne démontrent pas la même vitalité de l’image ivoirienne.

Au cours de mon terrain, j’identifie divers types de tournage que l’on peut situer dans un continuum entre deux pôles : professionnel et amateur, qualificatifs qui reflètent davantage les conditions de tournage que le niveau professionnel du producteur ou du réalisateur. Le tournage « professionnel » correspond à l’idéal mentionné par les artistes : « Un tournage devrait se passer comme ça », c’est-à-dire chaque acteur devrait être payé, nourri, etc. Le tournage amateur apparaît davantage comme un gombo255, une source de revenus d’appoint pour le réalisateur ou le producteur. Par exemple, un réalisateur- producteur a un centre de formation d’acteurs256. Tourner sa série – qui ne sera peut-être jamais diffusée – devient une légitimité et une façade pour son école. Afin de me faire une idée, je présente ici deux journées de tournage pour chaque type du continuum.

Tout d’abord, commençons par une journée sur le tournage « professionnel » d’une série financée par une ONG, une série proche de l’EE. La journée débute à huit heures au bureau du producteur. Le réalisateur-producteur tient à la ponctualité. Deux voitures sont disponibles et nous amènent au lieu de tournage, une villa dans le quartier chic du Vallon à Abidjan. On m’explique qu’il s’agit d’un studio privé qu’on peut louer. Il y a un fond vert257 et des appareils de sonorisation pour le mixage, mais je ne les verrai pas ce jour-là. En effet, nous nous limitons à une petite pièce fermée, décor pour un bureau.

Avant de commencer le tournage, un petit déjeuner est servi à toute l’équipe : sandwich, chocolat chaud et café. Je suis surprise de reconnaître la jeune fille qui sert les déjeuners. Elle fréquente l’église évangélique où je vais les dimanches. Puis, je me rappelle que c’est à travers un ami qui est aussi à cette église que j’ai eu le numéro de ce producteur. En effet, au fil à mesure que la relation se développe avec les artisans, on en vient à oublier comment s’est passé le contact initial. J’apprends du même coup que