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Séparation entre morphologie et syntaxe 1. Conversion, dérivation impropre

Autres questions de grammaire et de description

6.2. Séparation entre morphologie et syntaxe 1. Conversion, dérivation impropre

Les considérations qui ont été développées pour l'homographie et le syncrétisme trouvent un prolongement et une application dans le cas de la "dérivation impropre". Il s'agit de cas où un mot 'change de catégorie', p.ex., en fr. contemporain, un infinitif de verbe vient en position de N : le parler vrai, le voir baroque164. Autre exemple : le

bleu du ciel. C'est une dérivation non-affixale.

La question que pose la dérivation impropre aux grammairiens est de décider si, après la conversion, on est en présence d'un seul mot – alors de quelle catégorie ? – ou au contraire de deux mots homonymes – alors il faudra dire comment se traite cette homonymie. Elle est perçue par Sanctius dès le 16ème siècle :

Une des idées forces les plus caractéristiques de la Minerve est le refus de toute recatégorisation, de toute dérivation impropre, qui autoriserait un nom à jouer le rôle d'un adjectif, un adjectif à se substantiver pour assumer la fonction d'un nom, et l'essentiel des chapitres consacrés à la préposition, à l'adverbe et à la conjonction consiste à restituer dans leur catégorie d'origine des mots qui, par leur forme, sont adjectifs ou pronoms, et dont l'utilisation en lieu et place d'un adverbe ou [le texte ne se poursuit pas bien ici]. Geneviève Clerico in Sanctius 1587/1982, p. 20.

Francoise Kerleroux :

Nous faisons l'hypothèse que cette notion (de dérivation impropre) sert à recouvrir des données qui apparaissent comme résiduelles, une fois que l'on a fait jouer le seul modèle d'analyse disponible, celui de la morphologie affixale, elle-même supposée représenter toutes les langues. Kerleroux 1996, p. 11, puis tout le chapitre V sur ce sujet.

Dans HPSG encore, qui reste catégorielle, des membres du courant HPSG consultés traitent rire, dans envie de rire et dans le rire, comme deux entrées lexicales distinctes. On comprend pourquoi : dans HPSG, les entrés lexicales sont modélisées comme des structures de trait dans lesquelles le trait CATEGORIE joue un rôle central pour la syntaxe.

A nouveau, le Locuteur Analogique donne à ceci une solution simple. Il y a un seul terme rire qui n'a pas de détermination catégorielle puisque cette théorie ne fait pas place aux catégories. En émission, une forme comme le pleurer n'est simplement pas produite, en raison du principe d'escalade, si ses pleurs, les pleurs, des pleurs est trouvé présent dans le plexus (ceci ne pourra être démontré que lorsqu'on saura conduire une tâche d'émission, ce qui demande de savoir traiter le sens). En réception, le pleurer, si l'on expose le modèle à recevoir ceci, sera accrédité abductivement à partir de le rire ou de termes semblables, si le modèle contient de tels termes.

Pour le bleu du ciel, le ciel est bleu, on n'a pas à décider si bleu doit être analysé comme un mot ou comme deux mots qui seraient l'un un N et l'autre un Adj. : les placements divers du terme unique bleu dans divers contextes, c'est-à-dire dans divers enregistrements constructeurs, pourvoient à autoriser les autres emplois qui pourront en être faits – ou qui pourront être faits de leurs semblables distributionnels – tout en contraignant chacun de manière appropriée. Qu'un seul et même terme :

bleu soit l'occupant unique de ces différents placements est source de dérive catégorielle entre ce que les cadres catégoriels d'analyse nomment 'adjectifs' et ce qu'ils nomment 'noms'. Mais c'est celle qu'il faut pour permettre c'est très classe ou

un lourd. Naturellement ceci expose aussi à le rapide de sa réaction qui n'est pas très accepté en français contemporain. Dans le plexus d'un francophone contemporain,

rapide est à une certaine distance de bleu, réaction est distant de ciel, par conséquent

le rapide de sa réaction est possible mais assez cher et n'est donc pas normalement produit. Il peut être reçu mais avec un certain coût. Une telle expression était

peut-être moins impossible chez les précieux du 17ème siècle, on pourrait l'employer aujourd'hui avec ironie ou intention distanciée, son 'irrecevabilité' diffère entre deux locuteurs différents du français et nous ne savons pas ce qu'il en sera dans quelques décennies ou quelques siècles.

6.2.2. Mise en cause de la démarcation flexion-dérivation

Plusieurs auteurs ont mis en cause l'éventuelle démarcation catégorique entre flexion (qui serait syntaxique) et dérivation (qui ne le serait pas) :

L'opposition entre flexion et dérivation, paraît assez fragile et les grammairiens du sanskrit ont su s'en passer : comme le note Pinault : Pour Panini, il n'y a que des

affixes, qui se distinguent seulement par leur rang dans la chaîne de dérivation. Auroux, 1994, p. 175.

Les Stoïciens ne distinguent pas nettement entre dérivation et flexion. Swiggers 1997, p. 27.

L'existence de la différence entre flexion et dérivation n'est pas moins évidente que celle de la différence entre sémantème et morphème. Mais à l'état actuel de nos connaissances la définition de cette différence n'est pas moins vague que l'autre. Nous pensons que la différence est à chercher dans l'opposition entre rapports

syntagmatiques et rapports associatifs. Hjelmslev 1933/1985, p. 56.

The difference between flexion and derivation has a limit in Suffixaufnahme165. Planck 1995, p. 3.

S'il est vrai que les flexions entraînent généralement une moins grande différence de sens que les dérivations et sont plus générales, il y a une différence de degré plutôt qu'une différence absolue entre ces catégories. Il n'est donc pas possible, selon Bybee de situer, comme le fait souvent la grammaire générative, les flexions dans la syntaxe et les dérivations dans le lexique. La meilleure définition de la flexion est son caractère obligatoire si bien que son absence crée un manque qui prend une signification. L'absence de la marque du pluriel par exemple, indique en français la présence du singulier. Vandeloise 1990, p. 230.

6.2.3. Raisons de confondre ou de distinguer morphologie et syntaxe

Creissels, à la lumière notamment de langues africaines, met en cause le mot et par conséquent plus directement encore, la démarcation morphologie-syntaxe :

[Dans une langue comme le latin] où les morphèmes d'un énoncé se laissent regrouper en blocs à forte cohésion interne et forte mobilité les uns par rapport aux autres, il n'y a aucune raison de se priver des avantages de la description en mots. On a alors la division en morphologie et syntaxe. Mais dans une langue où la cohésion des séquences

165 Définition de Suffixaufnahme (paraphrase de Planck 1995, p. 7) : soit une tête nominale Nt admettant un modifieur nominal N2, le Suffixaufnahme consiste en ceci qu'une marque casuelle de Nt est recopiée sur N2 sans que ceci soit motivé par la fonction de N2. Sur N2, cette marque se suffixe à d'éventuelles autres marques, y compris casuelles, que N2 peut déjà porter pour des raisons fonctionnelles. Le Suffixaufnahme, d'abord décrit par Bopp, se présente en géorgien, en des langues caucasiennes et en des langues anciennes du Moyen Orient ; il doit être distingué de la flexion de syntagme (group-inflection) même si ces phénomènes sont cousins.

de morphèmes ne manifeste pas ces différences, il n'est pas raisonnable de conserver ce schéma. Creissels 1991, p. 31.

Entre les compartiments traditionnellement décrits comme morphologie et syntaxe, on est en présence d'un axe selon lequel se disposent divers phénomènes, fonctions et besoins. Il n'est pas certain que l'a priori d'une éventuelle division compartimentale morphologie-syntaxe soit la voie la plus clarifiante pour structurer cet axe.

La position adoptée dans ce modèle est de chercher à ne pas faire de dispositif particulier qui différencierait morphologie et syntaxe. Cette position est motivée par trois raisons : a) la notion de mot n'est pas retenue à cause des problèmes qu'elle pose, b) la clause morphologie = assemblage courts, syntaxe = assemblages longs n'est pas critériale, c) les mouvements abductifs par transfert de constructibilité et par homologie expansive s'appliquent dans les deux domaines.

Tous les besoins d'assemblages productifs, du moins dans les essais faits jusqu'ici, sont couverts par le jeu combiné des dispositifs suivants :

- vision "amaigrie" et rendue contingente du lexique : précarité de la notion 'entrée lexicale', préférence pour la notion de terme, vacuité des termes, suspension de minimalité, etc.,

- contenus des plexus, notamment les enregistrements constructionnels et les liens paradigmatiques entre eux ; les enregistrements constructionnels construisent aussi bien des assemblages morphologiques et des assemblages syntaxiques, - mouvement abductif par transfert de constructibilité,

- mouvement abductif par homologie expansive,

- dynamique générale de résolution par agents (agent-based solving : ABS).

Ne pas faire de différence entre syntaxe et morphologie en asservissant la seconde à la première est une vision de principe partagée par de nombreuses théories. Fradin (1999) note que c'est le cas de Saussure, Harris, Haiman, Gruaz, Sadock, Halle & Marrantz.

Dans ce même travail qui vise au contraire à défendre une distinction entre morphologie et syntaxe, Fradin s'est livré à un inventaire de critères et de raisons tendant à montrer que cette distinction est nécessaire. Plusieurs de ces critères et raisons sont sans incidence sur le dispositif modélisateur du Locuteur Analogique en ceci que les inscriptions du plexus, exploitées par les calculs abductifs les exercent de fait. Il en est ainsi par exemple de la cohésion des morphèmes d'un mot (les morphèmes ou ensembles assemblés par la syntaxe ayant une cohésion moindre). C'est simplement parce que le plexus ne fournit pas d'occasions exemplaristes de telle expansion que le modèle ne peut pas en produire. On peut en dire autant d'un autre critère : que l'assemblage ait une catégorie différente de ce qui serait sa tête (c'est-à-dire soit exocentrique selon Bloomfield) ou non (alors endocentrique). Pour Fradin (p. 27), l'assemblage morphologique est toujours exocentrique alors que dans la syntaxe il est plus facilement endocentrique. Ce n'est pas toujours vrai (passé, passée,

passées) ou alors cela dépend de la vision que l'on prend des catégories. Ici encore, ce sont les inscriptions exemplaristes qui conditionnent le destin possible d'un

assemblage c'est-à-dire qui contraignent ce avec quoi il pourra à son tour s'assembler, sans que la dynamique ait à en savoir quoi que ce soit en principe ou en général. Ceci ne nie pas qu'il y ait sous ces rapports des spécificités ou des tendances de la morphologie mais asserte que, sans avoir à être autrement appréhendées, dans le Locuteur Analogique, elles résultent plutôt, de fait, des inscriptions du plexus, la dynamique s'appliquant à elles n'ayant pas à savoir si elle fait de la morphologie ou de la syntaxe.

De nombreuses différences entre morphologie et syntaxe sont donc manifestées de fait et de manière diffuse dans le plexus et révélés par la dynamique. Les inscriptions du plexus ne marquent par aucun dispositif particulier une différence entre morphologie et syntaxe, aucun calcul n'est affecté par elle en particulier, le modèle ne postule rien de particulier concernant une éventuelle démarcation.

Il est conjecturé que cette dynamique indifférente s'appliquerait avec le même bonheur à des phénomènes morphologiques, morphosyntaxiques ou syntaxiques qui n'ont pas été soumis à essais et qui se présentent dans d'autres langues. La flexion de syntagme (an. group inflection) présente dans le basque166 ne paraît pas leur poser de problème particulier mais il conviendrait surtout de regarder des langues morphologiquement très particulières comme les langues eskaléoutes167 ou certaines langues africaines ; ce travail reste à faire dans le détail. Dans la mesure où cet inventaire permettrait d'étendre les conclusions acquises jusqu'ici, la conclusion serait que la distinction entre morphologie et syntaxe est, pour l'essentiel, de simple convenance compartimentale et a, au mieux, un statut préthéorique.

Toutefois, cet ordre de raisons ne suffit pas à rendre compte de la morphophonologie (Fradin 1999, p. 26). Sur ce point, le modèle ne répond pas encore dans son état actuel. Il est possible que les solutions soient à trouver dans des schèmes d'assemblage plus élaborés que la simple concaténation, ou inspirés des structures multiples de van Vallin, Sadock et Jackendoff ; alors l'option de la décompartementalisation serait étendue et validée.

Mais il est possible aussi que ces phénomènes imposent d'accréditer quelque chose du mot. Sans que ceci aille jusqu'à refonder le mot dans toutes ses prérogatives (et donc à justifier une division morphologie syntaxe), il y aurait un ou deux phénomènes à traiter particulièrement.