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La productivité systémique comme dynamique de l'analogie systémique

Productivité systémique

5.1.6. La productivité systémique comme dynamique de l'analogie systémique

S'abstenir d'attribuer les propriétés que sont les traits syntaxiques pousse à chercher une explication par une dynamique systémique propre, c'est-à-dire une dynamique qui soit exemplariste et isonomique comme l'est celle qui rend compte de la productivité structurelle du chapitre précédent.

Cette nouvelle dynamique est conceptuellement distincte de la dynamique structurelle, mais comme elles opèrent ensemble, se complétant et se relayant l'une l'autre, on ne discerne pas toujours facilement ce qui revient à chacune

La dynamique systémique part d'analogies systémiques : on suppose qu'à partir d'un moment le locuteur apprenant devient capable d'analogisation et procède à des mises en place initiales d'analogies unitaires comme :

va : vais :: vient : viens vient : viens :: est : suis sommes : suis :: jouons : joue

sont allés : est allé :: sont venus : est venu sont : est :: sommes : suis

Ces éléments de savoir linguistique sont des analogies systémiques exemplaristes. Elles sont en nombre modéré : le jeune locuteur fait ces analogisations, chacune ayant un certain coût cognitif, un certain nombre de fois, pas un très grand nombre de fois. Il fait cela sans disposer préalablement d'abstractions comme 1P, 3P, indicatif présent, futur, singulier, pluriel, verbe aller, verbe venir.

On suppose ensuite que ces éléments supportent le mouvement abductif par transposition. Cette supposition n'est pas théoriquement très coûteuse : elle est contenue dans la définition des systèmes (cf. supra). Ces éléments bénéficient aussi du mouvement abductif par transitivité. Ces deux mouvements permettent aux analogies unitaires ci-dessus d'entrer dans une dynamique intégrative. Cette dynamique145 a comme effet (nous le verrons en détail), à partir des analogies systémiques initiales, d'en dériver un très grand nombre d'autres par abduction, dans des conditions cognitivement plus économiques.

Ceci rend, progressivement, des effets de système pluridimensionnel.

Certes le système pluridimensionnel 'préexiste' au locuteur apprenant, ce n'est évidemment pas lui qui l'établit. Il est en même temps bénéficiaire et dépendant de la langue maternelle. Il a à s'y conformer graduellement s'il veut a) comprendre, b) être compris et c) être reconnu comme un membre estimé de la communauté parlante à laquelle il appartient.

Mais il ne s'empare pas d'un coup d'un système de trois coordonnées à prendre en bloc ou à laisser. S'il en était ainsi, nous aurions en français un infinitif parfait, un supin, un ablatif, etc. Il faut que les conditions de cette appropriation permettent à celle-ci d'être progressive et incrémentale. Le processus d'appropriation d'un système n'a pas à être mené à aucun terme prédéfini hormis, dans les pédagogies contraignantes, l'apprentissage de tableaux préconstitués et présentés comme une norme idéale. Dans un exercice plus spontané, quelque chose de l'héritage ancestral se reconstitue, qui lui est conforme dans la zone très fréquentée des paradigmes et qui, pour le reste, est le lieu d'hésitations qui aboutissent à des abductions plus aventureuses, pouvant donner des créations occasionnellement variantes.

La perspective est renversée. Une théorie catégorielle postulerait un cadre d'analyse tridimensionnel, algébrique, dont elle devrait ensuite expliquer les lacunes (places inoccupées, syncrétisme, alternances, anomalies) ; elle resterait muette sur l'évolution de ce cadre. Ici au contraire, on part des actes, on part de mécanismes opérants et

d'emblée explicatifs. Les exemplaires sont premiers, ainsi que le calcul abductif qui les utilise et la possibilité de décrire catégoriquement comme tridimensionnel le système que le jeune locuteur reconstruit et dans lequel il devient productif est récupérée comme un effet de la dynamique de base.

Adopter un schéma dynamique de fonctionnement et explicatif de ce type a donc plusieurs avantages :

- un discours plausible sur l'apprentissage devient possible.

- on explique mieux comment un système verbal se constitue peu à peu dans ses dimensions.

- une place est faite à l'allomorphie, au syncrétisme et aux groupes comme résidus cognitivement fondés d'un processus de régularisation.

- la morphologie flexionnelle est mieux positionnée : elle peut sanctionner le système tridimensionnel sans avoir à le faire complètement et a un rôle second, dans le temps et causalement, même si dans la langue une fois apprise, dans la compétence d'adulte, ce rôle devient très important.

- les 'ratées' de l'apprentissage ou ses résidus sur les marges du système ménagent une place à son éventuelle évolution.

La productivité systémique est donc basée sur la transitivité et sur la transposition. Elle partage la transitivité avec la productivité structurelle mais la transposition lui est propre : la productivité structurelle ne connaît pas ce mouvement.

La productivité systémique fait des hypothèses sur les inscriptions qui la soutiennent. Il en sera dit quelque chose peu à peu dans le cours de ce chapitre et un point particulier est fait en annexe dans la section 12.9.2.1. Paradigme linguistique,

système, dimension (p. 328). Dans le modèle, elle est réalisée par l'agent ANZ dont l'architecture et le fonctionnement vont maintenant être expliqués au moyen d'exemples. On en donne aussi un exposé plus formel dans une autre annexe.

5.2. Dérivation adverbiale en français, mise en jeu d'un seul paradigme

Soit un problème du type "trouver X qui est à Y comme A est à B", dans lequel Y, A et B sont des termes146. Appelons ceci 'tâche analogique'.

Dans ABS, l'agent qui résout une tâche analogique est l'agent ANZ : il produit des X qui sont à Y comme A est à B, ces X sont appelés des 'analogisandes' de Y, A et B. Le triplet Y, A et B définit la tâche analogique, il définit une charge d'agent ANZ. Les positions mutuelles de ces éléments importent : les tâches ANZ (Y, A, B) et ANZ (A, Y, B), par exemple, ne sont pas les mêmes. Dire que les termes Y, A et B ici sont copositionnés n'est pas dire autre chose.

Tout agent ANZ a une charge qui est une tâche analogique de la forme (Y, A, B). Un premier agent ANZ prend comme charge la tâche analogique qui est celle du problème posé. Puis il en recrute d'autres de même type qui à leur tour en recrutent

d'autres et ainsi de suite147. Chaque recrutement attribue à l'agent commissaire une charge qui est une tâche analogique équivalente – à l'abduction près – à celle de l'agent client (le recruteur).

Ainsi chaque agent recruté l'est avec une charge "équivalente" à celle de l'agent initial, mais avec la distance, il peut y avoir une dérive. C'est une détermination transitive avec dérive.

Voici maintenant une définition sommaire du fonctionnement de l'agent ANZ, elle s'éclairera avec les exemples et sera formalisée dans l'annexe. Un agent ANZ peut dans un cas favorable, comporter dans sa charge, des données qui sont immédiatement résolutoires : deux de ses termes sont égaux. Quand c'est le cas, il évoque une trouvaille : le troisième terme de sa charge148. De plus, un agent ANZ applique le mouvement abductif par transitivité en franchissant un lien paradigmatique dans le paradigme où il opère ce qui le conduit à recruter d'autres agents. Enfin, un agent ANZ applique le mouvement abductif par transposition en redistribuant les rôles des arguments de sa tâche, ce qui provoque le recrutement d'autres agents commissaires.

Un premier exemple très simple va montrer ce fonctionnement : pendant le cours d'un acte linguistique plus vaste, est ressenti le besoin d'un terme un peu comme

soigneux, un peu comme habilement, mais qui n'est pas vraiment aucun de ces deux termes, il est plutôt ce qui est à soigneux comme habilement est à habile. C'est une 'tâche analogique' telle que définie ci-dessus et un agent ANZ est recruté pour en produire le résultat.

X = ANZ ('soigneux', 'habilement', 'habile' )

Pour résoudre cette tâche, le modèle utilise un seul paradigme, celui de la figure ci-dessous. Ceci vaut dans le plexus qui sert à cette expérience. Avec un autre plexus, les voies vers la solution pourraient être différentes.

Le paradigme qui est utilisé couvre la dérivation régulière d'adverbes français par suffixation de –ment, mais, dans cet exemple particulier, le modèle ne le "sait" pas dans le sens où il ne fait qu'enregistrer les analogies entre les formes, négligeant la morphologie, même si celle-ci est bien sûr apparente au lecteur humain du modèle. Le paradigme comprend aussi l'expression adverbiale avec soin qui occupe une place dans ce système analogique même si elle n'est pas dérivée avec -ment.

Traiter la dérivation adverbiale régulière (ici par suffixation de -ment ) en énumérant des enregistrements n'est ni très élégant ni très productif : du moindre modèle linguistique, on attend parmi ses premiers accomplissements qu'il applique au moins de tels processus avec un peu de systématicité. Certes. Le chapitre précédent a

147 Ces chaînes de recrutement tarissent soit en cas d'épuisement de données afférentes du plexus, soit, alors même que des données sont encore disponibles dans le plexus, lorsque le canal auquel rapportent ces agents est suffisamment pourvu en résultats. Savoir quand un canal est suffisamment pourvu en résultats est une question qui a d'autres incidences outre celle-ci et qui est traitée sous le titre "Pilotage de la dynamique"dans l'annexe qui spécifie la dynamique du modèle.

148 Ceci revient à résoudre l'analogie triviale suivante : ce qui est à Y comme A est à A ne peut être qu'Y lui-même.

montré comment la morphologie et la syntaxe étaient abordées et ce cas en relèverait, mais ici le propos est de démontrer la productivité systémique et des formes même présentant des marques formelles de leurs places dans un système peuvent toujours être envisagées en négligeant les régularités formelle. D'ailleurs, ayant refusé, avec Langacker, de se soumettre au 'faux dilemme règle-liste' (supra) il est attendu, dans le Locuteur Analogique, qu'un plexus contienne de semblables inscriptions.

Figure 15 Paradigme habile-habilement

Le modèle trouve les deux résultats suivants (les forces en 1ère colonne, introduites Chap. 3, indiquent que le 1er résultat est le plus économique et que le second vient ensuite et est donc plus coûteux) :

Force Résultat

.73 soigneusement

.66 avec soin

Le plexus permet deux solutions, le modèle les trouve toutes les deux. Soigneusement qui correspond à la dérivation adverbiale régulière en français est trouvé en premier

A habile habilement A grand grandement A terrible terriblement A soigneux soigneusement A honnête honnêtement A ferme fermement

parce que la topologie du paradigme est telle ; et la construction prépositionnelle:

avec soin est trouvée tout de suite après. Dans un plexus représentant un locuteur différent, l'ordre pourrait être l'ordre inverse.

Pour obtenir ces résultats ABS a utilisé l'arbre d'agents (la structure heuristique) ci-dessous :

Figure 16 Arbre d'agents

Les agents s'affichent en caractères droits et les produits (trouvailles et résultats) en italiques. Les numéros d'agents sont suivis de leur force puis des termes constituant la charge d'agent. Les numéros de produits sont suivis de la force du produit puis du terme du produit. Noter par exemple l'agent 10 qui évoque la trouvaille 3 : avec soin, causant la livraison au canal racine du résultat 4 : avec soin. Noter aussi de nombreux agents (p.ex. l'agent 7 : soigneux mal mauvais) qui sont envisagés par le calcul sans toutefois conduire à aucun résultat.

Cette structure heuristique est une structure heuristique simple. Elle ne présente pas d'occasion de renforcement : chaque résultat ne provient que d'une seule trouvaille. On pourra trouver que ce paradigme est un jouet : il ne contient que sept adverbes quand le français en a plusieurs milliers. Que se passerait-il avec un paradigme plus réaliste ? Que se passerait-il si les enregistrements nécessaires à la tâche s'y trouvaient plus distants au lieu d'être à distance un ou deux comme dans l'exemple ? Cette question a plusieurs aspects et certains d'entre eux seulement peuvent être traités à ce point : a) rien ne demande qu'un seul paradigme monstrueux soit construit avec des milliers d'adverbes français, la coopération intégrative de paradigmes multiples, petits, hétérogènes peut faire l'affaire (cf. infra une glose sur l'intégrativité), b) si les enregistrements étaient plus distants, les forces de résultats pourraient bien être moindres et ceci pourrait être souhaitable, c) la conspiration de plusieurs chemins et le renforcement qui en résulterait pourrait augmenter les forces,

canal 1 (canal racine)

2 0.73 soigneusement 4 0.66 avec soin

2 ANZ 0.81 soigneux habilement habile

7 ANZ 0.73 soigneux mal mauvais 6 ANZ 0.73 soigneux grandement grande 1 ANZ 0.81 soigneux habilement habile

5 ANZ 0.73 soigneux soigneusement soigneux

1 0.73 soigneusement

10 ANZ 0.66 soigneux avec soin soigneux

3 0.66 avec soin

4 ANZ 0.73 soigneux terriblement terrible 3 ANZ 0.73 soigneux grandement grand

9 ANZ 0.66 soigneux fermement ferme 8 ANZ 0.66 soigneux honnêtement honnête

d) l'orientation de familiarité (cf. section 12.8. Orientation de familiarité), réduit fortement le nombre de voies heuristiques qui sont envisagées, e) l'introduction de la productivité structurelle (ici morphologique) comme on l'a vu au chapitre précédent, ouvrirait d'autres voies vers les résultats et la discussion ne serait plus la même, f) finalement – il conviendrait alors de le théoriser – il pourrait se présenter des lourdeurs de fonctionnement intolérables et impossibles à corriger, ce qui tendrait à réfuter la non-catégoricité radicale et à montrer que les cerveaux font autrement. Cet exemple nous a aidés à aborder progressivement le mécanisme mais il ne constitue pas en lui-même un exploit bien fascinant. Une tâche qui met en jeu deux paradigmes est plus intéressante et plus démonstrative.

5.3. Verbe français, mise en jeu de deux paradigmes