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Autres questions de grammaire et de description

6.3. Eléments zéro

La question des éléments zéro n'est pas, à strictement s'exprimer, une question linguistique : les éléments zéro ne sont par définition pas en eux-mêmes des phénomènes qui s'observent dans les langues mais plutôt des dispositions que

166 Ce n'est pas le N qui porte la flexion (notamment casuelle) mais le SN, aussi grande son expansion soit-elle.

prennent certaines théories168 dans le compte qu'elles donnent de certains phénomènes. La question se relie avec celle de l'ellipse sans coïncider avec elle.

6.3.1. L'élément zéro en grammaire et en linguistique

La tentation de l'élément zéro dans l'histoire de la pensée linguistique, remonte au moins à Sanctius :

Sanctius se refuse à faire du passif impersonnel [en latin] une structure distincte de celle du passif ordinaire. L'un et l'autre peuvent être glosés de façon identique et s'intégrer dans des constructions équivalentes. C'est donc là une catégorie inutile dont il est vain d'encombrer l'esprit des enfants. Cette position lui permet par la suite de "prouver", par un raisonnement circulaire, le caractère nécessairement transitif de tout verbe, même les neutres de la tradition (curere, sedere, stare). Puisque ces verbes se rencontent au passif, (curitur, sedetur, statur), que ce passif n'est pas différent du passif des verbes transitifs comme amatur, cela autorise à suppléer derrière eux un accusatif de transition, stationem après stare, setionem après sedere, cursum après curere. Cet exemple illustre le fait que, chez un auteur qui va au-delà des données formelles, les phénomènes de forme jouent un rôle considérable dans l'organisation de la langue. Geneviève Clerico in Sanctius 1587/1982, p. 22.

Beaucoup plus tard l'usage en est systématisé dans la linguistique structurale.

Giving the status of linguistic elements to zero segments can be carried out in a great many situations. It can be used in such a way as to blur the differences between two sets of morpheme-class relations. Note must therefore be taken of the descriptive effect of each zero segment that is recognized in the course of an analysis. In keeping with the present methods, it would be required that the setting up of zero segments should not destroy the one-one correspondence between morphological description and speech. Hence a zero segment in a given environment can only be a member of one class. Harris. 1951, p. 335.

Chez Martinet l'élément zéro est l'occasion d'une curiosité. Faisant généralement droit à l'élément zéro ("le signifiant du subjonctif est occasionnellement le signifiant zéro"169, "le signifiant zéro de l'injonction"170), il précise qu'avant de céder à cette tentation il convient de s'assurer que son signifié est consistant :

Toutefois, il y a normalement dans ce cas [celui du verbe des langues d'Europe], parmi les éléments de la classe grammaticale, une "catégorie" qui est non marquée, c'est-à-dire ni représentée formellement, ni positivement caractérisée sémantiquement : c'est le cas, en français, de l'indicatif, du présent et du singulier. On ne doit pas poser de monème pour un signifiant zéro correspondant à un signifié sans consistance. Martinet 1985, p. 146

On est un peu déçu. Cet auteur, pour le reste grand reconnaisseur de l'opposition (dans prend le livre !, le choix de prend est fait contre donne, jette, pose, etc., ibid, p. 32), voit ici l'absence de marque, ne le caractérisant pas positivement, correspondre à un "signifié sans consistance". L'opposition vaudrait-elle séparément dans chaque

168 La linguistique structurale et, à sa suite, le générativisme. 169 Martinet 1970, p. 104.

plan ? Je suis d'accord sur la conclusion : il ne faut pas d'élément zéro, ailleurs pas plus qu'ici (cf. ci-dessous), mais avec une objection sérieuse sur une motivation de cet ordre. On ne peut pas faire une retouche ad hoc en un point isolé sans reprendre ce qu'il en est du cadre d'analyse (mode, temps, personne, nombre) et de sa relation générale avec les observables formels. Soit vous reconnaissez le cadre idéal d'analyse du V. indo-européen (temps, mode, personne, nombre) et vous demandez le marquage des formes selon ce cadre ; alors vous ne pouvez pas dire que l'indicatif présent singulier est un signifié inconsistant et le signifiant zéro est nécessaire. Soit vous reconnaissez le cadre d'analyse sans astreindre les formes à être toujours différenciées selon lui, alors le signifiant zéro n'est pas nécessaire ; mais il reste à montrer comment les locuteurs assignent les formes, maintenant ambiguës aux cases disposées dans le cadre. Soit enfin – ce sera ma préférence – le cadre n'est pas postulé (il serait catégoriel) et l'on montrera, sur exemplaires et analogiquement, quelles mises en liaison et quelles oppositions les locuteurs peuvent faire, dans quels assemblages de bases et de flexions (et de contextes) parmi ceux que la langue laisse se faire, ce ne sont pas toujours les mêmes pour tous les verbes (c'est-à-dire pour toutes les bases) ; ceci devra pouvoir se faire sans élément zéro.

Avant même les objections de fond sur l'élément zéro, qui seront faites, son pouvoir explicatif n'est pas bien assuré dans des bien des cas. Marandin171 constate la faillite d'une analyse par une catégorie vide du groupe nominal Dét + Adj (ex. les rouges

sont fripés).

Ailleurs172, les zéros se voient récusés au nom de la vérifiabilité et de la non indexabilité:

D'un point de vue épistémologique, poser des marques zéro ou des constituants zéro est suspect, puisque cela revient à poser un segment, constituant ou marque segmentale, dont le signifiant est représenté précisément par une absence de segment, donc à poser des segments fictifs sous la pression de la théorie – ce qui comporte un grave risque d'invérifiabilité. On est vite confronté à une difficulté supplémentaire : l'impossibilité fondamentale qu'il y a à catégoriser, à indexer de tels segments "qui n'existent pas", et encore davantage à les coindexer.

les fonctions qui leur seraient assignées doivent être assurées par d'autres éléments173 :

Il n'y a pas de marque zéro de personne, mais une structure pluridimensionnelle de paradigmes linguistiques, aussi bien sur le plan des paradigmes, avec des paradigmes de paradigmes, que du point de vue de l'axe syntagmatique qui présente une "superposition de marques" de types divers, concomitantes, entrant en combinaison dans tout énoncé et donnant des instructions distinctes.

Dans le cas des relatives, pour les langues sans pronom relatif, le japonais par exemple, la propension à postuler des marques zéro est vue comme une conséquence du fait que la relative est perçue comme tansformation d'une proposition

171 Marandin 1997, p. 144. 172 Lemaréchal 1997, p. 2 173 Ibid., p. 44.

autonome174. Une théorie qui n'a pas recours aux transformations n'a pas non plus besoin de marques zéro.

Lemaréchal plaide, à bon droit, pour n'avoir pas recours à des éléments zéros. Son intuition, juste, de la "superposition des marques" suppléant ce que d'autres constatent comme une carence de marques segmentales a en effet le potentiel d'une dynamique productive exempte d'élément zéro, il conviendra de rendre explicite cette dynamique, ce sera fait ci-dessous.

La théorie autolexicale de Sadock, complexifiant le modèle (pour de multiples autres raisons), parvient à construire l'explication en se passant d'éléments zéros.

One of the features of the autolexical model that give rise to discrepancies between representations in different dimensions is the possibility that a lexeme that is represented in one component is simply not represented at all in another, giving the effect of deletion or insertion without the need for specific rules that actually delete or insert. The empty subject of "extraposition sentences" [It seems that Fido barks] for example, can be treated simply as an element with a representation in syntax but none whatsoever in semantics175.

La théorie autolexicale n'opère pas de mouvement :

The components are modular in that the units with which they deal are distinct. The units of the morphology are stems, affixes, inflections, and so on, namely units that are appropriate to word construction ; the units of the syntax are words, phrases, clauses, and so on, that is, units appropriate to sentence structure ; and the units of the semantics are predicates, arguments, variables, and the like, that is, meaningful units. The components of an autonomous, modular grammar of this kind are thus "informationally encapsulated" in the terminology of Fodor 1983 (The Modularity of Mind), whereas the modular building blocks of a GB style grammar, such as the rule Move-Alpha, have access to all representational dimensions, and are therefore not informationally encapsulated176.

ce qui suggère qu'elle se prive des transformations. Encore que la non postulation des transformations et des mouvements ne soit jamais explicite dans le texte, toutes les occurrences de ces notions sont dans des exemples que la théorie autolexicale propose de traiter sans elles. Cette conjecture est renforcée par ceci :

… a context-free phrase structure grammar is a sufficient formalism for each of the modules, including the syntactic component177.

or les phrase structure grammars sont un sur-type de la théorie X barre, laquelle les spécialise en leur ajoutant la notion de tête et la même théorie X barre est positionnée comme le composant de la théorie qui traite la syntaxe avant les transformations178. 174 Ibid., p. 83. 175 Sadock 2000. 176 Ibid., p. 11. 177 Ibid., p. 21. 178

X bar addresses the 'bare component' as opposed to the 'transformational component' Chametzky 2000, p. 6.

Finalement, la théorie autolexicale ne reconnaît pas les transformations, ce qui est cohérent avec le fait qu'elle n'a pas recours aux éléments zéro.

6.3.2. Que faire de l'élément zéro

En somme, l'introduction des éléments zéro résulte soit de cadres d'analyse catégoriels mono, bi ou tridimensionnels des paradigmes morphologiques, morphosyntaxiques, ou syntaxiques soit du traitement transformationnel des faits syntaxiques.

On a compris que, refusant les cadres catégoriels d'une part et d'autre part n'ayant pas recours aux transformations, le besoin des éléments zéro tombe dans ce modèle et il n'est simplement pas fait appel à eux.

Les cas où se manifesterait la tentation d'éléments zéros se traitent simplement et naturellement par le jeu des enregistrements analogiques et constructionnels et du calcul qui les utilise, appliquant le principe d'escalade, cf. la section 6.4. Anomalie et

régularité, p. 190, pour les transformations, cf. la section 4.2. De la

non-transformation, p. 114.

La démonstration en sera mieux faite sur un exemple.

6.3.3. "L'article indéfini pluriel n'a pas de réalisation en anglais".

Les locuteurs de l'anglais s'accordent semble-t-il sur l'analogie (A) the cat : a cat :: the cats : cats

Dans un cadre où l'on retiendrait l'hypothèse du mot et si la masse des autres faits invite à postuler les mots 'the', 'a', 'cat', 'cats', qui de plus sont catégorisés en articles et en noms, si l'on s'adosse à un cadre d'analyse bidimensionnnel défini-indéfini et singulier-pluriel et qu'on entreprend d'en remplir les cases on rencontre ici un petit obstacle : la case indéfini pluriel ne se remplit pas avec un article. La solution structuraliste consiste à postuler un article indéfini-pluriel non réalisé : un article zéro et la tentation est d'écrire les lignes suivantes179 :

(1) the cat : a cat :: the cats : ∅ cats (2) cat : cat :: cats : cats

(3) the : a :: the : ∅

tentation encore plus vive si le cadre théorique dans lequel on se place demande des propositions du type SN → Dét + N

La ligne (2) n'est pas fausse mais elle est triviale ou tautologique et s'évacue ainsi d'elle-même comme inepte.

La ligne (3) présente deux inconvénients. D'abord la double occurrence de 'the' qui renvoie à la question du syncrétisme, cf. la section 6.1.2. Homographie, homonymie

accidentelle, syncrétisme (p. 168) et ensuite la présence de ∅ dont les défauts

179 On néglige ici le morphème pluriel -s qu'un exposé plus complet devrait évidemment distinguer ; cette distinction n'est pas nécessaire à cet exemple.

viennent d'être exposés. Finalement, les inscriptions (2) et (3) ne reflètent rien du savoir linguistique qui serait utilisable pour le calcul linguistique. Or la ligne (A), même si ses termes ne sont pas minimaux, est parfaite : c'est une très bonne analogie, très contributive au calcul, sans aucun effet négatif. Si l'on reconnaît le principe de suspension de minimalité, il devient possible de la conserver.

Il faudra compléter ceci par une opération de soustraction qui peut avoir deux supports opératifs : a) l'utilisation soustractive des enregistrements constructeurs, dans les cas où des inscriptions du plexus sont abondantes et suffisantes et b) l'analogie formelle quand les inscriptions du plexus ne suffisent pas, par exemple dans le cas des mots inconnus. Ainsi, pour le terme anglais tiger, moins familier que an. cat, mais que quelque autre inscription du plexus180 permet abductivement de "co-catégoriser" avec cat, l'inscription (A) autorisera abductivement quelque chose comme (B)

(B) the tiger : a tiger :: the tigers : tigers

qui contribuera à faire que le comportement de tiger s'aligne sur celui de cat pour les questions de nombre et de définitude.

La ligne (B), encore qu'elle le puisse, n'a pas à être inscrite explicitement dans le plexus : le jeu abductif et intégratif du calcul fera que ce dernier se développe comme si elle l'était. Si elle n'est pas explicite, le calcul sera seulement un peu plus lent, cette ganse abductive demandant quelques agents supplémentaires.