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Exposé de la question et orientations pour sa solution

Autres questions de grammaire et de description

6.1.2. Homographie, homonymie accidentelle, syncrétisme

6.1.2.1. Exposé de la question et orientations pour sa solution

Ces cas sont classiquement ceux de l'homographie ou de l'homonymie, ils recouvrent l'homonymie accidentelle, le syncrétisme, la "dérivation impropre", etc.

Dans tous ces cas, on est en présence d'une même forme mais, pour la comprendre dans ses contextes d'occurrence, diverses théories ou divers cadres analytiques, qui approchent les langues par objets et propriétés (donc partonomiques), ont trouvé le besoin de distinguer plusieurs mots ou bien de n'y voir qu'un seul mot mais qui puisse prendre place dans plusieurs cases d'un cadre d'analyse.

Ainsi par exemple, Arnauld et Lancelot (cf. section 2.2. Arnauld et Lancelot, troubler

le moins possible l'analogie de la langue, p. 29) constatant que le latin ne différencie pas au pluriel un ablatif d'un datif, conservent tout de même le cadre ablatif pluriel et

datif pluriel, ces deux cases étant occupées par la même forme, syncrétique de ce seul fait, car faire autrement "aurait brouillé l'analogie de la langue [latine]" et, presque plus grave, l'analogie entre le latin et le grec !

Or ces cas sont les cas 'obliques', c'est-à-dire les plus 'marqués' si l'on retient la marque en syntaxe ; ce sont aussi les moins fréquemment employés et que ce soit là que la langue fasse le moins de différences n'est pas tout à fait sans importance. Il en va de même pour l'article français qui, au pluriel, ne se différencie pas selon le genre. C'est au pluriel que ça se passe, c'est-à-dire à nouveau dans les formes marquées et donc les moins fréquentes.

Le fait se vérifie dans de nombreux phénomènes de nombreuses langues. Imposer des différences contre l'évidence de la forme, par esprit de système et par soumission à des cadres d'analyse trop carrés, revient alors à simplement ignorer que les langues proportionnent le déploiement de leurs ressources différenciatrices à l'importance cognitive des différences à faire. Forcer des différences artificielles est sans doute s'éloigner des fonctionnements des locuteurs, "optimaux" en un certain sens.

On peut encore apercevoir ceci dans le paradigme de l’article en allemand contemporain. Dans la présentation traditionnelle on perçoit bien des formes homonymes mais sans principe organisateur particulier, on reste avec une impression de grande confusion.

masc. fém. neut. plur.

nom. der die das die

gen. des der des der

dat. dem der dem der

acc. den die das die

Or un reclassement des colonnes et des cas (les lignes) révèle les regroupements suivants :

masc. neut. fém. plur.

nom. der das die die

acc. den das die die

gen. des des der der

dat. dem dem der der

Comme en latin, la conjonction [pluriel • cas obliques]153 est moins différenciée et, dans ce cas allemand, l’indifférenciation s’étend aussi au féminin. La zone de différentiation maximale est [masculin • cas directs]. Ces faits sont cognitivement

pertinents. Une analyse catégorielle de type [genre • nombre • cas] d’abord les masque complètement, ensuite crée un artificiel problème d’homonymie, imposant enfin la servitude entièrement artificielle d'avoir à "désambiguïser". Il est plus fidèle à l’allemand de s’abstenir au contraire de croire par exemple en un nombre grammatical qui croiserait les cas avec systématicité ou en un genre grammatical qui se différencierait pour tous les nombres.

Une étude plus systématique de tels phénomènes a été faite par Jason Johnston154. Johnston, pour une grande variété de langues européennes et africaines dont il étudie les paradigmes flexionnels, trouve que les formes syncrétiques (systematic

homonomy pour lui) se laissent toujours regrouper à condition de réordonner les lignes et colonnes des tableaux paradigmatiques. Il conclut à l'inadéquation des analyses habituelles en traits : cross-classifying binary features are incorrect, they

fail to predict linearizability [pour Johnston, linearizability c'est le reclassement des lignes et des colonnes] of natural classes of properties, ce qui rejoint la conclusion faite sur l'article allemand.

Admettons qu'une théorie qui retient les catégories n'ait pas le choix. Or ici les catégories ne sont pas retenues : il n'y a pas à postuler des cadres comme [genre • nombre • (défini, indéfini)], ou [cas • nombre], par exemple. De plus, les termes ne sont pas ici porteurs de propriétés, à aucun moment on n'a à leur assigner un genre, un nombre grammatical, un cas de déclinaison, etc.

Il s'impose par conséquent, au contraire des théories catégorielles, d'adopter un principe de respect de la forme, c'est-à-dire de ne pas postuler deux êtres là où, de la segmentation requise par la mise en regard analogique des constructions, il ne résulte qu'une seule forme.

En français, en effet, l'article défini est double selon le genre au singulier mais au pluriel il n'y en a qu'un. Il faut donc ne compter que trois termes : le, la et les.

Pourtant, il est possible d'écrire :

le Marocain : la Marocaine :: les Marocains : les Marocaines

sans que les deux les ne posent de difficulté car ils sont alors compris dans des termes plus longs où les noms différencient les genres, même au pluriel.

Par contraste, il serait inopportun et nocif de prétendre l'analogie suivante :

le : la :: les : les.

Ceci parce que :

154 Johnston 1997, extrait de l'introduction : This thesis takes as its starting point proposals to model inflectional paradigms as geometrical structures, wherein systematic homonymies are constrained to occupy contiguous regions. It defines a precise criterion for assessing systematicity and shows, for a range of largely Indo-European and Afro-Asiatic data, that such models are observationally adequate in modelling systematic homonymies within a single inflectional dimension, and to a lesser extent, between different inflectional dimensions. This is taken to indicate that widely assumed characterizations of inflectional categories in terms of cross-classifying binary features are incorrect, inasmuch as such characterizations fail to predict the linearizability of natural classes of properties belonging to those categories. The same inadequacy besets attempts to account for systematic homonymies by means of rules that convert or ‘refer’ one morpho-syntactic representation to another.

- le faire en n'ayant qu'un seul terme les, créerait une confusion sur l' "effet de genre" et l'utilisation de cette inscription donnerait ensuite des résultats fortement bruités155 ; cette analogie serait mauvaise.

- choisir au contraire de faire de les deux termes différents (deux "mots" homonymes), qui seraient l'un masculin et l'autre féminin – chose que demandent de faire Shaumjan et Mel'cuk, contre Bloomfield, cf. ci-après – serait analogiquement acceptable mais contreviendrait au principe du respect de la forme.

Dans un cas qui cumule deux syncrétismes, il est aussi possible d'écrire :

le Suédois : la Suédoise :: les Suédois : les Suédoises

en dépit de la nouvelle forme syncrétique Suédois (masc. sing.) et Suédois (masc. pluriel) ; en effet, les formes mises ici en analogie sont toutes différentes, soit par le nom, soit par l'article, de sorte que toutes les formes, tous les SN, sont, eux, différents, même quand leurs constituants ne le sont pas.

Ces exemples permettent d'abstraire le principe adopté pour les inscriptions correspondantes : dans des paradigmes analogiques ou constructifs ne pas mettre en analogies les formes syncrétiques elles-mêmes, ne pas les scinder en autant d'homonymes qu'il en faudrait pour occuper les cases d'un système d'analyse ; inscrire au contraire des analogies où ces formes appartiennent à des contextes suffisants pour que les rapports analogiques voulus s'établissent entre des formes différentes. Le principe de suspension de minimalité trouve ici une précieuse application.

Une telle démarche évite d'avoir à se demander si une même forme doit s'analyser comme un mot ou comme plusieurs mots. Ce fut longtemps une question ennuyeuse et mal résolue. Elle donne lieu notamment à un désaccord entre Bloomfield et Shaumjan. Pour Bloomfield, le mot est une forme156 (qu'elle soit libre n'est pas le point ici, ce qui compte c'est que Bloomfield identifie le mot à la forme). Shaumjan – suivi en ceci par Mel'cuk – s'oppose à cette vue sur plusieurs points dont celui-ci : quand Bloomfield ne voit qu'un seul mot, Shaumjan en veut autant (autant de

grammatical words) qu'il y a de cases dans le système d'analyse157 : le mot doit être

155 Se souvenir qu'une analogie est d'autant meilleure qu'elle s'approche des conditions de la bijection, c'est-à-dire d'une fonction – au sens mathématique – soit d'une application biunivoque et par conséquent inversible. Ce n'est pas vérifié ici puisque les termes du singulier grammatical s'appliquent sur un terme unique dans le pluriel grammatical.

156 A word is a minimal free form. Bloomfield 1933, cité par Shaumjan 1997, p. 285.

157 Bloomfield definition of the word is not satisfactory for several reasons : 1. […], 2. Bloomfield confounds the phonological representation of the word with the grammatical notion of the word. Thus the phonological word lΙkt and the corresponding orthographic word licked represent a particular grammatical word that can be characterized as the past tense of lick. But the phonological word Σ℘t and the corresponding orthographic word shut represent three different grammatical words : the present tense of shut, the past tense of shut, and the past participle of shut. 3. [ …] within applicative grammar, the main classes of words are morphological crystallizations of the basic syntaxemes : predicates crystallize into verbs, terms crystallize into nouns, modifiers of predicates crystallize into adverbs, modifiers of terms crystallize into adjectives. NAd? subclasses of words are crystallizations of their different paradigmatic functions. A definition of the word must be independent of the notion of the morpheme. The word must be defined through the notion of syntactic function. A word is a minimal linguistic unit that is capable of having various syntactic and paradigmatic functions either (1)

"défini selon sa fonction syntaxique". La proposition, dans cette thèse, serait plutôt proche de celle de Bloomfield : pour reprendre son exemple, ce n'est pas isolé que

shut prend place dans des analogies (ou dans des cadres d'analyse) il le fait au contraire dans des contextes comme : the Louvre shut yesterday, ou keep your mouth

shut. Ainsi on cesse d'avoir à choisir de différencier des "mots homonymes" selon leur fonction syntaxique ou de les confondre en un seul.

Une indication de l'incidence dans le modèle du choix de l'une ou l'autre de ces possibilités peut être donnée.