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Sémantique vériconditionnelle et sémantique vérificationniste

PARTIE 2 : LA SEMANTIQUE SELON LA THEORIE DES JEUX, UN OUTIL POUR LA

1. LA SEMANTIQUE GTS COMME CORRECTION DE LA PHILOSOPHIE DES MATHEMATIQUES

1.2. Sémantique vériconditionnelle et sémantique vérificationniste

Pour Hintikka, la sémantique GTS réalise un formalisation logique de la notion de jeux de

langage de Wittgenstein que j’ai introduite dans la partie précédente (partie 1, chapitre 2).

Selon lui, les jeux de langage constituent le médium par lequel les significations peuvent être concrètement abordées par les individus. Ils jouent donc sensiblement le même rôle que GTS, au moins pour une partie des jeux de langage puisque pour lui, la compréhension d’un énoncé consiste en la maîtrise des règles qui lui sont associées au sein du jeu de recherche et de résolution. Ce positionnement lui permet de proposer une synthèse entre ce que les philosophes appellent sémantique vériconditionnelle et sémantique vérificationniste. En quelque mots, une sémantique vériconditionnelle est une explication de la notion de vérité qui se construit à partir d’une relation du type : un énoncé P est vrai si et seulement si il correspond à un fait. L’exemple type de sémantique vériconditionnelle est proposé par Tarski dans sa définition sémantique de la vérité (Tarski, 1972). La correspondance entre fait et objet est assurée par ce qui est appelé la convention T dont une instance est :

La proposition « la neige est blanche » est vraie si et seulement si la neige est blanche.

Dans la phrase précédente, les guillemets marquent la différence entre l’énoncé et le fait. Ce qui est entre guillemets fait partie du langage étudié, le langage-objet. Le reste de la phrase fait partie d’un méta-langage utilisé pour entreprendre d’expliquer le concept de vérité sur le langage-objet.

Une sémantique vérificationniste insiste au contraire sur la nécessité de la manière dont les individus parviennent à déterminer les relations sémantiques. Les philosophes des

mathématiques constructivistes s’appuient sur des sémantiques de ce type. Par exemple, la notion de vérité en mathématiques pourrait être expliquée à partir d’un système de déduction explicite. On considérera alors qu’un énoncé est vrai si une preuve satisfaisant les critères de déduction est fournies. L’approche de Lorenzen, qui sera décrite dans le chapitre suivant, en est un exemple représentatif. Il est assez clair qu’une sémantique vérificationniste est davantage susceptible d’être compatible avec des arguments du type de celui de la déduction transcendantale. Celle-ci met au centre des préoccupations l’activité des individus à la manière de la révolution copernicienne. Pourtant jusqu’ici, je me suis implicitement situé du côté de la sémantique vériconditionnelle à travers l’usage des concepts de la sémantique logique (le concept d’objet, de vérité matérielle, de structure d’interprétation, etc). La référence à une sémantique vériconditionnelle, celle de Tarski, est également présente dans les travaux récents de Durand-Guerrier (2005, 2007, 2008). Je les présente rapidement.

Sa note de synthèse en vue de l’obtention de l’habilitation à diriger des recherches s’intéresse explicitement aux apports de la théorie élémentaire des modèles pour une analyse

didactique du raisonnement mathématique (Durand-Guerrier, 2005). Selon elle, la théorie des

modèles, laquelle est issue des travaux de Tarski, fournit un élément théorique pertinent susceptible de rendre compte des processus de va et vient entre la forme et le contenu dans les apprentissages mathématiques. La première partie de cette thèse propose plusieurs exemples dans lesquelles le travail sémantique sur les objets interagit avec le travail théorique sur la forme. Mon analyse s’inscrit donc clairement dans la perspective ouverte par Durand-Guerrier en didactique des mathématiques. Concernant la validation, la théorie des modèles permet de questionner certains usages en lien avec les questions de nécessité logique et de certitude en explicitant la distinction entre validité logique et vérité dans un domaine d’interprétation (Durand-Guerrier, 2008). Durand-Guerrier (2007) met par exemple en évidence une tendance à surévaluer le rôle des contre-exemples dans les apprentissages mathématiques. Une application rigide de la règle du contre-exemple, selon laquelle un contre-exemple suffit à invalider un énoncé universellement quantifié, est susceptible de freiner le travail sur le contenu mathématique des énoncés. Plus généralement, l’approche sémantique permet de mettre en évidence le rôle des objets dans les apprentissages mathématiques, un rôle qui est souvent négligé par les enseignants. Dans cette perspective, elle insiste sur la pertinence de l’usage des phrases ouvertes dans l’enseignement. Ceci a déjà été abordé lors de la discussion à propos des modèles de Toulmin et de Duval dans la partie précédente.

Néanmoins, si la théorie des modèles permet une distinction entre vérité, au sens vériconditionnel de l’adéquation d’un énoncé du langage-objet avec un fait dans un domaine d’interprétation, et validité, au sens de la déductibilité au sein d’un système, elle ne prend pas explicitement en compte la manière dont les individus parviennent à connaître la vérité des énoncés.

« Un défaut que l’on reproche aux définitions de la vérité à la Tarski, c’est leur abstraction excessive. Des auteurs soi-disant intuitionnistes et constructivistes ont, parmi d’autres, prétendu que de telles définitions caractérisaient simplement une relation abstraite entre les énoncés et les faits. Mais, toujours selon ce raisonnement, de telles définitions n’expliquent pas ce qui fait que cette relation est une relation de vérité. En particulier, ces relations abstraites ne sont pas reliées aux activités par lesquelles nous vérifions et nous falsifions en fait les énoncés de tel ou tel langage, qu’il s’agisse d’une langue naturelle ou d’un langage formel (interprété). Comme Wittgenstein aurait pu le dire, chaque expression appartient à un jeu de langage qui lui donne sa signification. Une spécification des conditions de vérité ne nous fournit pas un tel jeu, ainsi que Dummett l’a obstinément défendu. » (Hintikka, 2007, p. 51)

Pour cette raison, Durand-Guerrier est amenée à introduire la notion de pragmatique. Elle écrit par exemple dans sa note de synthèse en vue d’obtenir l’habilitation à diriger des recherches :

« Depuis quelques années, l’ensemble de mes travaux fait apparaître la

nécessité, pour l’interprétation des énoncés mathématiques en situation d’enseignement et d’apprentissage, d’une prise en compte des aspects syntaxiques, sémantique et pragmatique au sens de Morris. » (Durand-Guerrier, 2005, p. 6)

Plus loin dans la même note, elle explicite son accord avec Gardies (1994) pour qui la pragmatique est nécessaire pour compléter les considérations syntaxiques ou sémantiques dans l’analyse de la connaissance. Gardies utilise le terme de pragmatique « pour désigner par exemple la manière ou les manières mêmes dont la vérité peut accéder à la conscience du sujet connaissant (…) » (Gardies, 1994, p. 188, cité dans Durand-Guerrier, 2005, p. 117). La nécessité de prendre en compte les moyens par lesquels les individus parviennent à aborder les questions sémantiques, celle de la signification et de la vérité en particulier, est également une revendication de Hintikka.

« Si la compréhension d'une phrase est fondée sur la connaissance de ses conditions de vérité [au sens de la sémantique de Tarski], d'où vient que l'on soit fréquemment incapable de décider si ces conditions de vérité sont satisfaites ou non alors que l'on comprend la phrase en question. » (Hintikka, 1994, p. 170)

Cependant, les outils mis en œuvre dans l’approche de Hintikka sont sensiblement différents de ceux utilisés par Gardies ou Durand-Guerrier. Les outils de Hintikka sont intégrés dans une formalisation logique, au sein de sa sémantique GTS, alors que les considérations pragmatiques sont, aux sens de Gardies, de l’ordre de l’extra-logique. La notion centrale utilisée par Hintikka à cette fin est celle de stratégie au sens mathématique de la théorie des jeux. De manière informelle, la vérité d’un énoncé est définie comme l’existence, toujours au sens mathématique, d’une stratégie gagnante pour le défenseur de l’énoncé dans le jeu de langage, interprété dans un domaine d’objet, qui lui est associé à travers les règles de GTS. En d’autres termes, les conditions de vérité des énoncés ne sont plus exprimées par une relation abstraite du type de celle de la convention T, mais par l’existence d’une stratégie gagnante dans un jeu de recherche et de résolution sur un domaine d’objets. De ce point de vue, Hintikka pense avoir construit un pont entre sémantique vériconditionnelle (en termes de conditions de vérité) et sémantique vérificationniste (qui explicite les actions permettant d’accéder aux relations sémantiques) :

« Les sortes de critiques dont je parle s’expriment le plus souvent dans les termes d’un besoin de remplacer une sémantique vériconditionnelle par une sémantique vérificationniste. Toutefois, les philosophes qui mettent l’accent sur ce besoin négligent systématiquement (pointé par Hintikka, 1987) que la séparation entre sémantiques vériconditionnelle et vérificationniste n’est pas exclusive. Car d’excellentes conditions de vérité peuvent en principe être définies à partir des activités même de vérification et de falsification. » (Hintikka, 2007, p. 52)

La notion mathématique de stratégie vient expliciter les relations entre la syntaxe des énoncés et les faits matériels au sein du médium que constitue le jeu de langage.

« Ici, mon point de vue game-theoretical facilite une « déduction

transcendantale » de la manière dont les idées constructivistes pour les

fondements de la logique devraient être implémentées. […] De façon non surprenante, la clef de cette « déduction transcendantale » est la définition

game-theoretical de la vérité comme étant l’existence d’une stratégie gagnante pour le

vérificateur initial. » (Hintikka, 2007, p. 246)

Ceci permet à Hintikka d’inclure la pragmatique dans la sémantique (et réciproquement). Du point de vue didactique, cela me permet d’intégrer les questions pragmatiques (au moins certaines) au sein de la modélisation logique des dialogues dans les situations de validation :

« Tout ce qu'on peut conclure de telles observations, c'est que la frontière entre le sémantique et la pragmatique est, pour une part, arbitraire. » (Hintikka, 1994, p. 179)

La question de l’intérêt d’intégrer la dimension pragmatique dans la modélisation didactique, et pas seulement dans l’analyse, est une des questions qui émergent de mon travail de thèse puisque la sémantique à la Tarski permet aussi de prendre en compte le travail sur les objets et la quantification dans la modélisation. Je rappelle que l’évaluation de cette prise en compte des objets et de la quantification au sein de la modélisation est la dimension de la problématique qui est à l’étude dans cette partie. Ce que je propose de faire est en quelque sorte une extension des travaux de Durand-Guerrier sur la théorie élémentaire des modèles, une extension qui intègre les idées dialogiques et la notion de stratégie. L’idée principale est que la prise en compte explicite de la pragmatique à l’intérieur de la modélisation est susceptible de mettre en avant les apports conceptuels de l’analyse dialogique que j’ai défendu dans le deuxième chapitre de la première partie de la thèse. Cette question de la place de la notion de jeux, au sens logico-mathématique est également au centre d’un article récent de Marion (2009) en philosophie intitulé « pourquoi jouer des jeux logiques ? » (Why play

logical games ?) :

« However while computer scientists might have perfectly good reasons for turning to game semantics, the idea is only slowing picking up within philosophical circles. The obvious reason for this is that better known paradigms, for examples, truth-conditionnal semantics, have more firmly established

pedigrees. » (Marion, 2009, p. 6)43

Comme il le fait remarquer et comme j’ai essayé de le présenter ci-dessus, les motivations de Hintikka concernent essentiellement les quantificateurs. Cependant, selon Marion, ses explications ne sont pas vraiment satisfaisantes dans la mesure où la notion de stratégie associée à la vérité d’un énoncé dans l’explication GTS n’est pas constructive. Un locuteur peut savoir qu’une stratégie existe sans pour autant pouvoir la mettre en œuvre. En quelque sorte, le reproche qui est fait à Hintikka est de considérer des joueurs idéaux, abstraits capable de jouer stratégiquement là où des êtres humains n’y parviendraient pas. A travers la définition de la vérité comme l’existence d’une stratégie gagnante dans un jeu, il fait revenir par la fenêtre le caractère abstrait de la relation de vérité qui venait à peine de sortir par la porte. Hintikka discute de ces objections dans le dixième chapitre de Hintikka (2007) en évoquant notamment la possibilité de restreindre le domaine des stratégies disponibles aux

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« Cependant, alors que les informaticiens peuvent avoir de parfaitement bonnes raisons de se tourner vers les jeux sémantiques, l’idée n’est pas vraiment en train de prendre dans les cercles

philosophiques. La raison évidente de cela est qu’un paradigme mieux connu, par exemple, la sémantique vériconditionnelle, possède un pedigree bien plus fermement établi. » (ma traduction)

stratégies constructives. Pour ma part, il me semble que malgré ces questions l’usage de la sémantique GTS me semble être porteur d’intérêts du point de vue de la modélisation didactique des situations de validation. Dans le chapitre qui vient, je vais essayer de mettre en avant ces intérêts.