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PARTIE 2 : LA SEMANTIQUE SELON LA THEORIE DES JEUX, UN OUTIL POUR LA

1. LA SEMANTIQUE GTS COMME CORRECTION DE LA PHILOSOPHIE DES MATHEMATIQUES

1.1. La correction de Hintikka

Selon Kant, la méthode mathématique se caractérise, en opposition à la méthode philosophique laquelle procède par analyse de concepts, par un recours à ce qu’il appelle l’intuition pure. Le concept d’intuition est souvent compris comme une construction à travers l’imagerie mentale, comme quelque chose de non langagier, de psychologique plutôt que quelque chose logique. La tradition sémantique, dont sont issus les travaux de Hintikka, s’est construite contre l’usage de ce type d’intuition. L’interprétation de Hintikka de la notion d’intuition chez Kant, est sensiblement différente. Il affirme que l’intuition doit se comprendre à travers les règles d’instanciation de la logique du premier ordre. Son interprétation du concept d’intuition est interne au langage. Je ne traite pas de la question de savoir si cette interprétation de Kant est tenable ou non, ce problème étant finalement orthogonal aux préoccupations de cette thèse. De plus, la tâche pourrait être délicate puisque comme l’affirme Coffa l’idée de construction des concepts dans l’intuition pure est un des aspects assez confus de la philosophie de Kant :

« The truth is that neither Kant nor his followers had any very definite idea of

what that ‘construction’ was. » (Coffa, 1993, p. 44)38

Le point qui me paraît intéressant pour ce travail est le fait que Hintikka conserve la structure de la déduction transcendantale et la réinvestit au sein de sa sémantique selon la théorie des jeux. Cela montre en particulier deux choses sur lesquelles je vais revenir en détail. D’abord, Hintikka entend conserver un lien fort entre les fondements logiques et la

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« La vérité est que ni Kant ni ses continuateurs n’avaient d’idée vraiment bien définie de ce qu’était cette ‘construction’. » (ma traduction)

pratique mathématique. Hintikka revendique le statut de reflet de la pratique mathématique pour sa sémantique GTS. Je développerai cette remarque dans le troisième paragraphe de ce chapitre. Ensuite, le fait que Hintikka se pose en continuateur (ou en correcteur) de Kant montre à quel point la quantification joue un rôle déterminant dans sa compréhension de l’activité mathématique. La notion fondamentale de son interprétation de l’intuition pure a priori kantienne est celle d’instanciation au sens de la logique du premier ordre (i.e. la logique de la quantification). Hintikka place donc les processus d’instanciation au cœur de la pratique mathématique. Je développe ce point ci-dessous.

Selon Kant, l’usage de la notion d’intuition pure a priori caractérise les mathématiques, elle permet la connaissance synthétique a priori. Selon cette acceptation, les mathématiques explorent les possibilités cognitives des êtres humains en termes d’intuitions. Ceci s’oppose, toujours selon Kant, à la logique qui elle explore les possibilités de pensées. La géométrie, par exemple, scrute notre propre structure de la perception visuelle. Elle se préoccupe des possibilités d’intuition de la perception humaine. Ceci explique l’engagement kantien envers la géométrie euclidienne. Cette approche a été largement critiquée dans la mesure où elle considère qu’une partie de l’activité mathématique a lieu en dehors du langage. Par exemple, l’analyse de Kant que j’ai présentée plus haut concernant la preuve du fait que la valeur de la somme des angles d’un triangle vaut 180° ne permet pas de faire apparaître tous les présupposés logiques de la preuve, en particulier son engagement tacite envers les axiomes de la géométrie euclidienne. Sur un plan didactique, cette preuve est analysée par Durand-Guerrier & Arsac (2009). Ces auteurs portent une attention particulière sur la question des relations entre les introductions d’objets et les hypothèses (parfois implicites) utilisées dans les processus de preuves.

Cependant, certains (rares) auteurs font une interprétation différente de la notion d’intuition a priori de Kant. Pour Beth par exemple, rien dans l’intuition kantienne ne réfute la possibilité d’une traduction logique et langagière de l’inférence mathématique :

« We see that with regard to the methodology of mathematics Kant defends views which essentially agree with Leibniz’ and Nieuwentyt’s conceptions, and which come quite near to formalist and logicist doctrines in contemporary

research on the foundations of mathematics. » (Beth, 1959, p. 45)39

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« Nous voyons qu’en regard à la méthodologie des mathématiques, Kant défend des vues qui s’accordent essentiellement avec celles de Leibniz et de Nieuwentyt, et qui se rapprochent des

Plutôt que l’inférence synthétique a priori, c’est plutôt l’inférence analytique qui est pour Beth en dehors de la logique puisqu’une telle inférence ne traite que des concepts eux-mêmes plutôt que des symboles particuliers qui les représentent. Bien que fondamentalement différente de l’interprétation de l’intuition en termes de perception, l’interprétation de Beth maintient la caractérisation de l’activité mathématique par l’intervention de concepts particularisés :

« As Kant puts it : synthetic method considers the universal (that is, the notion) in

concreto, whereas analytic method is bound to consider it in abstracto. » (Beth,

1959, p. 44)40

Hintikka réutilise l’idée de Beth selon laquelle l’intuition correspond au processus logique de particularisation du concept abstrait vers l’élément singulier, ce qui correspond en logique du premier ordre aux processus d’instanciation. Par ce biais, celui qui pratique les mathématiques se donne de nouveaux individus, de nouveaux objets afin de conduire les démonstrations. L’idée selon laquelle l’appréhension des individus ne peut être que sensible a été défendue par Aristote. Hintikka qualifie donc la position kantienne d’erreur aristotélicienne. Il relève le caractère passif de cette conception pour laquelle les recherches mathématiques sont caractérisées par la perception d’informations sensorielles. Pour lui, ceci n’est pas compatible avec la créativité mathématique et le rôle qui est assigné aux individus dans la révolution copernicienne. Hintikka reprend ainsi l’argument de Kant en excluant des prémisses l’erreur aristotélicienne et entreprend de corriger la déduction transcendantale. Les questions sont les suivantes : Qu’est-ce que les intuitions ont en commun ? Quelles sont les propriétés que les individus mettent dans les objets lorsqu’ils singularisent les concepts ? Selon Hintikka, toutes les intuitions sont les produits de processus de recherche et de résolution. La sémantique GTS explicite alors les règles générales de ces processus.

« Even though logical and mathematical inferences do not reflect the structure of our outer and inner senses, they reflect the structure of our language games of speeking and finding. The right approach to the contemporary philosophy of logic and logical semantics is therefore through a study of the rule-governed activities of seeking and finding. These activities, conceived of as games against Nature,

doctrines formalistes et logicistes de la recherche contemporaine sur les fondements des mathématiques. » (ma traduction)

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« Comme Kant le dit, la méthode synthétique considère l’universel (c'est-à-dire les notions) in concreto, alors que la méthode analytique se borne à les considérer in abstracto. » (ma traduction)

are precisely my semantical games. » (Hintikka, 1983, p. 34)41

Lors d’une intuition, les individus transforment les concepts généraux en objets de recherche et de résolution soumis à des règles de manipulation que Hintikka identifie aux règles de la sémantique GTS. Pour Hintikka, la logique de la quantification (selon lui la manière naturelle d’interpréter les quantificateurs est l’interprétation GTS) réfléchit la manière dont se produisent les jeux de langage mis en œuvre dans l’activité mathématique. Kant estime que les mathématiques rendent compte des formes a priori de la sensibilité, Hintikka des formes a priori des jeux de langage de recherche et de résolution.

« Je pourrais même dire les choses autrement : la logique reflète les

caractéristiques structurelles de nos activités de recherche et de résolution. Ces activités ne sont pas indépendantes de la structure du médium dans lequel on mène la recherche. A long terme, cette structure devra être prise en compte, et nous voilà donc ramenés à des idées qui ressemblent plus aux théories kantiennes qu’à la logique de la recherche et de la résolution. » (Hintikka, 1996, p. 98)

La sémantique GTS est donc candidate au statut de reflet des activités de recherche et de résolution. Etant donné la place centrale de la quantification dans cette théorie, je présente maintenant quelques arguments donnés par Hintikka en faveur de l’interprétation GTS de la quantification. Pour commencer, voici les règles associées aux quantificateurs dans les jeux de langage (je présente les autres règles associées aux quantificateurs ainsi que les règles structurelles de GTS dans le prochain chapitre). L’idée de la sémantique GTS est d’associer à chaque énoncé un jeu qui oppose deux joueurs. Si l’énoncé est existentiel, de la forme

) (x xP

∃ , alors le joueur qui défend l’énoncé choisit un objet a dans la structure d’interprétation. Le jeu se poursuit alors par la défense de P(a) par le ce même joueur. Si l’énoncé est universel, de la forme ∀xP(x), alors c’est le joueur qui attaque l’énoncé qui choisit un objet a dans la structure d’interprétation. Le joueur qui défend l’énoncé poursuit alors le jeu en défendant P(a). Pour simplifier les choses, il peut être utile de supposer que

P(a) est un énoncé atomique (qu’il ne contient plus de constantes logiques telles que « et », « ou », « il existe », etc). Dans ce cas, pour qu’un joueur gagne une partie d’un jeu construit sur l’énoncé ∃xP(x), il doit trouver un objet a tel que P(a) soit vrai. Pour qu’un joueur gagne

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« Bien que les inférences mathématiques et logiques ne reflètent pas la structure de nos sens internes et externes, elles reflètent celle de nos jeux de langage de recherche et de résolution. La bonne

approche de la philosophie de la logique contemporaine et de la sémantique logique est alors celle de l’étude des activités de recherche et de résolution régies par des règles. Ces activités, comprises comme des jeux contre la Nature sont précisément mes jeux sémantiques. » (ma traduction)

une partie d’un jeu construit sur ∀xP(x), il faut que le joueur adverse choisisse un objet a tel que P(a) soit vrai. A plusieurs reprises, Hintikka affirme que cette manière de comprendre la quantification est celle qui est en pratique dans l’activité mathématique :

« The paradigm problem for game-theoretical semantics (GTS) is the treatment of quantifiers ; primarly logicians’ existential and universal quantifiers. As far as the uses of quantifiers in logic and mathematics are concerned, the basic ideas codified in GTS have long been an integral part of logician’s and mathematician’s

folklore. » (Hintikka, 1983, p. 1)42

« En fait, on peut considérer la sémantique des jeux comme une codification de la manière de penser et de parler que les mathématiciens (et les spécialistes de logique mathématique) utilisent depuis des temps immémoriaux (au moins depuis le temps de Cauchy) mais qu'ils n'ont reconnue en tant qu’outil conceptuel que lorsque les autres moyens qu'ils avaient de traiter leurs sujets ont cessé de remplir leur office. » (Hintikka, 1994, p. 142)

L’exemple qu’il utilise le plus souvent est celui de la définition de la continuité des fonctions. Selon lui les règles de GTS pour la quantification rendent bien compte des expressions mathématiques telles que « Pour tout ε, on peut trouver η tel que etc », ou encore « étant donné ε, il existe un η tels que etc ».

« Prenons un exemple simple. Comment pouvez-vous (et devez-vous) vérifier un énoncé existentiel de la forme suivante :

] [ )

(∃x S x (2.1)

où S[x] est sans quantificateur ? La réponse est évidente. Pour vérifier (2.1), on doit trouver un individu, disons b, tel que :

S[b]

soit vrai. Ici l’étymologie peut illustrer l’épistémologie. Dans plusieurs langues, l’existence s’exprime par une locution dont la traduction littérale serait « on peut trouver ». Pour la qualité du pudding, la preuve peut-être qu’on le mange, mais pour son existence, c’est qu’on le trouve. […] » (Hintikka, 2007, p. 53)

Hintikka revendique donc un certain héritage de la philosophie kantienne. Le réinvestissement de la déduction transcendantale lui fournit un argument pour défendre son

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« Le problème paradigmatique pour la sémantique selon la théorie des jeux (GTS) est le traitement des quantificateurs, principalement les quantificateurs existentiel et universel des logiciens. Pour autant que les usages des quantificateurs en mathématiques et en logique soient concernés, les idées de base qui sont codifiées dans GTS ont été depuis longtemps une part intégrale du folklore des logiciens et des mathématiciens. » (ma traduction)

interprétation de la quantification dont il revendique la primauté parmi les explications logiques. Parmi les filiations philosophiques, il est également éclairant de regarder les relations de la sémantique GTS avec la sémantique de Tarski, avec le positionnement des constructivistes, ou encore avec le Wittgenstein des jeux de langage. Le paragraphe qui suit présente ces relations. Mon objectif n’est pas de proposer une analyse philosophique vraiment approfondie de la sémantique GTS mais plutôt de montrer en quoi ces relations contribuent à expliquer l’intérêt d’un usage didactique de cette sémantique.