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Un exemple d’analyse s’appuyant sur une théorie de la quantification

PARTIE 1 : UNE APPROCHE SEMANTIQUE ET DIALOGIQUE DE LA VALIDATION

3. UNE DISCUSSION AUTOUR DES MODELES DE DUVAL ET DE TOULMIN

3.3 Un exemple d’analyse s’appuyant sur une théorie de la quantification

Récemment, plusieurs propositions d’usages de théories du premier ordre ont été faites pour contribuer à l’analyse du raisonnement mathématique. Je pense en particulier à la logique naturelle dans Durand-Guerrier & Arsac (2003, 2005) pour travailler sur le raisonnement en analyse, à la sémantique de Tarski (1972) dans Durand-Guerrier (2008) pour formaliser les processus d’aller-retour entre le travail sur les objets et la construction

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« Dans le modèle de Toulmin un argument consiste en trois éléments (Toulmin, 1993) :

C (l’assertion [claim]) : l’énoncé soutenu par le locuteur.

D (les données [data]) : les données justifiant l’assertion C.

W (la justification [warrant]) : la règle d’inférence, qui permet de connecter l’assertion avec les données.

Dans tout argument, la première étape s’exprime à travers un point de vue (une assertion, une

opinion). Dans la terminologie de Toulmin, ce point de vue est appelé l’assertion [claim]. La seconde étape consiste en la production de données [data] supportant l’assertion [claim]. La justification [warrant] fournit une garantie pour l’usage des données [data] comprises comme un support pour les relations données-assertion. La justification [warrant], qui peut être exprimée comme un principe, ou une règle, fonctionne comme un pont entre les données [data] et l’assertion [claim]. » (ma traduction)

théorique, la logique dialogique de Lorenzen et la sémantique des jeux de Hintikka dans Barrier (2008) qui sera le point de vue développé dans la seconde partie de cette thèse. L’ambition de ces théories est de rendre possible la prise en compte de l’articulation entre les aspects sémantique et syntaxique dans les activités de validation. Duval restreint ses analyses des pas de raisonnement aux possibilités offertes par le calcul propositionnel. Il est même plus restrictif puisqu’il identifie un pas de déduction à l’application du modus ponens. Il affirme par exemple :

« Le fonctionnement d’un pas de déduction est bien connu. Il est défini par la règle fondamentale du modus ponens, appelée encore règle de détachement. » (Duval, 1992, p. 43)

Durand-Guerrier & Arsac (2005, p. 151-152) ont montré l’insuffisance de ce point de vue pour l’analyse des preuves dans le cas de l’analyse. Ce modèle ne permet pas de rendre compte des démonstrations où la quantification joue un rôle important (voir la troisième partie de la thèse). En particulier, le modus ponens ne permet pas de rendre compte de l’introduction et de la suppression des variables. D’autre part, la règle du modus ponens ne parvient pas à elle seule à épuiser le calcul des propositions dans le sens où d’autres règles de déduction sont nécessaires. Par exemple, je ne vois pas comment montrer qu’un triangle dont les côtés mesurent 3, 4 et 5,5 cm n’est pas rectangle à partir du théorème de Pythagore sans utiliser à

un moment ou à un autre la règle du modus tollens28 ou quelque chose d’équivalent. Pour

autant, le pas de déduction issu de la règle de détachement (autre nom du modus ponens) est central dans l’apprentissage de la démonstration au collège et mérite certainement une attention particulière. Cette discussion n’a pas pour objectif de remettre en cause l’importance didactique de traiter cette règle spécifiquement, d’autant plus dans un contexte (l’apprentissage de la démonstration au collège à partir de la géométrie) qui n’est pas celui de ce travail. Elle se concentrera plutôt sur les effets théoriques de cette réduction puisqu’il me semble que ceux-ci vont au-delà du contexte d’où ils proviennent. Le premier de ces effets de la restriction du modèle au calcul des propositions est la surestimation de la distinction entre démonstration et argumentation. En guise d’exemple, je reprends l’analyse que Duval (1992, p. 44-45) fait d’un texte de Sartre (Les Mains Sales) puisqu’il se sert de cette analyse pour marquer la rupture discutée dans ce chapitre. Voici le passage qu’il analyse :

Jessica : Hugo ! Tu parles contre ton cœur. Je t’ai regardé pendant que tu discutais avec Hoerderer :

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0. il t’as convaincu.

Hugo : 1. Il ne m’a pas convaincu.

2. Personne ne peut me convaincre qu’(on doit mentir aux camarades). 3a. Mais s’il m’avait convaincu.

3b. ce serait une raison de plus pour le descendre.

4. Parce que ça prouverait qu’il en convaincra d’autres.

Selon Duval cette argumentation fait intervenir le pas de déduction suivant :

Prémisse : S’il m’avait convaincu

Enoncé - Tiers : Personne ne peut me convaincre qu’on doit…

Conclusion : (ça prouverait qu’) il en convaincra d’autres

Cette modélisation de l’argumentation amène Duval à dégager des différences fondamentales entre l’argumentation et la preuve puisque le pas d’argumentation tel qu’il est modélisé est sensiblement différent d’un pas de preuve reposant sur le modus ponens. Ces différences sont résumées par Balacheff dans la citation ci-dessus. Je ne les détaille pas puisque je remets en cause leur fondement. Pour interroger ce modèle et surtout les conclusions qui découlent de la modélisation, je propose une interprétation alternative de ce passage en utilisant les outils du calcul des prédicats. Cette modélisation est construite à partir des règles de la déduction naturelle dont on peut trouver une présentation dans Durand-Guerrier & Arsac (2003, 2005) et dans la premier chapitre de la troisième partie de cette thèse. Il s’agit d’un choix pragmatique, la déduction naturelle étant assez proche de la manière habituelle de raisonner des mathématiciens. L’usage d’autres systèmes de déduction du premier ordre aurait aussi pu convenir. Je note xCy l’affirmation selon laquelle « x a convaincu y ». Le premier pas du raisonnement de Hugo peut alors s’interpréter de la manière suivante :

Donnée : ∀x¬(xCHugo) (2)

Règle d’inférence : instanciation universelle Conclusion : ¬(HoedererCHugo) (1)

Pour la suite du raisonnement, je laisse de côté l’affirmation (3b) et j’identifie l’affirmation (4) avec «il en convaincra d’autres ». En effet, (3b) et le « parce que ça prouverait » me paraissent faire partie du métalangage, du discours sur la preuve, et non de la preuve elle-même. La modélisation se poursuit de la manière suivante :

Données : HoedererCHugo (3a)

Règle d’inférence : généralisation existentielle

Conclusion : ∃xHoedererCx

Données : ∃xHoedererCx (recyclage)

HodererCy HoedererCx y x y x x xHoedererC →∃ ∃ ≠ ∧ ∧ ∃ ( ) * (Axiome implicite) Règle d’inférence : modus ponens

Conclusion : ∃xy(xy)∧HoedererCxHodererCy (4)

La modélisation proposée fait intervenir un axiome implicite (*) (si Hoederer est capable de convaincre une personne, alors il est capable de convaincre au moins deux personnes) sans lequel la déduction de HoedererCHugo à ∃xy(xy)∧HoedererCxHodererCy qui comporte deux pas, serait invalide. Il faut donc en quelque sorte compléter le raisonnement en allant au-delà de ce qui est dit si l’on veut le rendre logiquement valide. Dans cet extrait, on ne sait pas si le théorème implicite utilisé fait partie d’un ensemble d’énoncés conjointement admis par Hugo et Jessica. On ne sait pas non plus s’il n’en fait pas partie. Cependant, ce type de complétion n’est pas une exclusivité de l’argumentation. En mathématiques, les preuves pleinement explicitées sur le plan logique sont illisibles car beaucoup trop longues. Les démonstrations mathématiques font aussi appel à l’implicite, cet appel est même indispensable à la communication. Je l’ai déjà évoqué dans le premier chapitre de cette partie à partir de l’article de Weber (2008) et de l’intervention du mathématicien Math. B. Mettre à jour la structure logique des arguments est par exemple ce que Frege (1967) entreprend de faire pour l’arithmétique mais il reconnaît lui-même que ce n’est pas le travail habituel des mathématiciens :

« It is easy to make a proof look short on the paper by skipping over many intermediate links in the chain of inference and merely indicating large parts of it. Generally people are satisfied if every step in the proof is evidently correct, and this is permissible if one merely wishes to be persuaded that the proposition to be proved is true. But if it is a matter of gaining an insight into the nature of this ‘being evident’, this procedure does not suffice; we must put down all of the intermediate steps, that the full light of consciousness may fall upon them. Mathematicians generally are indeed only concerned with the content of a proposition and with the fact it is to be proved. What is new in this book is not the content of the proposition, but the way in which the proof is carried out and the

foundations on which it rests. » (Frege, 1967, p. 5-6)29

Je suis convaincu de l’intérêt de l’apport de Frege au développement de la philosophie, de la logique et surtout au développement des mathématiques. Il est néanmoins clair que la pratique mathématique ne peut pas être identifiée avec ce que fait Frege dans The Basic Laws

of Arithmetic. La démonstration mathématique, comme l’argumentation, fait le plus souvent

appel à de nombreux implicites. Une question importante qu’il reste à aborder est celle du rapport de la preuve au contenu des propositions. Dans l’exemple abordé, la modélisation s’est construite sur l’usage d’un axiome implicite pour compléter l’analyse formelle du raisonnement. Cet axiome est lié à une certaine idée que l’on peut se faire à propos des objets du domaine d’interprétation (ici, les êtres humains), ce que Duval appelle le contenu sémantique des propositions. En particulier, l’axiome implicite (*) est fondé sur l’idée que les êtres humains forment un ensemble relativement homogène du point de vue de la capacité de Hoederer à les convaincre. Le prochain paragraphe a pour objectif de montrer que le contenu des propositions intervient également dans la construction des preuves.