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PARTIE 1 : UNE APPROCHE SEMANTIQUE ET DIALOGIQUE DE LA VALIDATION

2. LE POINT DE VUE DIALOGIQUE COMME OUTIL DIDACTIQUE

2.2 Les outils d’analyse du corpus

La première direction d’analyse va s’appuyer sur la distinction de Frege entre le sens et la référence (ou la dénotation). Pour cette thèse, je retiens une idée principale : les énoncés sont directement représentatifs des objets de connaissances, sans passer par la médiation d’une représentation, double (ou reflet) de la réalité dans l’intériorité de la pensée. Pour Frege, lorsque nous parlons, nous ne parlons ni de nos représentations, ni des mots, mais bien des objets formels ou physiques qui sont en dehors du langage (Frege, (1971), pp. 107-108). Pour Frege, il s’agit de prendre ses distances avec la psychologie dans le domaine des fondements des mathématiques :

mathématique et leur déroulement ; mais que la psychologie ne s’imagine pas concourir en quoi que ce soit au fondement de l’arithmétique » (Frege, 1970, p. 119)

L’approche de Frege est donc assez proche de celle de Bolzano (voir les références données ci-dessus sur cette comparaison) dans la mesure où il cherche à rejeter les approches particulières des individus hors du champ de l’explication du fondement des énoncés mathématiques :

« Quelque chose se passe à la fin du siècle dernier [le XIXème siècle] en logique et en théorie de la connaissance. Toute une série d’auteurs dont les noms vont

compter au XXe siècle dans ces domaines, que ce soit dans un camp ou dans

l’autre de la philosophie contemporaine, vont se trouver tous d’accord sur un

point fondamental : il faut rompre avec le psychologisme de la logique

traditionnelle. Cette thèse anti-psychologiste, qui n’est pas la seule assurément, mais qui a triomphé, se présente essentiellement sous les auspices de ce qu’on pourrait appeler une exigence de référence. Il faut bien que notre discours, nos mots, renvoient à quelque chose, qu’il y ait quelque chose « en face d’eux » qui ne se dissolve pas dans le brouillard de nos représentations. » (J. Benoist (2004), p.86, cité dans Errera & Héraud (2006))

Cependant, selon Frege, le langage mathématique est bien de l’ordre d’un discours sur des objets. Pour Frege, contrairement à la position que j’ai adoptée par exemple dans le paragraphe précédent, notre connaissance de ces objets n’est pas pour autant médiatisée par les sens. Dans les analyses qui viennent, je laisse ce point de côté pour m’intéresser spécifiquement à l’étude de l’usage du langage dans sa capacité à représenter les objets mathématiques de manière partagée et opératoire. Frege distingue donc le mot (en tant que suite de lettres ou de sons), notre représentation de ce mot (à laquelle il dénie tout rôle dans les fondements de mathématiques), la référence du mot (si’il s’agit d’un nom propre, cette référence est un objet) et le sens du mot. Les expressions arithmétiques 4 + 4 et 10 – 2 ont des sens différents mais dénotent une même référence, le nombre 8. De même, « l’étoile du matin » et « Vénus » sont deux noms propres qui ont même référence bien qu’ils aient un sens différent (Frege, 1970, p. 129). Frege avance également une autre distinction : celle entre

concept et objet. Selon lui, dans la proposition « Vénus est une planète », « Vénus », en

position de sujet grammatical, joue le rôle d’objet et le prédicat « être un planète » joue le rôle de concept. Vide de contenu, le concept se remplit d’une collection plus ou moins grande d’objets. La volonté de regarder le langage comme le média que nous utilisons pour se référer au monde amène Frege à voir la proposition comme nécessairement marquée par une opposition entre un objet et un concept. Ce positionnement va le conduire à construire une

théorie logique de la quantification pour expliquer la manière dont les objets tombent, ou non, sous un concept donné. Je reviendrai sur cette construction dans la troisième partie (Chapitre 2) lors de l’analyse épistémologique autour du concept de quantification. Cette présentation, bien que très succincte, des travaux de Frege, permet de présenter et d’utiliser les apports d’auteurs tels que Wittgenstein et Quine puisqu’ils s’inscrivent dans une continuité critique de ce qui vient d’être dit, en particulier en ce qui concerne les notions de sens (nous dirons dans la suite du texte signification) et de référence.

Dans ce que les philosophes appellent sa seconde philosophie, Wittgenstein s’oppose à l’idée selon laquelle les mots et expressions de notre langage courant renvoient à un ensemble fini de significations.

« Si les jeux de langage changent, changent les concepts et, avec les concepts, les significations des mots. » (Wittgenstein, 1976, §65)

La question n’est alors plus de chercher à atteindre des significations qui transcenderaient les pratiques mais d'étudier l’utilisation que nous faisons des mots puisque, selon lui, celle-ci fonde leur signification. Pour Wittgenstein, la notion de signification est anthropologique : connaître la signification d’un mot peut s’identifier à la maîtrise de son utilisation dans une communauté de langage et dans un contexte donné. Les mots ne peuvent être compris que lorsqu’ils prennent corps à l’intérieur de « jeux de langage » qui leur confèrent une signification. De ce point de vue, étant donné la multiplicité tant potentielle qu’effective des

jeux de langage que l’on peut associer à un terme il semble improbable que l’on puisse fixer

un élément commun à ces usages qui pourrait être considéré comme la signification du terme en question. Wittgenstein s’attache donc à la notion de contexte en considérant le parler comme une activité parmi d’autre :

« Le terme « jeu de langage » est destiné à insister sur le fait que parler un langage est une partie d’une activité ou d’une forme de vie. » (Wittgenstein, 1945, 2004, §23).

Comme les figurines du jeu d’échec, l’usage des mots est fixé dans le langage par des règles. Wittgenstein insiste donc sur la nécessité de ne pas dissocier le langage de la globalité d’une pratique extralinguistique, de l’activité humaine qui se trouve en jeu dans son usage et qui donne naissance aux règles d’usage des mots. Cependant, si les coups dans un jeu de langage sont publics, les règles de ces jeux ne sont pas explicites : rien ne permet de dire que les partenaires du jeu jouent bien selon les mêmes règles (Sarrazy, 1997, p. 137, 2007, p. 166). Ainsi, que le sens d’une phrase semble immédiat ne veut absolument pas dire qu'il soit

le même pour tous puisque « comme le poteau indicateur, elle [la règle] ne contient pas en elle-même ses propres conditions d’application » (Sarrazy, 2007, p. 165). Les jeux de langage ne sont pas exclusivement linguistiques : apprendre un langage c’est non seulement apprendre le fonctionnement de la langue mais aussi apprendre une forme de vie (Laugier (2002), §2). Wittgenstein rejette l’idée selon laquelle la compréhension des significations passe par une activité mentale d’ordre réflexive. Le jeu de langage est une activité pratique que l’on expérimente dans le dialogue interactif. La mésentente sur les règles d’usage peut alors entraîner non seulement l’incompréhension, mais aussi, de façon plus grave, la fausse compréhension qui est plus insidieuse puisqu’on ne sait pas qu’elle est là. Il n’y a pas alors d’alternative à la pratique de ces jeux pour démêler, clarifier les usages divergents des termes.

Quine critique également certains usages de la notion de signification. Selon lui, apprendre un langage est d'abord une activité sociale et empirique : l’apprentissage d’un langage est d’abord un « dressage effectué par la société » (Quine, 1977, p. 31). Cependant, même à l'intérieur d'une même communauté linguistique, rien ne nous assure que nos visions du monde coïncident précisément, que nous partagions la référence des termes que nous employons (Quine, 1977, p. 92). Si le langage est une activité sociale, l'interprétation des assertions des membres de sa propre communauté linguistique ou la traduction de celles d'une autre est une activité privée reposant sur son équipement conceptuel. La thèse de Quine est pour l'essentielle dirigée contre un usage philosophique d’une notion naïve de signification qui ferait le pont entre nos différentes interprétations des mots et qui nous permettrait de les faire correspondre. Cette thèse concernant le langage naturel est parallèle à la thèse dite de la sous-détermination empirique des théories scientifiques :

« If all observable events can be accounted for in one comprehensive scientific theory - one system of the world, to echo Duhem's echo of Newton - then we may expect that they can all be accounted for equally in another, conflicting system of

the world. » (Quine, 1975, p. 313)22

Selon Quine, les données empiriques ne suffisent pas à déterminer de manière univoque la théorie. Au contraire, les énoncés observationnels peuvent changer de significations selon la théorie dans laquelle ils sont interprétés. Il s’opère en effet, au cours du développement scientifique, une réorganisation des énoncés observationnels qui les inclut dans une trame de

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« Si l’on peut rendre compte de tous les événements observables en une théorie scientifique d’ensemble - un système du monde, pour faire écho à l’écho newtonien de Duhem – alors nous pouvons nous attendre à ce que l’on puisse également en rendre compte dans un autre système du monde en conflit avec le premier » (ma traduction)

raisonnement qui en change éventuellement le sens. Les énoncés observationnels acquièrent alors un autre statut qui peut modifier complètement la compréhension des mots dont ils sont composés. Par exemple, l’énoncé observationnel « le soleil se couche » ne veut plus dire la même chose aujourd’hui qu’il y a quelques siècles. Sur le plan sémantique le parallèle est le suivant : ce n'est pas parce que nous partageons un discours (même un simple discours observationnel) que nous nous accordons sur les objets de ce discours : la référence est sous-déterminée par le discours. Ceci ne veut pas dire qu’il n’y ait rien à voir, mais au contraire, qu’il y a tellement de choses à voir que l’observation est impuissante à départager, parmi les références acceptables, celle dont on parle. Les significations les plus problématiques ne sont alors pas forcément celles des mots qui nous sont complètement inconnus, c’est au contraire souvent dans le langage le plus couramment utilisé que se manifestent le plus largement les confusions de significations, car nous pensons savoir ce que l’autre veut dire :

« Dans l’apprentissage d’un langage, il y a la multiplicité des histoires

individuelles susceptibles d’aboutir à un comportement verbal identique. Néanmoins, inspiré par le sens positif du raisonnable, on est disposé à dire de la situation domestique que si deux locuteurs s’accordent dans toutes leur dispositions au comportement verbal, cela n’a aucun sens d’imaginer qu’il existe entre eux des différences sémantiques. Il est ironique de constater que le cas interlinguistique est moins remarqué alors que c’est précisément ici que l’indétermination sémantique reçoit un sens empirique clair. » (Quine, 1977, p. 126).

Les arguments de Quine, comme ceux de Wittgenstein, invitent à la prudence face à l’apparente transparence du langage, que ce soit le langage familier ou le langage scientifique. L’approche dialogique qui est explorée dans la thèse a notamment pour ambition d’avancer dans la prise en compte didactique de la dépendance de la référence tant à la théorie (ou vision du monde) dans laquelle les locuteurs se situent qu’au contexte d’énonciation. L’analyse dialogique des assertions conduit à s’interroger sur la structure du dialogue dans laquelle les assertions prennent place et le rapport de cette structure avec la situation plus générale d’énonciation. Ce processus revient à une tentative d’appropriation du discours, de traduction

à l’intérieur d’une structure explicitée.

Considérée dans un contexte didactique, la thèse de Wittgenstein conduit à faire l’hypothèse selon laquelle l’apprentissage de la signification des mots et la construction d'une certaine familiarité intersubjective avec les objets qu’ils dénotent s’effectue par la pratique des jeux de langage qui émergent de l’activité créée par le professeur. Cette position montre un certain parallèle entre la notion de forme de vie de Wittgenstein et celle de situation de

Brousseau. Les deux auteurs se rejoignent en effet sur la dénonciation de l’apprentissage d’un langage comme un accès à des significations (internes comme dans la thèse psychologiste ou externes chez Frege ou Bolzano par exemple) qui transcenderaient les activités. Pour Brousseau (2004, pp. 244-245), les approches épistémologiques qui distinguent les connaissances des usages « désarment l’action de l’enseignant » et « vident les processus didactiques de leur substance ». Wittgenstein insiste également sur le lien entre les situations et le sens :

« De même les mots « je suis ici » n'ont de sens que dans certains contextes, mais non si je les adresse à un interlocuteur assis en face de moi et qui me voit clairement – et cela non parce qu'alors ils sont superflus, mais bien parce que leur sens n'est pas déterminé par la situation alors qu'il a besoin d'une telle détermination. » (Wittgenstein, 1969, 1976, § 348)

Sarrazy (2005) propose une comparaison des deux auteurs plus étayée autour du thème du contrat didactique. Selon lui, le principal point commun entre Brousseau et Wittgenstein est la défense de l’ineffabilité de la sémantique, c'est-à-dire l’affirmation selon laquelle il est vain de vouloir transmettre des significations par un discours. Pour Sarrazy, un apprentissage est une « acculturation » (Sarrazy, 2005, p. 3) qui se fait à travers le partage d’une pratique dont les règles sont déterminées par la situation :

« Cette position commune à Brousseau et Wittgenstein marque la dimension anthropologique de la manière dont l’un et l’autre examinent les conditions susceptibles de montrer ce qui ne peut être dit. » (Sarrazy, 2005, p. 4)

Le travail d'analyse de corpus qui vient s’intéresse aux processus par lesquels les élèves parviennent à un usage réglé des termes du vocabulaire de la géométrie. Il explore dans quelle mesure les interactions langagières permettent en classe de mettre à jour le caractère contextuel de la référence, en particulier lorsqu’il s’agit de termes déjà connus des élèves dans d’autres contextes. La coexistence de valeurs référentielles divergentes associées à un même terme dans un dialogue sera appelée paradoxe sémantique.