• Aucun résultat trouvé

PARTIE 1 : UNE APPROCHE SEMANTIQUE ET DIALOGIQUE DE LA VALIDATION

2. LE POINT DE VUE DIALOGIQUE COMME OUTIL DIDACTIQUE

2.3 Deux exemples de paradoxes sémantiques

Je commence par l’analyse de l’usage par les élèves des termes « forme » et « côté » dans l’activité de classement d’emballages (P1). Le terme « forme » apparaît dès le début de l’activité à travers la suggestion de Damien de « classer avec la forme de l’emballage » (Annexe 5, 47). Cette proposition s’oppose aux propositions d’élèves voulant classer les

emballages en fonction de leurs contenus, conformément à la situation ordinaire d’un inventaire. La « forme » réfère alors à une propriété caractérisant l’allure générale des solides de la situation bien que le concept n’ait pas encore été exemplifié (rempli par des objets comme « forme conique », « forme cubique »). Toutefois, les élèves ont déjà un certain nombre de connaissances relatives au mot « forme » et à son usage dans le langage courant. Ce concept semble constituer une entrée dans une « manière de voir » qui se veut idoine à la géométrie. Le terme forme est ensuite associé à l’adjectif « géométrique ». Les exemples cités par les élèves prennent en compte des propriétés relatives aux figures planes constituées par les faces des solides :

54. E. : Ben, moi, j’suis d’accord avec Damien parce que mettre le fromage avec le fromage, c’est pas les mêmes formes géométriques. Par exemple, « Le moine » est en rond, c’est en cercle et par exemple, la « crème » c’est ovale, alors si on met le fromage avec le fromage ça va pas aller parce que c’est pas les mêmes formes géométriques.

(Annexe 5)

L’adjectif « géométrique » précise le concept « forme » en accentuant l’opposition déclarée avec les contenus. Cependant, alors que dans la première occurrence, le mot

« forme » semblait référer à une propriété des solides, les exemples de « formes

géométriques » explicités par cet élève concernent des propriétés relatives aux figures planes constituées par leurs faces. Implicitement, l’allure générale d’un solide est reconnue comme tributaire de l’allure générale des frontières de dimension 2 qui le limitent. Le concept de « forme » est donc à la fois rempli par des objets en trois dimensions (« formes des emballages ») et des objets en deux dimensions (« cercle », « ovale »). Il s’agit donc d’un cas de paradoxe sémantique. L’usage de ce terme n’est pas remis en question par l’enseignant qui souhaite sans doute laisser les élèves explorer la situation avec les outils qui leur sont familiers. Un élève propose ensuite de distinguer deux groupes de solides désignés par les expressions respectives « formes rondes », « formes carrées » (annexe 5, 59), confortant la tendance à assimiler l’aspect général des faces avec l’allure d’un solide : ce n’est pas le solide qui est « rond » (ou « carré ») mais certaines de ses faces. Comme précédemment, les échanges semblent attester d’une compréhension partagée de ces expressions, malgré l’équivocité de leur référence. Les élèves sont à ce moment dans une phase d’exploration visant à identifier des propriétés susceptibles de classer et la situation ne contraint donc pas pour l’instant les élèves à lever ces ambiguïtés. Suite à des contraintes de précision induites par la mise à l’essai de ces classes de solides dans le classement effectif des emballages, les adjectifs « rondes » et « carrées » sont ensuite modifiés en « rondes, qui n’ont pas de

sommet » (annexe 5, 94) et « polygonales » (annexe 5, 113). Encore une fois, les expressions renvoient plutôt à des objets du plan mais visent ici à caractériser des objets de l’espace. Le terme de « forme » désignera ainsi jusqu’à la fin de l’activité un concept relatif à l’aspect général aussi bien d’un solide que de ses faces. Pour les élèves, au terme de la première séance, ce mot semble donc appartenir à la fois au vocabulaire de la géométrie plane et à celui de la géométrie des solides. Toutefois, l’accord d’usage de ce terme se situe davantage dans le contexte du langage courant que dans le contexte spécifique de la géométrie. La suite de l’analyse nous montrera que cet usage non réglé du terme dans le contexte spécifique de la géométrie provoquera chez les élèves quelques malentendus.

Plus encore que le mot « forme », « côté » est un terme dont les élèves connaissent de nombreuses significations dans le langage courant et qu’ils emploient spontanément pour désigner des objets très différents. Le mot « côté » revêt donc une potentialité importante de paradoxes sémantiques. Ce phénomène apparaît très vite dans le discours des élèves. Les élèves utilisent d’abord le mot dans le contexte de l’activité de classement de solides pour exprimer la dualité du classement envisagé :

44. Quentin : Moi, je mettrais tout ce qui est alimentation d’un côté et tout ce qui est chimique de l’autre, parce que si…

59. Alexis : Ah, alors moi, je mettrais toutes les formes rondes d’un côté, toutes les formes carrées de l’autre.

(Annexe 5)

Associé à l’adjectif « plat », le mot « côté » désigne également une des faces des solides : un usage non conforme à l’usage du mot dans le contexte spécifique de la géométrie mais opératoire en situation car les élèves paraissent en partager la référence. Puis, l’expression « côté plat » est employée comme désignant un élément des solides qui n’appartiennent pas à la classe « formes rondes ». Sans que les objets auxquels se réfère le mot ne soient clairement définis, cette expression fait référence à une des figures planes (ou faces) délimitant certains solides :

102. Quentin : Non… ceux qui n’ont aucun côté plat. 103. P : Ceux qui n’ont pas de sommet et de côté plat ? 104. E : Mais c’est pas possible de ne pas avoir de côté plat ! 105. E : Ben si, le rond il n’a pas de côté plat [la balle].

117. Loïc : J’suis pas d’accord parce que « Le moine » [boîte de camembert] on a considéré que ça avait un côté plat, donc ça ne pourrait pas aller ni avec les formes rondes, ni avec les formes polygonales.

(Annexe 5)

Jusqu’à la fin du classement des emballages et la mise à l’essai des classes « formes rondes » et « formes polygonales », le terme « côté » est en effet invariablement associé à l’adjectif « plat » dans l’expression « côté plat ». Comme pour le mot « forme », l’enseignant souhaite sans doute laisser les élèves exercer et éprouver leur mode de vision des objets et que ce soit les interactions avec la situation et la confrontation des propositions entre pairs qui soient les moteurs des apprentissages. Cet usage du terme « côté » ne semble pas d’abord générer de difficulté dans la mesure où cette signification, certes non adéquate au contexte de la géométrie, est opératoire. Cependant, au terme de l’activité de classement, un élève intervient pour exprimer sa difficulté à saisir les objets désignés par l’expression « forme polygonale » (annexe 5, 151). Invités par l’enseignant à traduire cette expression, des élèves identifient ces objets comme des « formes à six côtés » (annexe 5, 153-154-160) et associent les côtés à « des formes plates » ou « planes » (annexe 5, 156-158). Or si la caractérisation d’un polygone comme une figure délimitée par plusieurs côtés est correcte au regard des usages scientifiques et scolaires, le mot « côté » admet du point de vue des élèves une référence différente. L’enseignant ne clarifie pas ici ce paradoxe sémantique mais pointe l’incapacité des élèves à saisir le sens de l’expression qu’ils utilisent et laisse la question en suspens. Les malentendus quand à l’expression « forme polygonale », définie comme « forme à plusieurs côtés », dans les jeux de langage de la situation commencent à se dessiner. Nous observons ainsi la coexistence de discours et de théories potentiellement contradictoires sur les objets de la situation, sans que les intervenants n’en aient d’abord conscience. De ce point de vue, le langage ne saurait constituer une unique institution homogène permettant et limitant l’expression de nos connaissances. Au contraire, les règles d’usage des mots étant aussi nombreuses que les situations dans lesquelles ces mots ont un sens, le langage peut s’appréhender comme relevant de multiples institutions.

L’apprentissage du vocabulaire de la géométrie devra induire une modification de la « manière de voir le monde » chez les élèves, qui passe par un changement référentiel des termes impliqués dans les jeux de langage. Ces modifications sont de véritables réarrangements institutionnels (sur le plan langagier) et ontologiques qui émergent face aux contraintes exercées par les interactions et par la situation. Il y a, comme le souligne Heinzmann, une simultanéité entre le travail sur les objets (leur construction) et le travail sur le vocabulaire dénotant ces objets et ses règles d’utilisation (leur description) :

« The feature of the here defended dialogic pragmatism can be seen in the simultaneity of object construction and object description, inserted in a process of socialization. Its naturalistic characteristic consists in the fact that theoretical means always depend on practical appropriateness. » (Heinzmann, 2006, p. 292)23

La suite des analyses s’intéresse à la manière dont le processus dialogique de maniement des jeux de langage en classe permet (ou non) de dépasser les paradoxes sémantiques relevés et de clarifier l’usage des mots dans le cadre de la géométrie.

2.4 Modélisation de processus conduisant à élaborer un vocabulaire