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Argumentation et démonstration : la prégnance de l’idée de rupture

PARTIE 1 : UNE APPROCHE SEMANTIQUE ET DIALOGIQUE DE LA VALIDATION

3. UNE DISCUSSION AUTOUR DES MODELES DE DUVAL ET DE TOULMIN

3.1 Argumentation et démonstration : la prégnance de l’idée de rupture

Je commence par présenter ce que j’entends par « la prégnance » de l’idée d’une rupture entre l’argumentation et la preuve. L’importance de ce thème provient des effets importants que cette conception peut avoir dans les classes de mathématiques :

« Cependant, si tout le monde est d’accord pour admettre cette différence, les avis divergent très vite lorsqu’il s’agit d’évaluer la distance cognitive que cette différence recouvre. Peut-on, oui ou non, passer de l’une à l’autre, sans trop de coût et sans contre-sens ? On voit tout de suite l’enjeu d’une telle question pour l’apprentissage.

[…]

Répondre non, c’est admettre une rupture entre les fonctionnements cognitifs de l’argumentation et les raisonnements en jeu dans une démonstration : la pratique de l’argumentation ne pourrait que maintenir ou renforcer les écrans et les méprises sur ce qu’est une démonstration, car son fonctionnement discursif va à l’encontre du fonctionnement d’un raisonnement valide en langue naturelle. » (Duval, 1992, p. 43)

La volonté de prendre en compte cette rupture entre les fonctionnements cognitifs de l’argumentation et de la démonstration explique certainement les pratiques d’une partie importante des enseignants du secondaire, lesquels mettent particulièrement en avant les aspects formels de la démonstration. Un exemple bien connu est celui de la structuration des preuves selon le schéma ternaire « je sais que », « or », « donc » où le jeu de preuve est réduit à la recherche de la bonne organisation des propositions (il s’agit donc de manière très claire d’un jeu d’intérieur) et où l’accent est mis sur la distinction entre ce travail et celui sur le contenu des propositions. La thèse de Kouki (2008) à propos de l’enseignement des équations, des inéquations et des fonctions relate ce phénomène de prévalence des pratiques formelles dans l’enseignement tunisien. Du point de vue de l’enseignement, une étude auprès de six enseignants du secondaire montre que ceux-ci privilégient (cinq enseignants sur six) les méthodes syntaxiques de résolutions (dans le vocabulaire de cette thèse les jeux d’intérieur).

D’autre part, Kouki a proposé un questionnaire à cent quarante trois élèves de lycée ou de classe préparatoire. Voici un extrait de la conclusion de ces analyses :

« Les élèves mobilisent des techniques syntaxiques de résolution dès qu’elles sont disponibles. […] Dans le cas de certains types de tâches qui ne se résolvent pas par des techniques syntaxiques du registre algébrique mais qui font appel à un point de vue sémantique qui consiste à l’interpréter dans un registre graphique, nous remarquons que les élèves qui mobilisent prioritairement des techniques syntaxiques ne donnent le plus souvent pas de réponses. » (Kouki, 2008, p. 264)

L’analyse de la situation d’enseignement qu’il a proposée dans le cadre de sa recherche confirme sur le plan qualitatif les résultats des analyses statistiques des questionnaires : le travail sémantique, l’interprétation numérique ou graphique, qui sont des éléments importants du travail informel, sont souvent exclus de la pratique mathématique. Dans le premier chapitre de cette première partie, j’ai donné deux exemples de la tendance des étudiants d’université à favoriser les jeux d’intérieur au détriment des jeux d’extérieur. Le premier exemple est issu de Alcock et Weber (2005). Il concerne l’analyse par des étudiants d’un argument justifiant la

divergence de la suite n . Le second est emprunté à Segal (2000) et concerne l’évaluation par des étudiants d’argument expliquant pourquoi le produit de deux matrices diagonales est lui-même diagonal. Je ne reviens pas sur ces exemples. Je place, en accord avec Duval (j’y reviendrai plus loin), les jeux d’extérieur dans le domaine de l’argumentation du fait de la manipulation d’objets particuliers. Ces deux exemples peuvent donc être vus comme illustrant également « la prégnance de l’idée d’une rupture entre l’argumentation et la preuve ». Je termine ce paragraphe en développant un exemple qui concerne l’enseignement secondaire français. Cet exemple, qui sera repris dans la deuxième partie, montre comment cette idée de rupture est intégrée dans les pratiques des élèves.

Exemple. Cet exemple s’appuie sur le corpus de thèse de Battie (2003). L’extrait que j’utilise ici correspond à la transcription des débats d’un groupe de trois élèves de terminale scientifique (option mathématiques) à propos d’une question d’arithmétique. La situation de cet extrait à l’intérieur de l’expérimentation de Battie sera détaillée dans la deuxième partie (chapitre 2). Le jeu que les élèves engagent est structuré à partir de l’énoncé suivant

) 1 ) , gcd( ( ) 1 ) , gcd( ( = ⇒ 2 2 = ∀

a b p a b p a b , qu’ils souhaitent évaluer. Le groupe commence

une argumentation construite sur des choix de couples d’entiers naturels premiers entre eux et sur l’évaluation du pgcd de leurs carrés respectifs :

0. N’oublie pas qu’on a a et b premiers entre eux hein. a² est premier à b² aussi.

1. Pas obligé.

2. Hum, j’en suis pas très sure.

3. Attends on va prendre un exemple. 3 est premier avec 2 donc 9 est premier avec 4.

4. Ouais mais bon…

5. J’sais pas si ça marche inaudible

6. A1 : Regarde 2 et 5 ils sont premiers entre eux. Non, j’ai rien dit.

(Rires)

7. 9 t’as qu’à prendre 9, 9 et 17. Mais moi j’connais pas le carré de 17.

8. A1 : J’ai une calculatrice (en rigolant).

9. Vas-y fais, fais 17 au carré divisé par 9 au par 81.

10. A1 : Oui mais c’est deux nombres premiers faudrait prendre/

11. Oui ben c’est ce qu’on a dit, on a dit des nombres premiers.

12. Entre eux.

13. A : Mais non ! Premiers entre eux pas premiers Ah ouais d’accord.

14. A1 : 4² et j’sais pas et euh/

15. J’sais pas prends 15 et euh 15 et ?

16. A : 15 et 4 j’ai mis.

17. Ben c’est pareil.

18. A : Ou 125 et 16. Ils sont premiers entre eux.

19. J’en sais rien moi.

(Rires)

20. Tu mets 125 divisé par 16 tu verras bien… Non c’est pas comme ça qu’on fait. 16 par 16 c’est 4 2, 2 fois 2/

21. A : Non moi j’crois qu’ils sont premiers entre eux, 16 et 125.

22. Ouais quand on met les trucs au carré/

23. A : Ouais mais on sait pas, c’est pas écrit dans le cours mais on peut pas le démontrer dans le cas général /

Les jeux qui sont mis en œuvre ici sont des jeux d’extérieur. Les élèves argumentent afin de déterminer la validité de l’assertion (0). Plusieurs parties sont effectuées. En (20), un élève entreprend une décomposition en facteur premier de 16. Son objectif semble être de déterminer les facteurs communs de 16 et 125 afin de dégager le pgcd de ces nombres. Cette action pourrait être utilisée pour faire émerger une preuve puisqu’une telle décomposition « montre » que les facteurs premiers d’un entier naturel et de son carré sont les mêmes, que si deux entiers naturels n’ont pas de facteurs premiers en commun, leur carré non plus. La

tentative de décomposition en facteurs premiers (20) contraste avec l’assertion de A en (23). Il semble que A, reflétant la culture scolaire autour de la preuve, ignore par principe la possibilité d’utiliser (20) pour construire une stratégie de preuve à l’intérieur d’un jeu d’intérieur cette fois. Dans cet extrait, les élèves agissent comme si les argumentations construites sur des choix d’objets (les jeux d’extérieur) et la recherche d’une preuve formelle (les jeux d’intérieur) étaient deux activités disjointes et indépendantes, comme si il y avait une rupture entre ces deux activités.

Je vais maintenant présenter puis critiquer les modèles de Duval et de Toulmin qui sont tout deux fréquemment utilisés en didactique des mathématiques dans les études sur la validation (par exemple, Mathé (2006), Tanguay (2005), Inglis & al. (2007), Pedemonte (2007, 2008)). Ma position est que l’usage des propositions (au sens du calcul des propositions, par opposition au calcul des prédicats) comme l’élément de base de la modélisation conduit à surestimer la pertinence de cette idée de rupture qui est fortement ancrée dans l’institution scolaire. En particulier, je pense que la prise en compte des objets mathématiques, au sens de la distinction de Frege introduite dans le précédent chapitre entre objet et concept, et de la quantification dans l’analyse didactique permet une approche différente des processus de validation en mathématiques, une approche qui soit plus en phase avec la pratique des mathématiciens experts.