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PARTIE 1 : UNE APPROCHE SEMANTIQUE ET DIALOGIQUE DE LA VALIDATION

3. UNE DISCUSSION AUTOUR DES MODELES DE DUVAL ET DE TOULMIN

3.5 Le modèle de Toulmin complet

Dans l’article déjà cité, Inglis, Mejia-Ramos & Simpson (2007) défendent l’usage du modèle complet de Toulmin. Ce modèle complet intègre trois nouvelles catégories, le fondement B (the backing), le qualification modale Q (the modal qualifier) et la clause de rejet (the rebuttal). Le fondement B vient en quelque sorte soutenir la justification W (warrant), il explique les raisons de la validité de cette loi de passage entre les données D (data) et l’assertion C (claim). La qualification modale Q exprime le degré de croyance en l’assertion C qui est faite (la valeur épistémique dans le langage de Duval). La clause de rejet R donne les conditions pour lesquelles l’argument ne serait pas valable. Un argument prend alors la forme suivante « l’assertion C provient des données D puisque la justification W (qui peut être soutenue par le fondement B) avec la qualification modale Q à moins que R. » (Jahnke, 2008, p. 370). Inglis, Mejia-Ramos & Simpson montrent que les étudiants de leur étude expérimentale (de très bons étudiants de mathématiques, cinq préparant un doctorat et un, un master) associent l’existence de divers types de justifications W à divers qualificatifs modaux Q. Ils défendent alors l’importance des justifications inductives et intuitives dans

l’activité mathématique à partir du moment où ces justifications W sont associées avec la bonne modalité Q concernant la conclusion de l’argument C. En particulier, ils mettent en avant l’intérêt pour la recherche en didactique des mathématiques d’intégrer à l’analyse les qualificatifs modaux :

« The restricted form of Toulmin’s (1958) scheme used by earlier researchers to model mathematical argumentation constrains us to think only in terms of

arguments with absolute conclusions. » (Inglis & al., 2007, p. 17)35

Dans sa remarque sur Toulmin, Jahnke (2008, p. 370) reprend à son compte cette thèse. De son point de vue, il s’agit de parvenir à donner toute leur place aux phrases ouvertes en mathématiques. Le concept de phrase ouverte est un concept de la logique du premier ordre. Il est associé à celui de satisfaction, concept qui permet à Tarski (1972) d’étendre l’explication sémantique de la vérité pour le calcul des propositions (en termes de table de vérité) à la logique de la quantification par un procédé récursif (voir Durand-Guerrier (2008, p. 376-377) pour une présentation). Une phrase ouverte P(x) est satisfaite par un objet a du domaine d’interprétation de la phrase ouverte si et seulement si P(a) est vraie. Par exemple, le nombre 11 satisfait la phrase ouverte « x est un nombre premier », pas le nombre 4. Jahnke (2008), comme Durand-Guerrier (2008), insiste sur l’intérêt didactique d’utiliser ce type de phrase qui ne sont ni susceptibles d’être vraie, ni susceptibles d’être fausse afin d’explorer la dimension expérimentale des mathématiques.

« Instead of simply denying the procedures of everyday thinking we should create situations in which students can make substantial experiences with checking the generality of statements. Thus, we would propose to have an interplay of empirical work and theoretical argumentation rather than telling our pupils that in

mathematics we don’t bother about empirical reality. » (Jahnke, 2008, p. 371)36

A propos de la règle (valable pour les phrases fermées où la variable est universellement quantifiée) selon laquelle un contre-exemple suffit à montrer qu’un énoncé est faux, Durand-Guerrier (2008, p. 380) affirme :

35

« La forme restreinte du schème de Toulmin (1958) utilisée par de précédents chercheurs pour modéliser l’argumentation mathématique nous contraint à penser seulement les arguments avec une conclusion absolue » (ma traduction)

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« Plutôt que de simplement rejeter les procédures de la pensée de tous les jours nous devrions créer des situations dans lesquelles les élèves puissent faire des expériences substantielles en vérifiant la généralité des affirmations. Ainsi, nous pourrions proposer d’avoir des interactions entre le travail empirique et l’argumentation théorique plutôt que de dire à nos élèves qu’en mathématiques on ne se soucie pas de la réalité empirique » (ma traduction)

« Of course, the equivalence between ‘‘there exists x such that not F(x)’’ and ‘‘not for all x, F(x)’’ is logically valid; however, a rigid application of this rule, independently of the mathematical context, meaning from a syntactic point of view, is not very productive in terms of developing mathematical abilities. In this perspective, it would be relevant to change this kind of situation, proposing open

sentences, and asking for the largest domain for which the sentence is true. »37

Cette volonté de prise en compte des qualificatifs modaux dans le modèle de Toulmin me paraît révélatrice d’une difficulté rencontrée en didactique des mathématiques, celle de prendre en compte les objets mathématiques et leur manipulation dans des modèles qui sont essentiellement construit sur la logique des propositions et sur une approche syntaxique de l’activité mathématique. Certes, le modèle de Toulmin est plus général et plus souple que le modèle de Duval et il permet certainement dans une certaine mesure, que je ne prétends pas fixer, de rendre compte des interactions des élèves avec le milieu. Un des objectifs de cette thèse est dans un premier temps de souligner l’importance d’une prise en compte conceptuelle de la dimension sémantique (et dialogique) de l’activité mathématique comme par exemple Pedemonte le fait en parlant de pas d’abduction construits sur l’observation de faits. Pour autant dans le modèle de Toulmin, rien ne formalise si W est la justification d’un fait, de la vérité d’un énoncé (par un jeu d’extérieur qui concerne les objets mathématiques) ou si W est la justification de la validité d’un énoncé (par un jeu d’intérieur qui concerne la théorie mathématique). La question de savoir si cette distinction conceptuelle mérite une place à l’intérieur de la modélisation ou si l’on peut la traiter informellement comme je l’ai fait le plus souvent dans cette partie n’est pas résolue par les arguments de cette partie. J’apporterai néanmoins quelques éléments en faveur d’une modélisation intégrant formellement cette distinction dans la deuxième partie de la thèse.

Bien entendu, toute argumentation ne donne pas lieu à une preuve, les règles du jeu n’étant pas les mêmes dans les deux activités. Par exemple, une induction naïve en arithmétique ne facilite peut-être pas la construction d’une preuve. En géométrie en particulier, il est probable que l’écart important entre les différents registres sémiotiques renforce la difficulté du passage d’un jeu d’argumentation influencé par le dessin à un jeu de preuve. Selon Balacheff

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« Bien sûr, l’équivalence entre « il existe x tel que non F(x) » et « non pour tout x, F(x) » est logiquement valide ; cependant, une application rigide de cette règle, indépendamment du contexte mathématique, c'est-à-dire d’un point de vue syntaxique, n’est pas très productive en termes de développement des aptitudes mathématiques. Dans cette perspective, il serait pertinent de modifier ce genre de situation, en proposant des phrases ouvertes, et en demandant de chercher le domaine le plus grand dans lequel la phrase est vraie » (ma traduction)

(2008, p. 509), il est nécessaire d’avoir à l’idée cette réflexion sémiotique pour comprendre l’approche de Duval. Cependant, les pratiques enseignantes fondées sur l’hypothèse d’une rupture indépassable entre preuve et argumentation me paraissent être susceptibles de freiner les tentatives de validation par les élèves. En particulier, lorsque la validation n’est pas immédiate (j’entends par là qu’elle ne découle pas immédiatement de la manipulation des définitions des concepts impliqués dans l’énoncé de la proposition à démontrer), un travail sur le contenu des propositions est souvent nécessaire. Du point de vue de l’activité mathématique, le travail de la preuve et la familiarisation avec les objets mathématiques me semblent aller ensemble. Dans ce chapitre, j’ai essayé de montrer que l’origine des désaccords entre ce positionnement et celui de Duval se situe au niveau du type de logique utilisée dans la modélisation (propositionnelle ou prédicative).

CONCLUSION

Un des objectifs de la thèse est de souligner l’importance d’une prise en compte des dimensions sémantiques et dialogiques pour l’analyse de l’activité mathématique de validation. Cette première partie est un essai de réponse à cet objectif. Pour cela, j’ai commencé par introduire la distinction de Hintikka entre jeux d’extérieur et jeux d’intérieur. Dans les premiers, le langage est interprété dans un domaine d’objet. Les jeux d’extérieur s’intéressent à la vérité d’un énoncé à l’intérieur de la structure d’interprétation. Cette structure influe donc sur la validation à travers des choix d’objets, des actions sur ceux-ci et des décisions les concernant. Les jeux d’intérieur ont eux pour objectif de décider de la déductibilité d’un énoncé à l’intérieur d’une théorie. Ces jeux sont des jeux de manipulation sur la syntaxe des énoncés. Ils se jouent sans référence aux contenus des énoncés. J’ai ensuite montré comment l’idée de dialogue et de jeux de langage permet une prise en compte didactique de l’opacité de la référence des termes, des phénomènes d’incompréhension ou de mécompréhension. Cette approche théorique offre une vision de l’activité mathématique construite sur des théories logiques du premier ordre. L’explicitation de cet arrière plan permet de mieux comprendre certains désaccords sur les rapports entre l’argumentation et la démonstration en mathématiques. Cette première partie est donc essentiellement théorique, elle vise à proposer de « nouveaux » concepts pour analyser d’un point de vue didactique l’activité mathématique. Plus précisément, elle vise à montrer l’intérêt de faire migrer certains concepts philosophiques dans le champ didactique. Sur le plan méthodologique, j’ai fait le choix de ne pas séparer le travail expérimental du travail théorique. La présentation d’un concept est donc le plus souvent accompagnée d’un exemple d’analyse de corpus. L’objectif de ces allers et retours est de toujours montrer dans l’action les possibilités d’usage qu’offrent les concepts. Cette partie prend donc la forme d’un croisement entre des présentations d’outils théoriques (Hintikka, Quine, Wittgenstein, Frege, Duval, Toulmin) et des réinterprétations de corpus et d’analyses expérimentales (Barallobres, Weber, Alcock, Segal, Mathe, Pedemonte, Inglis). Une analyse épistémologique d’un mémoire de Bolzano vient compléter la confrontation des outils théoriques. Les résultats de cette partie sont de deux ordres. Le premier résultat concerne la conceptualisation. Il est difficilement quantifiable puisqu’il s’agit de dire que les outils proposés permettent de mieux cerner l’activité mathématique de validation alors que l’on ne dispose pas d’une définition ou d’une caractérisation univoque de l’activité mathématique. Il me semble néanmoins que l’interprétation des processus de

construction de preuves comme des processus dialectiques entre des jeux d’extérieur (rendant compte des interactions avec le milieu) et des jeux d’intérieur est éclairant. Le deuxième résultat est plus circonscrit. Il s’agit d’une explication des raisons pour lesquelles certaines théories ou certains chercheurs divergent à propos de leur conception de l’argumentation et de la preuve. Je considère que ces divergences proviennent de la prise en compte ou non des objets et de la quantification dans l’analyse. Dans la deuxième partie de la thèse, je propose une démarche de modélisation pour l’activité mathématique construite à partir des travaux de Hintikka et Vernant. Cette modélisation est construite comme une formalisation des éléments avancés dans cette première partie.

PARTIE 2 : LA SEMANTIQUE SELON LA THEORIE DES