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CHAPITRE 3 : VÉCU ANTIÉRIEUR AUX PROCÉDURES PÉNALES

3.5 LA RUPTURE AVEC LE PROXÉNÈTE

Parce que toutes les jeunes femmes que nous avons rencontrées ont ultimement été en mesure de couper tout contact avec leur proxénète, nous nous penchons dans cette section sur les circonstances de leur rupture avec le proxénète. Étant donné que trois des interviewées n’ont pas été en mesure de rompre avec le proxénète par elles-mêmes mais qu’elles ont malgré tout cogité sur la façon dont elles croyaient pouvoir être délivrées de son emprise, nous aborderons d’abord le thème des moyens envisagés. Suivra par la suite, le thème des moyens utilisés qui se sont avérés fructueux pour se libérer de leur relation.

3.5.1 Moyens envisagés

Bien qu’elles soient minoritaires, quelques jeunes femmes ont pensé à des moyens de se sortir de cette relation, sans jamais les concrétiser.

Pour certaines, c’est le recours à la violence qui est envisagée comme une sortie de secours. Jennie est si désespérée qu’elle entretient des fantasmes de mort à l’endroit de son conjoint.

(…) J'commençais à penser à comment le tuer sérieusement. Pis comment le tuer... c'est ben beau trouver un objet lourd ou pointu pis d'le frapper sur la tête mais s'il se relève, là c'est moi qui est finie faque... de mijoter ça ben comme faut là. Ouais. Pis... j'pense que j'aurais fini par le faire. C'tait mon instinct de survie. (...) Jennie, 24 ans.

Quatre des jeunes femmes que nous avons interrogées soulèvent avoir surtout espéré un coup du destin pour être sauvées. Alors que Jennie nous confie avoir souhaité que le proxénète meure dans un accident de voiture, Leila nous explique avoir prié et s’en être remise à Dieu pour qu’un événement lui permette de se délivrer de son emprise. Avec le

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temps, Julie et Léa en sont venues à la conclusion que leur seule chance de s’en sortir reposait sur l’arrestation et la détention du proxénète. Elles attendent donc le moment propice pour s’enfuir. Dans l’extrait qui suit, Julie explique que la détention est la seule issue qu’elle entrevoit pour rompre définitivement avec son proxénète.

(…) J'm'étais dit... Y'était supposé rentrer en prison à l'automne 2010, à Toronto pour d'autres charges de j'sais pas quoi... pis j'm'étais dit quand y va rentrer en prison, j'va me sauver tsé. C'tait comme mon plan. Faque là, on était au mois de mai, j'me dis : bon, y reste 4-5 mois max, j'va tougher. M'a être capable de tougher. C'tait comme tout le temps ça aussi que je me disais aussi dans ma tête (...) Julie, 26 ans.

Ainsi, parce qu’elles se sentent complètement dépossédées de tout pouvoir pour se sortir elles-mêmes de leur relation, la moitié des jeunes femmes de notre échantillon y restent enfermées. Plutôt que de réagir activement à la situation, elles restent passives et attendent que se produise un événement qu’elles n’ont pas initié pour se libérer de l’emprise du souteneur. Ce n’est que lorsque ledit facteur externe survient qu’elles réussissent à couper définitivement tous contact avec leur proxénète. On peut présumer que sans l’intervention d’un événement fortuit, leur relation aurait pu durer beaucoup plus longtemps. Il est à noter que la rupture avec le proxénète ne relève pas de l’initiative de deux des jeunes femmes de notre échantillon puisque l’arrestation du proxénète fait suite au dépôt de plainte d’autres victimes.

3.5.2 Moyens concrétisés

Six jeunes femmes nous ont informée avoir tenté à une ou plusieurs reprises de mettre un terme à la relation mais sans succès. Lors de notre analyse, nous avons été étonnée de constater que seulement trois des interviewées ont réussi à échapper au proxénète du premier coup. Le fait que les efforts pour se libérer de l’emprise du proxénète aient échoué à au moins une reprise pour plus de la moitié d’entre elles nous permet d’avancer sans équivoque qu’il n’est pas aisé de rompre la relation avec un proxénète.

La persévérance semble toutefois porter fruit puisque sept jeunes femmes sur dix affirment avoir finalement réussi à quitter le proxénète en se sauvant puis en déposant

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une plainte aux policiers. Certaines mentionnent avoir confronté le proxénète avant de prendre la fuite. C’est le cas d’Alik qui, après avoir réussi à contacter sa mère en cachette, informe le proxénète que tout est terminé et qu’il n’y a rien qu’il puisse faire puisque ses parents ont déjà contacté les policiers. Le proxénète accepte alors de la laisser partir mais lui rappelle qu’elle devra revenir travailler pour lui tôt ou tard.

(…) We came back and that's when I decided that I was gonna leave and I told him off. I told him that I don't wanna work for him anymore and that I'm leaving and he got mad. (…) I stood up and... pretended I was not afraid of him. I told him off (laugh) for like the first time in three weeks. How proud I was of me (…) Alik, 20 ans.

D’autres, comme Claire, ont préféré se sauver à son insu.

(…) Il m'a amenée à Québec et c'est là que j'me suis sauvée parce que c'était le soir- même. Il était saoûl, comme toujours puis il a continué à me tabasser, boum, boum, boum et il est tombé mort endormi... saoûl. Faque là euh... j'ai pris l'argent qu'y avait dans ses poches, cinq cents dollars j'crois, les clefs de la voiture parce que y'avait mon passeport pis j'pouvais pas quitter le pays sans mon passeport... moi je voulais juste quitter le pays, là. Faque... et là blackout, j'me rappelle plus. Je sais juste qu'on m'a trouvée sur Québec, sur la grande-Allée, euh... en string (Claire, 23 ans.)

Il n’y a qu’Eva qui réussit à dissuader le proxénète d’aller plus loin avec elle. Ayant des connaissances liées au milieu criminel, elle le menace de les informer de la situation qu’il tente de lui imposer.

(…) Le lendemain, y veut me ramener au même bar. Mais moi, j'veux pas. J'lui dit d'y aller tout seul pis toute. Mais là, j'connaissais du monde quand même criminalisé faque là j'y ai nommé deux noms, j'ai dit : si tu me laisse pas tranquille, j'vais appeler eux-autres, y vont venir me chercher. Faque yé venu me reporter au centre-ville. Ça s'est arrêté là (…) Eva, 20 ans.

117 En conclusion

Il appert qu’une fragilité émotionnelle combinée à une situation financière précaire constitue un facteur de risque de tomber sous le joug d’un proxénète. Malgré la présence d’une vulnérabilité les prédisposant à s’investir dans une relation d’abus, une majorité de jeunes femmes démontre une ouverture au monde prostitutionnel avant même que le proxénète ne fasse son entrée dans leur vie. Parce que plusieurs ont évalué d’elles-mêmes la possibilité de se prostituer après avoir été influencées par des pairs ou afin de répondre à un besoin pécunier, leur introduction dans le milieu de la prostitution ne peut donc être attribuée uniquement à la manipulation d’un proxénète. Le rôle du souteneur se situe plus au niveau du renforcement d’un intérêt préexistant chez la jeune femme à se prostituer. Pour les répondantes en relation d’affaires avec le proxénète, l’expérience d’exploitation dont elles sont victimes s’inscrit dans un contexte de travail. À l’instar des femmes qui occupent un métier régulier et qui doivent faire face aux abus d’un supérieur sans scrupules, les participantes à notre étude se sont insérées sur le marché du travail afin de subvenir à leurs besoins et leur inexpérience les a exposées à l’exploitation d’un acteur du domaine de la prostitution : le souteneur. Comme nous l’avons vu dans la recension des écrits, près de 50 % des femmes en milieu de travail sont susceptibles d’être confrontées à du harcèlement sexuel à un moment ou un autre de leur carrière (Das, 2008 ; De Judicibus et Mc Cabe, 2001 ; Fitzgerald, Drasgow, Hulin, Gelfand et Magley, 1997 ; Loy et Stewart, 1984). Le commerce des activités sexuelles étant un lieu de rapports sociaux et de rapports de pouvoir comme tout autre emploi (Toupin, 2006), celles qui s’y livrent sont donc à risque d’être victimes de harcèlement sexuel au travail comme le serait l’ensemble des femmes sur le marché professionnel. Dans le cas de celles qui n’ont jamais envisagé l’option prostitutionnelle et qui se laissent convaincre par le proxénète de s’y adonner par amour, c’est leur dépendance affective qui constitue la prémisse à leurs activités. La majorité des jeunes femmes ne se doutent pas qu’elles sont en relation avec un proxénète et maintiennent les liens qui les unissent à lui malgré la dynamique d’abus à laquelle elles sont confrontées. Les répondantes qui savent dès le départ qu’elles font affaire à un souteneur sont celles qui l’ont rencontré au terme d’une recherche d’emploi dans le monde prostitutionnel. Ce dernier est toutefois perçu comme un partenaire de travail et non comme un exploiteur potentiel. Ainsi, les jeunes femmes qui ont une

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expérience dans le domaine de la prostitution comme celles qui sont de nouvelles recrues ont une perception biaisée de l’individu avec lequel elles font affaire.

Les jeunes femmes qui prennent le plus rapidement conscience du contrôle exercé à leur endroit restent néanmoins celles qui entretiennent une relation de travail avec le proxénète. Malgré les stratégies utilisées pour les maintenir assujetties, ces dernières mettent fin à la relation bien avant celles qui sont en relation de couple. Celles pour qui le proxénète est d’abord un ami ou qui le considèrent comme leur conjoint semblent plus perméables à sa manipulation car elles sont convaincues de ses bonnes intentions et font abstraction des indices qui pourraient prouver le contraire. Lorsqu’elles prennent conscience de la situation d’abus qui leur est imposée, elles sont déjà investies émotionnellement dans la relation et vulnérables à la manipulation du souteneur. L’amour qu’elles lui portent neutralise alors toute tentative d’autonomisation face au proxénète. Ce sont par ailleurs ces jeunes femmes qui vivront le plus de contrôle et qui maintiendront le plus longtemps leur relation avec lui.