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CHAPITRE 5 : L'EXPÉRIENCE DES PROCÉDURES PÉNALES

5.1.1 D ÉPÔT DE LA PLAINTE

5.1.1.5 L’expérience suite au dépôt de la plainte

Une fois la plainte formellement portée, la majorité des jeunes femmes disent vivre un stress intense. Plusieurs circonstances expliquent cet état. Tout d’abord, le proxénète étant toujours libre, elles craignent ses représailles. Ensuite, elles sont dans un état d’incertitude. N’ayant plus de contacts avec le proxénète depuis la déposition et ne sachant si la démarche judiciaire portera fruit, elles restent dépossédées de tout contrôle

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sur la situation. Elles sont placées dans un état de vulnérabilité face au futur, ce qui est particulièrement déstabilisant puisqu’elles ne savent pas si elles sont en danger ou pas. Elles réagissent généralement à leurs appréhensions en adoptant diverses mesures pour assurer leur sécurité.

T'es ses nerfs pendant une semaine. (…) C'est le plus gros stress de ma vie (…) Y'a même pas de mots pour décrire ça... comment t'es stressée. J'allais pas au dépanneur toute seule. (…) Tu t'attends à toute pis à rien (...) Katia, 24 ans.

À l’inverse, d’autres se convainquent que ce n’est pas dans l’intérêt du proxénète de s’en prendre à elles maintenant que les policiers sont au courant de la situation et se sentent un peu plus libres. Deux profils se dégagent donc puisque certaines vivent une anxiété après avoir tout raconté aux policiers alors que d’autres voient leurs inquiétudes diminuer.

Je me suis rendue compte qu’il avait plus à perdre que moi de me revoir et de me faire quoi que ce soit... parce que moi j'pouvais rien apporter à part une vengeance personnelle-là mais passer sa vie en prison pour une vengeance personnelle ça c'est euh... ça c'est bête (rire). Puis il avait pas l'air si stupide que ça là. C'tait pas dans son intérêt du tout... de revenir me voir. (...) Claire, 23 ans.

Ainsi, il appert que le fait de porter une plainte formelle a pour effet de rassurer certaines jeunes femmes, même si la démarche judiciaire n’est qu’entamée. Elles se sentent dès lors moins intimidées car elles considèrent que ça peut avoir un effet dissuasif sur le proxénète. Ce résultat confirme celui rapporté dans l’étude de Ford et Regoli (1992) selon lequel des victimes se sentent plus en sécurité et en contrôle de leur vie après que le dossier ait été entendu par les autorités.

(…) I have this thing in me that I say : forget it, but not totally forget it. Be scared but not too scared… you know. ‘Cause je sens que si quelque chose m'arrive, c'est à cause de lui. So the cops for sure are gonna know that it's because of him. That's how I feel it. You know, he came out, something happen to me, comme c'est bizarre là. Pis si c'est pas lui, c'est de sa gang à lui so i'm guessing he's gonna go and get more shit (...) Alik, 20 ans.

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Les jeunes femmes qui ressentent le plus rapidement les effets bénéfiques de leur coopération avec les policiers sont celles qui n’entretiennent pas de liens amoureux avec le proxénète. Toutes les répondantes en relation de couple confient s’être senties désemparées après le dépôt de la plainte. Habituées au mode de vie imposé par le proxénète, elles n’ont plus de repères lorsqu’il entre en prison. Les étapes s’enchaînent rapidement et elles se sentent perdues.

(...) Dans l'fond t'es tellement dans un milieu où bon c'tait Youssef qui décidait : j'travaillais 6 jours semaines, c'est comme çi, c'est comme ça... pis là Boum tout arrête d'un coup pis on dirait que t'es perdue. Parce que là, j’avais pu mes amis, j'avais comme pu rien, j'tais comme pas mal dans ma bulle (...) Julie, 26 ans.

Outre la crainte de représailles, Chloé se souvient avoir ressenti des émotions paradoxales comme si elle vivait une peine d’amour après sa collaboration avec les policiers. Ne sachant comment le dossier sera géré en cour, elle n’a pas l’assurance qu’il sera gardé détenu lors de l’enquête sur cautionnement et se retrouve dans un état d’incertitude par rapport à l’avenir. Elle se dit également confuse par rapport à sa démarche ; elle se demande si elle ne trahit pas les policiers et ses proches en poursuivant son activité de prostitution.

(…) J'tais encore touchée dans le milieu euh... Ok, est-ce que je suis traître parce que j'veux porter plainte mais je suis encore en train de faire faire la pute ? C'est comme la confusion du fait que là… Tsé, ça a été long à cliquer, je le fais pu pour lui, c'est ça la différence (…) Chloé, 26 ans.

Léa, quant à elle, se souvient avoir beaucoup pleuré et s’être sentie soulagée après sa collaboration avec les policiers. Elle mentionne que c’est à ce moment qu’elle a réalisé qu’elle n’aurait plus à faire avec le proxénète et qu’une nouvelle vie s’amorçait.

(...) C'est la première journée de la nouvelle vie (respiration) donc euh... Ben j'pense que c'était le soulagement, là. C'tait (pause) le soulagement pis justement de se dire : «là chu libre, là». J'ai pu rien à faire avec c'te personne- là faque j'pense que... j'ai pleuré toute le long (...) Léa, 26 ans.

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En somme, la collaboration judiciaire ne va pas de soi pour toutes les jeunes femmes sous le joug d’un proxénète. Celles qui montrent le plus de résistances à coopérer avec les policiers sont les jeunes femmes qui n’ont pas initié la démarche pénale d’elles-mêmes. Il ressort de notre analyse que les jeunes femmes qui étaient en relation de couple avec le proxénète sont doublement éprouvées par la décision qu’elles s’apprêtent à prendre. Parce que le dépôt de la plainte marque la rupture amoureuse avec le proxénète et le début d’une nouvelle vie à laquelle elles ne sont pas nécessairement préparées, les jeunes femmes sont hésitantes à s’investir dans une collaboration judiciaire. Le lien qui les unit à leur souteneur est encore palpable et elles se retrouvent rapidement déstabilisées par la tournure que vient de prendre leur vie.

Bien que différents éléments aient une influence sur leur décision, c’est grâce au soutien de tiers et à l’éloignement du proxénète qu’elles en arrivent à prendre conscience des torts que leur occasionne la relation avec le proxénète. Outre l’attitude empathique des enquêteurs, la détention préventive est un facteur qui a une incidence importante sur le maintien de leur plainte puisqu’en plus d’éloigner le proxénète de la prostituée et de contribuer à ce que son emprise s’estompe graduellement, elle permet à la jeune femme de se sentir plus en sécurité et d’orienter son attention vers le futur.