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CHAPITRE 3 : VÉCU ANTIÉRIEUR AUX PROCÉDURES PÉNALES

3.2 LA RENCONTRE AVEC LE PROXÉNÈTE

3.2.4 L E RAPPORT À L ’ ARGENT

3.2.4.4 Représentation du contrôle financier

Dans le cas des jeunes femmes qui vivent une relation amoureuse, les différents proxénètes utilisent la même stratégie pour contrôler leur rapport financier. Afin de les inciter à leur remettre volontairement la totalité de leur argent après chaque soirée de

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travail, ils leur font valoir qu’ils s’occuperont de la gestion de leurs finances et du cumul des économies pour le bien de leur couple.

Il ressort des propos de Léa, Chloé et Jennie qu’elles ont rapidement adhéré à cette justification parce qu’elles considéraient normal que leur conjoint administre l’argent.

(…) Au début, j'voyais pas ça de même. Comme je vais de donner un autre exemple : une vie normale, tu dois de l'argent pour un compte de téléphone mais c'est ton chum qui va dire qu'il va la payer, tu vas y donner ce que tu dois pour qu'y aille. Tsé sans poser de question, c'est normal. C'est pas parce qu'y te pimpe. Tu y donnes pis c'est tout parce que c'est ça, c'est ça (…) Chloé, 26 ans.

Pour d’autres, cet argument suscite des questionnements. Julie, par exemple, raconte qu’elle a toujours géré son argent seule dans le passé et estime s’être très bien débrouillée. Elle ne voit pas la nécessité à ce qu’il administre son argent. Puisque son conjoint affirme qu’il a besoin de se sentir un homme et qu’il lui assure qu’elle sera en mesure d’accumuler ses économies comme elle le faisait avant, Julie accepte sa proposition.

(…) Quand moi j'travaillais dans un restaurant pis enseignante, j'mettais trois mille par mois dans mon compte. Moi, j'veux pas arriver ici à Toronto pis mettre moins d'argent si j'travaille autant. Pis là, y m'avait dit, non j'va même te mettre 3 ou peut- être même 5 mille par mois dans ton compte pour que tu continues à avoir des économies. Pis en plus, on va t'acheter une auto, peu importe... BM, qu'il me disait dans c'temps-là, une série 6. Puis euh... Tsé j'va m'occuper de toute, y dit j'veux juste que tu me fasses confiance avec ça. I don't feel like a man if I'm not in control of the money, bla, bla, bla. Pis tsé, moi l'argent, j'ai toujours acheté c'que j'voulais pis j'me disais, bon si j'ai mon argent que j'fais d'habitude dans mon compte, ça va pas me déranger (…) Julie, 26 ans.

Quant à Leila, elle sent qu’il y a quelque chose de louche mais elle ne veut pas déplaire à son conjoint et met ses impressions de côté. Elle évacue ses appréhensions en s’en remettant totalement au proxénète en qui elle a confiance.

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Honestly at the time, i just believed everything he said. (…) It was a situation where I just... didn't ask any questions so... I kind of let it happen in a way. 'Cause I didn't really know what was happening but... and I'm like, Ok, he's my boyfriend so obviously, you know, he's not gonna treat me bad (…) Leila, 24 ans.

Bien qu’elle n’entretienne pas une relation amoureuse avec son proxénète, Alik raconte que ce dernier utilise une stratégie similaire pour obtenir la totalité de ses gains.

(…) He told me that I had to... like... give me the money so j'peux le garder pour nous. On va avoir un condo... tsé on va prendre un condo pis tout ça. So just give me the money and on va l'accumuler (…) Alik, 20 ans.

Perplexe au début, Alik se laisse convaincre que cette entente pourrait lui être bénéfique. Se percevant comme une personne dépensière, elle se dit qu’en laissant le proxénète gérer son argent, elle sera effectivement à même de faire plus d’économies.

(…) Me I was like : why is he keeping my money ? But i'm like : OK, why not ? If I keep it, I'm gonna spend it so I might as well give it to him so he can save it. (…) So I trusted him and I gave him the money (…) Alik, 20 ans.

Eva est la seule de notre échantillonnage qui ne se soumet pas à la modalité que tente de lui imposer le proxénète, ce qui entraîne une rupture entre eux après trois jours de relation. Lors de la soirée où elle va danser à gaffe, Eva se souvient avoir peu travaillé. Lorsque la soirée se termine, elle rejoint le proxénète et ce dernier lui demande où est l’argent. Elle lui répond qu’elle a gardé un montant pour payer les dépenses encourues pour l’amener au bar puis l’informe qu’elle a acheté des boissons alcoolisées avec le reste. Le proxénète réagit alors agressivement en montant le ton puis lui dit qu’il s’attendait à ce qu’elle lui remette tout l’argent. Eva souligne que c’est à ce moment qu’elle a pris conscience qu’il tentait de la contrôler et de profiter d’elle. Elle réalise alors qu’elle est dans une situation délicate mais réagit tout de même en l’affrontant.

(…) C'tait à moi, pas à lui pis j'voulais pas y donner. Ça c'tait clair et officiel pis y'a pas aimé ça. (…) J'y avait dit que si lui y'allait danser pis qu'y allait se shaker le cul

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euh... qu'y'allait pas me donner son argent faque moi non plus j'y donnerais pas mon argent. (…) Eva, 20 ans.

À part Eva qui y met un terme rapidement, toutes les autres jeunes femmes mentionnent s’être senties prises au piège de leur relation au fil du temps. Elles se font soit mentir par le proxénète lorsqu’elles évoquent le sujet de l’argent ou carrément violentées, ce qui les amène à s’abstenir d’y faire allusion.

C'tait assez clair que... (soupir) après la première claque j'avais plus rien à dire sur l'argent (...) Jennie, 24 ans.

Alik souligne qu’à partir du moment où elle a compris qu’elle ne reverrait jamais son argent, elle ne voyait même plus la pertinence de soulever la question devant le proxénète.

(…) When I find out that he was just pimping me... why would I need to ask him where the money is ? 'Cause I might as well know that he's not gonna give it back to me after all this time (…) Alik, 20 ans.

En somme, plus de la moitié de nos répondantes sont ouvertes et motivées à s’adonner à des activités de prostitution avant même de faire la connaissance du proxénète. Elles sont proactives à s’investir dans le milieu prostitutionnel car elles ont un besoin économique à combler et la prostitution se présente comme une solution facile afin d’obtenir de grosses sommes monétaires rapidement. Quant à celles qui n’ont pas de problèmes économiques particuliers, elles en viennent à accepter de se prostituer par amour.

Parmi les six jeunes femmes qui évaluent la possibilité de faire de la prostitution pour régler leurs problèmes financiers, seulement trois d’entre elles ont déjà une expérience dans le domaine alors que les trois autres sont influencées par des connaissances qui y évoluent déjà depuis un certain temps. Ainsi, l’influence des pairs joue un rôle important dans la représentation que les jeunes femmes se font du monde prostitutionnel et sur leur décision d’emprunter cette voie. Ce constat vaut autant pour les jeunes femmes issues de socio-économiques plus faibles que celles provenant de familles plus aisées. En effet,

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l’analyse de nos données nous a permis de constater que le fait d’avoir des amies investies dans la prostitution avait eu une incidence sur la perception préalablement négative des répondantes mieux nanties à l’égard de la prostitution et les avait rendues plus enclines à envisager cette option à leur tour. En plus de l’influence des amis, il est fort probable que la valorisation de la sexualisation des jeunes femmes dans les sociétés occidentales ait également eu un impact sur la modification de leur représentation du monde prostitutionnel. Parce que certains comportements autrefois perçus comme étant outrageux sont aujourd’hui banalisés, les jeunes femmes se permettent peut-être plus de considérer la prostitution comme une façon de régler leurs problèmes d’argent ou de prouver leur amour à leur conjoint. Aveuglées par le besoin qu’elles ont à combler, elles ne centrent leur attention que sur les gains qu’elles retirent de la relation et font abstraction des éléments qui leur indique qu’un contexte d’abus est en train de s’établir. Les jeunes femmes qui résistent à l’oppression que le proxénète introduit graduellement dans la relation sont celles qui ne vivent pas de sentiments amoureux à son égard. L’absence de lien affectif leur permet de prendre une distance par rapport à la situation d’y réagir plus rapidement. Celles qui sont plus manipulables sont les jeunes femmes qui ressentent des sentiments amoureux à l’égard de leur proxénète. Ainsi, du moment où un lien affectif se développe, elles deviennent plus vulnérables à sa manipulation.

3.3 Les stratégies de maintien des activités prostitutionnelles utilisées par le