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Rumeurs et complots

Le cabaret de Marie avait fait le plein autour d’Antoine Roque et la discussion allait bon train. Les nouvelles arrivaient toujours avec trop de retard à Beauvoisin et elles étaient tellement contradictoires que nul ne pouvait plus faire le tri entre les informa-tions fondées et les rumeurs les plus folles.

- Les royalistes ont dit qu’ils allaient faire sauter 4 500 têtes quand l’Empereur serait arrêté. Ils ont dressé la liste de tous les opposants et bien sûr, ce sont tous des protestants, affirmait Guillaume.

- C’est une nouvelle Saint Barthélemy qu’ils veulent, confirma Es-coffier.

- C’est faux, cria un autre. Vous vous faites manœuvrer comme des enfants. C’est le général Gilly qui a fait courir ce bruit. En faisant peur aux protestants, il avait plus de chance de les enrôler comme volontaires.

- Pourtant, les militaires royaux volent, pillent et commettent toutes sortes de dégâts dans les villages, insista Privat. C’est pas une ma-nœuvre, ça.

- Pour l’instant, ce sont les royalistes qui courent un grand danger. Depuis que le duc d’Angoulême a été arrêté, ses soldats prennent la fuite et errent dans les bois. On dit que certains ont été molestés et dépouillés de tous leurs vêtements.

- C’est vrai, confirma Antoine. On en a ramassé trois près du Pont-Saint-Esprit, nus comme des vers. On les a ramenés à la caserne dans cet état, les mains attachées dans le dos. Ils n’étaient pas fiers, je vous le dis, surtout en croisant des filles. Il y avait long-temps qu’on n’avait pas autant ri !

Les commentaires des uns et des autres fusaient de toutes parts. Chacun avait entendu une nouvelle effarante ou rencontré le témoin d’un épisode rocambolesque. Il faut dire que ces temps-ci, un monde fou circulait sur les routes. Outre les militaires expédiés dans un sens et dans l’autre à la moindre rumeur de révolte, il y avait des centaines de travailleurs en quête d’emploi qui se dépla-çaient de village en village. La crise économique qui durait depuis le printemps de l’année dernière affectait aussi bien les ouvriers des villes que les journaliers des campagnes.

- Mon frère qui est charron à Nîmes m’a rapporté qu’un courrier portant cocarde blanche et huit fleurs de lys à sa voiture était arrivé dans la ville, suivi d’une foule immense aux cris de vive le Roi. - Moi je viens de Sommières et le bruit y a couru qu’une force ar-mée de la Vaunage devait se porter sur la ville et y assassiner tous les royalistes et tous les catholiques. La plupart des gens sont res-tés sur la place toute la nuit mais rien n’est arrivé.

- A Saint-Ambroix, un colporteur a fait croire à tout le monde que l’Empereur avait été assassiné à Lyon alors qu’il est bien installé à Paris!

- C’est à Saint-Gilles que ça chauffe. Un officier s’est fait sérieu-sement bastonner par une trentaine de Miquelets. Ils avaient cru reconnaître en lui un des militaires qui les auraient maltraités au Pont-Saint-Esprit.

- Le problème c’est qu’on ne sait plus qui est qui. A Aigues-Vives, on a arrêté un soldat qui portait l’uniforme de l’armée royale et avait dans son sac, la cocarde nationale et l’aigle. Il a raconté qu’au moment de prêter serment au Roi dans la cérémonie qu’il y avait au jardin de la Fontaine à Nîmes, il avait crié vive l’Empereur et qu’il s’était enfui vers la caserne. Comment savoir de quel côté il penche, celui-là ? Sans doute portait-il les trois emblèmes, royal, napoléo-nien et républicain pour sortir l’un ou l’autre selon le vent !

- Ça, c’est pratique ! Il y a toujours des malins qui tirent leurs mar-rons du feu sans se brûler les doigts.

- Les plus malins, c’est toujours les riches. Eux, ils peuvent acheter le blé quand il est au plus bas, et nous le revendre au prix fort quand on crève de faim.

- Même pour l’armée, ils nous ont jusqu’au trognon. Regardez Jacques Biau qui a été désigné par le sort pour aller dans la Garde Nationale. Il a payé ce couillon de Galhaud pour partir à sa place. Cent francs au moment du départ et vingt-cinq francs par mois pendant tout son service. C’est pas cher pour se faire trouer la peau. Si le malheureux revient entier de l’armée, il pourra tout juste s’acheter une trentaine d’ares de lande inculte. Pendant ce temps, le Jacques s’en sera mis plein les poches avec ses oliviers, et sans risque…

- Et ce n’est pas près de changer. Le Petit Tondu va encore nous entraîner dans des guerres interminables. Toute l’Europe veut sa peau. Et après, nous aurons de nouveau le roi qui nous le fera payer bien cher. Vous verrez que la dîme et la taille seront rétablies et que les nobles récupéreront leurs châteaux.

- On aura qu’à prendre l’argent où il est, chez les riches s’écria Louis !

- Ecoutez-moi ce minot ! Tu ne sais pas ce que tu dis, Louis. Les voleurs finissent au bagne.

- Il a raison le gamin. Faut pas les voler, les riches. Faut les faire cracher, être plus malin qu’eux.

Cette dernière réflexion venait du menuisier Tribes et Louis était ravi de voir un homme de plus de quarante ans approuver les idées d’un jeune de dix sept ans. Il s’en souviendrait plus tard, quand il aurait trouvé le moyen de mettre ses projets en œuvre, il se le promit….

C’est ce même Tribes qui, quelques temps plus tard, raconta à Louis la disparition mystérieuse du général Gilly. Son neveu avait été placé chez un paysan du hameau de Taupessargues, près de Tornac. C’est là que le général s’était réfugié pendant quelques mois, après la chute de l’Empereur et le retour du Roi. Recherché par toutes les polices, l’ancien bonapartiste s’était caché dans ce mas isolé avant de s’enfuir, disait-on, en Amérique. Jacques Lau-rent Gilly fut nommé baron d’Empire après sa blessure à la bataille de Wagram. Commandant la réserve de Nîmes en 1815, il s’était rallié à Bonaparte dès le retour de l’île d’Elbe, ce qui lui valut une

condamnation à mort à la Restauration. Louis aurait bien voulu en savoir plus sur ce Gilly…

Louis devint adulte sans oublier les rêves qu’il avait écha-faudés dans le café de la tante Marie. Les longues discussions des clients autour du billard lui avaient laissé une soif inextinguible d’aventures, de grandes épopées, de découvertes. Le travail des champs avec son père et ses frères Jean et Antoine lui pesait de plus en plus. Un labeur épuisant pour une vie de misère. Sa belle-mère, acariâtre et radine, rendait la vie en famille insupportable par une guerre d’usure sournoise et incessante.

Quand Louis atteignit sa vingtième année, il en vint à espé-rer tiespé-rer un mauvais numéro au recrutement militaire pour partir loin du village. En même temps, il redoutait de se retrouver sous les ordres d’un officier arrogant et soumis à des corvées stupides dans une caserne locale. Le temps n’était plus à la guerre et à l’aventure. Quand la commission de recrutement lui annonça qu’il était dis-pensé de service, il fut soulagé autant que désœuvré. Allait-il de-voir passer sa vie à Beauvoisin et labourer le champ des autres comme son père jusqu’à l’épuisement final ? Allait-il épouser une gentille fille qui deviendrait une matrone insupportable comme ses belles-sœurs ? Allait-il se satisfaire longtemps des joutes verbales avec les clients velléitaires de la tante Marie ?

Le seul qui continuait à l’amuser autour du billard de Marie était un ouvrier charron qui était arrivé un jour au village et s’y était établi. Joseph cultivait le mystère et personne ne savait d’où il venait et s’il avait de la famille. Mais un acte de libération en règle de l’armée d’Italie et une grande compétence professionnelle avaient suffi à son installation. Avec des précautions de conspira-teur, il avait confié à Louis son appartenance à la Charbonnerie. On disait que le marquis de La Fayette dirigeait cette confrérie secrète sans que personne ne puisse présenter la moindre preuve. La Socié-té était terriblement cloisonnée et chaque charbonnier ne connais-sait généralement que celui qui l’avait recruté. Ce fonctionnement

avait fait l’objet de vives discussions au café de Beauvoisin lors de l’assassinat du duc de Berry.

- Voilà bien les seigneurs qui poussent à la révolte leurs serviteurs. En cas de succès, ils paraissent et s’attribuent les mérites de l’insurrection. En cas d’échec, ils érigent à grand bruit des tom-beaux !

- Le marquis de La Fayette a prouvé sa vaillance aux Amériques, il n’a jamais désavoué ceux qui l’ont suivi…

- Balivernes que tout cela. Dans toutes les insurrections, ce sont les petits qui sont condamnés, jamais les grands. En février, quand le duc de Berry a été assassiné, c’est un ouvrier sellier qui a été con-damné, pas un prince…

- C’est bien le sellier qui a tenu le couteau du meurtre.

- Oui, mais tu ne me feras pas croire que c’est ce roquet pouilleux qui a décidé ça tout seul. D’abord, comment aurait-il fait pour re-connaître le duc dans la foule ?...

- En tout cas, il a été le seul à être guillotiné au début de juin. Peut-être qu’il a réussi à tenir sa langue, peut-Peut-être qu’il a bien décidé tout seul de poignarder le duc…

Louis songeait au pouvoir que la crédulité des gens confère à celui qui sait leur parler. Quel intérêt pouvait avoir, en effet, un petit ouvrier sellier dans cette affaire ? Comment a-t-il trouvé le duc ? Comment l’a-t-il reconnu au milieu de tous les personnages importants qui attendaient la fin de l’entracte à l’opéra ? Tout en plaignant le pauvre bougre qui avait dû être sacrément malmené avant d’être raccourci, il ne pouvait s’empêcher d’admirer le com-manditaire qui avait su obtenir un tel sacrifice. Dans son esprit germaient des romans plus fous les uns que les autres et dans les-quels il menait par le bout du nez une foule d’admirateurs prêts à tout pour le servir. Dans ses rêveries, il ne les entraînait pas dans d’obscurs complots, encore moins dans des actions violentes. Il se voyait assez bien dans une sorte de cour de justice où l’argent des riches arrivait par malles entières et qu’il redistribuait aux plus pauvres. L’idée d’un Mandrin sans voleries ni pistolets lui plaisait

bien. Louis se contenterait d’amener, par la ruse, les riches à ouvrir leur bourse.

Ragaillardi par cette nouvelle idée, il décida de partir se promener à Nîmes. La marche lui avait toujours permis de clarifier ses pensées.