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Les premières arrestations

Quelques jours après cette décision, une bonne nouvelle ar-riva de Saint-André-de-Valborgne. Le juge de paix du canton en-voya le rapport d’interrogatoire auquel il avait procédé sur la per-sonne de David Desmons, un cultivateur de Durfort qui avait été arrêté par le maire et conduit à Saint-André. L’homme avait recon-nu avoir suivi la bande pendant quelque temps au col de l’Asclié en compagnie de quatre voisins de son quartier dont il avait donné les noms. Il persistait à dire qu’il croyait aller à une partie de chasse mais son histoire n’était pas claire. Il possédait un fusil de chasse à un coup, de fabrication espagnole d’une qualité bien supérieure à ce qu’il pouvait prétendre compte tenu de ses revenus. Le juge était persuadé de tenir l’un des conspirateurs. Le préfet envoya aussitôt un courrier à cheval jusqu’à Durfort pour que les gendarmes procè-dent à l’arrestation de tous les complices cités par Desmons.

Dans la bande de Moustache, la nouvelle de l’arrestation de David était arrivée par Jenny qui faisait des allers-retours de plus en plus fréquents entre la maison de son père, à Saint-Félix, et les repaires de la bande. Elle apportait des provisions, du linge propre pour Louis et surtout les nouvelles du canton. Comment cet imbé-cile de Desmons s’était-il laissé prendre aussi faimbé-cilement ? Il était logé chez Marc-Antoine Rousset et prenait le frais tranquillement devant la porte, en pleine rue des Plantiers. Il a bien fallu qu’il soit reconnu et dénoncé par un délateur quelconque pour que le maire, le garde champêtre et trois volontaires viennent l’attraper ainsi. Il paraît que David ne s’est pas défendu et s’est laissé conduire chez

le juge de paix de Saint-André, persuadé qu’il serait relâché sur le champ. Quand le juge lui a dit qu’il avait été vu plusieurs fois avec la bande séditieuse, il a ressorti l’habituel argument de l’enlèvement. Il s’est présenté comme une victime, obligée de suivre des inconnus sous la menace de gens armés.

Malheureusement, ce juge avait entre les mains le beau fusil espagnol de David. Il n’arrivait pas à comprendre comment ses ravisseurs lui avaient laissé cette arme dont il aurait pu se servir pour se défendre.

- Ces gens nous avaient invités à une partie de chasse. Ils n’allaient pas nous désarmer, Monsieur le juge !

- Mais quand vous avez voulu les quitter et qu’ils vous l’ont interdit, ils vous ont quand même laissé vos armes ?

- Nous étions cinq contre plus de vingt. Que vouliez vous que nous fassions ?

- Avez-vous entendu dire quelque chose sur les projets de cette bande ?

- Non, pas de suite. Ce n’est que le deuxième jour, quand nous avons demandé à rentrer chez nous, que le chef nous a dit qu’il y avait mieux à faire, que nous marchions pour la Liberté, que bientôt nous n’aurions plus à nous soucier pour nos familles.

- Vous avez dit que vous étiez avec les nommés Cadière, Allut, Barbusse et votre cousin Desmons. Comment il se fait qu’aucun de vous n’ait reconnu les hommes de la bande qui sont tous du pays ? - Ils ne sont pas tous du pays et de plus, en dehors de Durfort, nous ne connaissons personne.

- Comment savez-vous qui est du pays et qui ne l’est pas ?

- A leur accent. L’un avait un accent espagnol, un autre italien. Le monsieur qui les dirige parle comme un bourgeois du Nord mais il comprend aussi le patois. Quand il nous a dit qu’il en voulait beau-coup au traitre Chabbal, il a utilisé des mots du pays. Les autres l’appelaient Monsieur, parfois Delon, parfois Moustache.

- Vous ne connaissez personne en dehors de Durfort et vous avez été arrêté chez un habitant de Saint-Marcel. Comment voulez vous que je vous croie ?

- Monsieur Rousset, c’est pas pareil. Je l’ai rencontré à la foire de Saint-Jean et je suis venu chez lui pour affaire. Il devait me vendre des semences.

- Comment vous êtes vous échappés de la bande ?

- Au bout d’un moment, leur vigilance s’est relâchée. Une nuit, on est parti quand tout le monde dormait. On s’est jeté dans les bois et on a couru jusque chez nous.

- Il paraît bien étonnant qu’une bande armée prenne le risque d’enlever cinq hommes et les laissent dormir sans surveillance. S’ils étaient plus de vingt, ne pouvaient-ils pas organiser un tour de garde pour vous empêcher de fuir ?

- Nous avons eu bien trop peur de ces gens pour réfléchir à cela, Monsieur. Vous m’interrogez comme si j’étais coupable d’un crime alors que je ne suis qu’une victime.

- Justement, si vous étiez victime, vous auriez dû porter plainte, déposer votre témoignage auprès de votre maire, des gendarmes, ou du juge de paix de Lasalle. Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ? - Nous avions peur des représailles. Le chef nous a prévenus que si nous racontions quoi que ce soit aux gendarmes, il brûlerait nos maisons puis nous ferait écarteler par quatre chevaux…

- Votre peur vous a fait commettre un délit de non dénonciation et a fait de vous des complices. Vous serez donc entendu par un juge d’instruction au Vigan. Nous verrons bien ce qu’en disent vos compagnons et si vos versions coïncident…

Dès le lendemain, la gendarmerie fut chargée d’arrêter les quatre témoins cités par Desmond. Sur les ordres du sous-préfet, la brigade de Lasalle prit soin de ne pas prévenir le maire de cette opération, soupçonné d’être franc-maçon et secrètement solidaire des brigands. Ils se présentèrent donc dans une auberge de Durfort et y firent appeler le maire. Cette façon de procéder mit ce dernier très en colère, lequel traîna les pieds pour se rendre à l’auberge. Sa mauvaise humeur était tellement perceptible que le brigadier fut de suite persuadé du bien fondé des préventions du sous-préfet envers ce magistrat. Partie sur des bases aussi malsaines, la rencontre des deux hommes vira aussitôt à la confrontation. Le lendemain, le maire écrivit au préfet :

« Je vous fais part d’une scène très sérieuse qui eut lieu hier soir entre le brigadier de la gendarmerie et moi. J’ai à me plaindre de ce brigadier pour l’air impérieux qu’il prend. Il m’a fait appeler chez moi sans m’indiquer de quoi il s’agissait et où je devais aller. Je fus conduit à une auberge où la troupe était réunie et toujours sur le même ton, il m’intima l’ordre de les conduire à quatre mai-sons pour arrêter quatre individus dont il me dirait le nom après que j’eus accepté de les y conduire. Indigné de cette conduite, je répondis en conséquence au brigadier qui se livra alors à des me-naces et à des injures contre moi, incitant même le caporal suisse à me traiter insolemment. J’ai enfin offert de procurer un guide très sûr. Il a refusé net en disant que pendant que je ferai chercher le guide, je ferai aussi avertir les inculpés. J’ai donc dû envoyer chercher mon adjoint qui me servirait de guide. On m’a ensuite ramené chez moi, escorté de deux gendarmes comme un voleur. Je crois, Monsieur, que ce brigadier cherche à me compromettre. Je ne soutiens pas la canaille et mes sentiments sont connus. Je désire le bien public et par dessus tout le maintien de notre gouvernement et le règne de l’auguste famille des Bourbons… »

La version du brigadier fut tout autre, bien évidemment : Il avait trouvé fort étonnant que le maire ne sache pas où habitaient les prévenus et qu’il lui faille un guide pour s’y rendre. Sur le trajet, il criait si fort et faisait tant de commentaires sur cette opération, prenant soin de citer bien haut le nom des quatre individus recher-chés qu’ils auront été forcément prévenus. Les perquisitions ont donc été infructueuses alors que tout laisse à penser que ces indivi-dus étaient à Durfort le soir même. Si le maire avait voulu mettre des bâtons dans les roues de la justice, il ne s’y serait pas pris au-trement !

Nos quatre compères furent avertis de l’arrivée des gen-darmes avant même que le maire ne soit contraint de les conduire chez eux. Lorsque les militaires fouillèrent les maisons, les préve-nus étaient sur le chemin de Saint-Martin-de-Sossenac, à l’abri des bois de Montloubier. Ils avaient eu le temps de donner des con-signes à leurs proches pour qu’ils transmettent aux gendarmes de

faux renseignements sur les motifs de leur absence. Cadière était sensé être parti en forêt chercher du bois, Missarel était allé voir un propriétaire de Monoblet pour du travail, Barbusse avait à faire sur une terre un peu éloignée, Allut était parti livrer des bonnets de coton…

Mais tout ceci ne pouvait marcher qu’un temps. Les gen-darmes reviendraient. Ils ne pourraient pas donner très longtemps de semblables excuses. Tout en cheminant, ils cherchaient dans leur tête comment sortir de cette impasse. Moustache avait beau jeu de narguer les gendarmes, lui qui n’avait aucun gîte fixe, aucun travail, pas même de femme ou d’enfant. Cette fois ci, le maire avait été bien sympathique de retarder leur arrestation mais il ne pourrait les soutenir ouvertement très longtemps. L’idée qui ger-mait peu à peu dans leur esprit les taraudait sans qu’ils n’osent l’exprimer à haute voix. Ce fut Pierre Cadière, le plus âgé des quatre qui se jeta à l’eau.

- Si nous nous constituons prisonniers, nous pourrons faire comme Desmond, dire que nous avons été forcés de suivre Moustache. On ne peut nous reprocher d’avoir eu trop peur de lui pour le dénoncer. - Oui, mais si on se rend, il faudra tous avoir la même histoire à raconter. Si chacun donne sa version, ils auront vite fait de nous coincer.

Guillaume Allut, en faisant cette remarque, donnait raison à Cadière. Missarel et Barbusse restaient sceptiques. La justice est particulièrement aveugle avec les humbles. Le seul fait d’avoir été vus avec la bande faisait d’eux de parfaits coupables.

- Moi, je crois que le juge nous gardera en prison tant que Mous-tache n’aura pas été arrêté, dit Barbusse. Ils sont trop furieux d’être baladés depuis des mois pour ne pas se venger sur nous. S’ils n’ont pas de motifs sérieux pour nous enfermer, ils les inventeront. Vous parlez comme s’il n’y avait pas d’innocents en prison !

Avec son bon sens de paysan, Louis Barbusse ne faisait aucune confiance aux gendarmes. Il leur fallait à tout prix des cou-pables, et se rendre revenait à les leur fournir à domicile. Que dirait

Suzanne, sa fiancée, s’il devait lui annoncer quelques années de prison ? Etienne Missarel, était marié à Françoise Vesson depuis moins d’un an et se voyait mal interrompre une aussi agréable union. Pourtant, il se rendait compte qu’il serait entraîné tout aussi rapidement à fuir éternellement, comme Louis Roque.

- Si je me dénonce, je suis sûr d’en prendre pour plusieurs années. Adieu ma Françoise. Si je ne me dénonce pas, les gendarmes vont camper devant ma porte… Bien sûr, Françoise pourra me ravitailler et me consoler dans la montagne comme fait la Jenny Roux avec Louis, mais l’acceptera-t-elle ?

- Ce n’est pas moi qui vous dirais quoi faire, coupa Cadière. C’est à chacun de prendre sa décision. C’est sûr que nous avons tous des choses à perdre dans cette affaire si nous ne sommes pas libérés de suite. Et aucun de nous n’est prêt à quitter son travail, sa famille, son petit coin de feu pour vivre comme une bête traquée. Rentrons chez nous avant qu’il fasse jour et à l’aube chacun fera ce qu’il juge bon pour lui.

- Ce qu’il y a de sûr, c’est que nous ne devrons pas nous rendre ensemble. Il ne faut pas leur donner l’idée d’être une bande organi-sée. Moi, dit Barbusse, si je me rends, j’irai voir le maire. Lui saura m’aider si les choses tournent mal.

- Moi, j’irai voir les gendarmes de Saint-Jean. Je connais le gen-darme Malige, c’est un homme bon et droit. Il veut arrêter Mous-tache mais ne me fera pas de misères, dit Guillaume.

- Alors j’irai voir ceux de Lasalle. Je leur dirai que j’ai grandement regretté de ne pas avoir été chez moi lors de leur visite.

- Si je comprends bien, vous ne me laissez que le juge de paix pour me rendre. L’homme n’est pas commode. Il a condamné Louis Rouquette à un an ferme pour s’être moqué du roi dans son tribu-nal. Ce sacré Rouquette lui a dit en regardant le portrait du roi,

« vous avez là un foutu tableau !... » Le juge pensait que Louis ne

savait pas qui était représenté sur le tableau mais Louis a persisté :

« Je sais très bien qui c’est, c’est le Roi, mais je ne l’aime pas, il a trahi la patrie ! Vous dites qu’il a amené la paix, mais moi, pen-dant la guerre, je n’avais pas de souci pour vendre ma laine. La paix n’est pas un grand bonheur pour tout le monde… »

En racontant cette histoire, Missarel détendit un peu l’atmosphère et les quatre amis reprirent la route de Durfort, sans plus parler, savourant la douceur de cette nuit d’août et se deman-dant s’ils pourraient encore en jouir avant longtemps.

Dans les jours qui suivirent, les quatre hommes se livrèrent comme ils l’avaient dit et furent transférés au Vigan pour être en-tendus par le juge d’instruction. Dans la prison de la ville où ils furent internés, ils apprirent que de multiples autres arrestations avaient eu lieu un peu partout. C’était généralement des gens qu’ils ne connaissaient même pas et qui n’avaient jamais fait partie de leur bande. Mais tous les prétextes étaient bons. L’un avait eu la mauvaise idée d’oublier son passeport, l’autre s’était gravement enivré et s’était laissé aller à des voies de fait sur la route. Beau-coup étaient déserteurs, réfractaires ou simplement retardataires.

Le procureur du Vigan s’étant aperçu que la famille Villaret de Saint-Félix était souvent citée comme ayant eu des rapports fré-quents avec la bande, tous ses membres furent interrogés, certains arrêtés. Même le brave tailleur d’habits d’Anduze, qui n’avait pour-tant rien d’un brigand potentiel, fut transféré à la prison de Nîmes. Le maire de la commune s’étant étonné de ces mesures expéditives, on lui fit savoir que les inculpés étaient d’autant plus prolixes qu’ils étaient innocents. Dans l’angoisse d’une incarcération qu’ils n’avaient pas méritée, ils collaboraient plus facilement que les cou-pables. En effet, le compte rendu d’interrogatoire de Louis Villaret prit beaucoup de temps et remplit de nombreux feuillets :

« …Je vais vous raconter toutes les relations que j’ai eues avec

l’homme que vous cherchez. Dans la saison dernière des vers à soie et alors qu’on leur donnait la bruyère, j’allai porter à Antoine Villaret gendre, qui est aussi mon neveu, une veste et un pantalon de bourrette tirant sur le violet uni que j’avais fait coudre en ma qualité de tailleur d’habits. J’entrai à la Maison Neuve, chez les Villaret, vers 4 heures de l’après-midi et j’étais à peine entré que je vis aussi entrer un petit homme portant des moustaches bien noires et des bottes. Je demandais à ma cousine de me rafraîchir parce que j’avais chaud à cause de la saison et de la route que je venais

de faire depuis Anduze. Ma cousine me donna à boire et cet homme avec qui j’entrai en conversation but aussi avec moi. Mon cousin Claude entra sur ces entre-faits. Le gendre parut aussi, mais ils faisaient leurs affaires et nous autres, nous buvions en conversant. L’étranger me demanda si j’avais servi. Je lui ai dit que oui et je lui ai parlé de mes campagnes. Je lui ai raconté une action que j’avais faite à Oneille dans le Piémont où je pris deux pièces de canon à moi tout seul et ensuite encore un drapeau et dix huit hommes armés. L’étranger me demanda pourquoi je n’avais pas obtenu de décoration. J’ai répondu que c’était parce que je ne sa-vais ni lire ni écrire et que d’ailleurs, par un coup de tête de jeu-nesse, j’avais déserté. Il me demanda si je me sentais encore du courage. Je lui répondis que j’étais Français, que le courage ne me manquait point. Il me demanda ensuite si j’aurais le courage de tirer sur un suisse. Je lui répondis que j’étais incapable de faire du mal à qui que ce soit, mais que dans la bataille, je tirerais plutôt sur le chef que sur le soldat. Il me dit alors que j’étais un lâche d’avoir quitté nos drapeaux. Cela m’a mis en colère, venant de quelqu’un qui ne me connaissait pas et je lui ai dit que je lui ferais voir quand il voudrait si j’étais un lâche. Je lui ai demandé qui il était, si lui aussi avait servi. Mais au lieu de me répondre, il a pris la porte. Je l’ai suivi et lui ai dit que j’allais lui prouver les armes à la main qui j’étais, qu’il pourrait choisir l’arme qu’il voudrait et qu’il devait me dire son nom. Il me demanda alors s’il pouvait sa-tisfaire un petit besoin avant cela. Comme il ne revenait pas et que je m’impatientais, j’ai demandé aux autres ce qu’il était devenu. Mais personne n’a pu me dire où il était. Il avait laissé son fusil dans l’entrée, alors je l’ai pris et ne le lui ai fait rendre que huit jours après, par mon neveu. La seule chose que l’on m’a dit de cet homme c’est qu’il était dans le pays pour chasser… »

Le tailleur Villaret donna encore bien d’autres détails sur le physique de l’homme, ses deux doigts collés, sa démarche souple et balancée, sa moustache très fournie… Mais le juge ne put rien con-clure sur une quelconque complicité des membres de la famille ou des clients habituels de l’auberge Villaret.

A Saint-Marcel aussi, on procéda à des arrestations sur des hommes apparemment innocents mais susceptibles d’avoir rencon-tré Louis Roque. Ce fut le cas d’Henri Bastide, un faiseur de sabots de 37 ans dont le principal crime était d’habiter au hameau de Mon-teils :

« …Je reconnais avoir connu le Monsieur étranger qui était logé

chez Arnal l’été dernier. Je le vis pour la première fois sur la route de Faveyrolles où j’allais pour affaires. Ce monsieur était avec plusieurs autres personnes qui tiraient des coups de feu en l’air en s’amusant. Il y avait Arnal mais aussi Alfred Cavalier et, je crois