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Jean-Louis Méjanelle, Pierre Cadière et les autres…

Louis Roque venait de traverser le hameau des Mouzignels et attaquait la montée vers le mont Brion. Cinq hommes le suivaient en silence, surveillant les abords du petit sentier et les bois envi-ronnants. En passant à Sainte-Croix-de-Caderle, un cousin de Jean-Louis Méjanelle qui servait au mas Hubert, les avait prévenus que des gendarmes étaient passés le matin même et posaient des ques-tions à tous les propriétaires. Ils étaient cantonnés à Lasalle et re-joignaient Saint-Jean-du-Gard à cheval.

Louis préféra s’écarter des routes fréquentées et passer la nuit dans un lieu isolé. De plus en plus souvent, il était averti de la poursuite des gendarmes. Le sentier qu’il empruntait était couvert de branches basses laissant le passage d’un homme mais pas d’un cavalier. En outre, le sommet du mont Brion dominait toute la ré-gion et faisait un excellent observatoire. Un abri de berger avait été construit tout près de la source du Boisseron qui donnait une eau si pure.

En fin d’après midi, la petite troupe de Louis arriva au som-met, à plus de 800 mètres d’altitude. Pourtant habitués à contem-pler la nature, les six hommes s’arrêtèrent, le souffle coupé par le panorama. A l’Est on distinguait le Ventoux, au Nord toute la

chaîne du Mont Lozère, à l’Ouest celle du Mont Aigoual. Et au Sud s’étendaient les plaines jusqu’à la mer.

- C’est par là que je suis né dit Louis à ses compagnons en pointant son bras vers le Sud. Hé ! Monsieur le maire, je suis là, vous pou-vez venir me chercher ou me dénoncer aux gendarmes !...

Ses compagnons éclatèrent de rire en voyant Louis gesticu-ler au sommet de sa montagne et narguer le maire de son village. - Nous diras-tu enfin pourquoi tu as quitté Beauvoisin, demanda Pierre Cadière, le dernier venu de la bande.

- C’est une trop longue histoire, Pierre. Si je te la raconte, nous y serons encore dans trois jours. J’ai mon histoire, tu as la tienne….

Ce cultivateur de Durfort avait quitté sa ferme pour suivre Louis depuis plusieurs jours. A cinquante deux ans, il n’avait plus rien qui le retenait, ses enfants étant tous placés dans les fermes voisines. Sa femme avait été prise d’une crise de dévotion reli-gieuse et refusait même qu’une main de son époux la frôle. Hors de son travail de jardinage et l’entretien de la maison, tout le reste venait du diable !

Pierre sentait bien que la vie pouvait encore lui réserver des surprises et quand il avait rencontré Louis, il avait été séduit et in-trigué par ce vagabond déguisé en bourgeois. Il avait quitté sa ma-sure en disant à sa femme qu’il accompagnait la bande un bout de chemin et n’avait plus eu le cœur de s’arrêter, de faire demi-tour. Voilà une semaine qu’il marchait avec lui et il semblait avoir ra-jeuni de dix ans. Sa vie n’avait été qu’une succession de travaux monotones. La nature l’avait doté d’un physique banal : Cheveux châtains, nez ordinaire, menton normal, visage ovale, taille 1,55 mètre, disait son passeport intérieur. Cette description correspon-dait à la moitié du département. Il n’avait pas connu de drame, pas de deuils qui ne soient dans l’ordre des choses, pas d’aventure digne d’animer une soirée autour d’un feu de bois. Depuis une semaine, il avait plus vécu que les cinquante années précédentes.

La petite troupe prépara le bivouac de la nuit. La bergerie était dotée d’une bonne cheminée et dès que le feu crépita dans l’âtre, une douce chaleur envahit l’unique pièce. Seul le vent venait troubler le calme du lieu. La bise transportant quelques flocons de neige venus du Lozère s’insinuait en sifflant entre les grosses pierres de granit des murs. En plein mois de janvier et à cette alti-tude, personne ne viendrait les déranger. Il n’était même pas besoin de monter la garde. Avec la nuit qui envahissait rapidement la mon-tagne, personne ne verrait le peu de fumée qui s’échappait des bûches de chêne bien sèches.

Les hommes enfilèrent des pommes de terre et du lard sur dans des branchettes de châtaignier et les firent rôtir à la flamme. De belles tranches de pain et du fromage de chèvre complèteraient le copieux repas. Pierre Cadière s’était assis à côté de Jean-Louis Méjanelle qu’il trouvait plus simple et plus direct que le mystérieux Moustache. Depuis trois jours, il avait entendu tellement de ver-sions différentes sur les exploits de Moustache, tellement d’allusions à des aventures rocambolesques, qu’il brûlait de curio-sité. Jean-Louis lui en dirait peut-être plus à la faveur du feu de bois.

Jean-Louis était âgé de vingt ans tout au plus. Ses cheveux châtains toujours en bataille couvraient son front bas et bombé. Une drôle de cicatrice au dessus du sourcil droit lui donnait perpé-tuellement l’air étonné ou interrogateur. Ses petits yeux gris très clairs étaient toujours en mouvement comme s’il craignait de perdre une miette du spectacle. C’était l’un des plus anciens de la bande et il vouait à son chef une vénération et une confiance qua-siment filiale.

-Tes parents savent que tu es ici, lui demanda Pierre ?

- Ma mère seulement. Mon père est mort quand j’avais treize ans. -Il était malade ?

- Oh non, il n’a jamais eu la moindre maladie. Il était fort comme un bœuf. Il est mort de vieillesse à l’âge de quatre vingt douze ans ! - Que racontes-tu petit, il aurait eu soixante dix ans à ta naissance !

- C’est bien ce que je dis. Le vieux était veuf quand il a épousé ma mère et il lui a fait encore trois enfants après moi. Il était vert le père François. Il avait soixante dix neuf ans quand ma sœur Anne est née.

- Eh bien, il y en a beaucoup comme ça dans ta famille ?

- Quand mon père s’est marié, il s’est installé à la Valmy chez ma mère avec ses deux frères. L’oncle Jean est mort à quatre vingt six ans et l’oncle Louis à quatre vingt deux ans. Les trois vieux à la maison, ce n’était pas drôle tous les jours. Ils voyaient tout, con-trôlaient tout, interdisaient tout. Le jour où Moustache a débarqué à la maison, mes deux oncles m’étaient tombés dessus parce que j’avais laissé échapper une chèvre. L’un me traitait d’incapable, de tête en l’air, l’autre de fainéant, de ravi.

Louis est intervenu en disant que faire boire un âne qui n’a pas soif et demander à une chèvre de suivre le chemin, c’est aussi vain que de vouloir remplir la tête d’un gamin avec la sagesse des vieux... C’était très malin parce qu’il donnait raison aux vieux tout en les critiquant. Cette nuit-là, j’ai rêvé que Louis m’emportait avec lui, me libérait de cette maison de la Valmy, des corvées, des critiques et du mépris. Quand Louis est revenu l’an dernier en disant qu’il recrutait une troupe, j’ai pris mon sac et je l’ai suivi. Depuis, il est le père dont je rêvais.

Louis s’était couché, face au mur et semblait dormir pen-dant cette discussion. Mais, l’évocation de Jean-Louis le ramenait à sa propre enfance, à son père, un laboureur de Beauvoisin, et à sa propre fuite du logis paternel. C’était il y a un siècle, dans un autre monde, une autre vie…

6. Beauvoisin.

Louis Roque n’avait jamais été un gamin comme tous les autres dans le village de Beauvoisin. Il était né avec une curieuse malformation. Le médium et l’annulaire de chaque main étaient collés l’un à l’autre, de la base à l’ongle pour la main gauche et sur deux phalanges à la main droite. Cette adhérence des doigts ne gê-nait pas le petit Louis sinon qu’elle le signalait aux yeux de tous comme quelqu’un de différent, de bizarre. La sage-femme qui avait accouché Jeanne Amphoux, sa mère, avait dit que ce n’était pas bon signe, que cette marque du diable ne présageait que des ennuis. Jeanne se moquait des propos de cette vieille sorcière. Elle avait mis au monde onze enfants, sept filles et quatre garçons. Elle sa-vait qu’ils étaient tous différents et que le diable n’asa-vait rien à voir avec son petit dernier.

Mais diablerie ou pas, cette bizarrerie de la nature suscitait forcément des réactions. Les enfants sont cruels entre eux et toute différence est un bon sujet de quolibets. Quant aux adultes, il leur faut toujours une explication à tout. Cette malformation vient de la mère qui est fragile de santé disaient certains. Louis était né à neuf heures du matin le 26 thermidor de l’an VI. Un lundi, en plein mois d’août, voilà qui n’arrange pas le travail. Ça donnera un fainéant qui n’aura pas besoin de ses dix doigts, disaient les autres. Pour le pasteur, la cause en était le manque de religion d’Antoine Roque, le père.

Antoine était protestant comme la plupart des gens de Beauvoisin mais n’était pas spécialement attiré par la religion. Pour lui c’était quelque chose qu’il fallait respecter, mais avec modéra-tion. La religion rend triste, disait-il. Il est vrai que les protestants de Beauvoisin n’étaient pas des rigolos. Ils ne pensaient qu’au tra-vail et sortaient leur bible à la moindre incartade. Antoine au con-traire aimait rire, surtout avec les femmes. On le surnommait le

Faro, sobriquet patois qui désigne le coquet, celui qui fait l’élégant,

l’impertinent qui ose plaire aux femmes. Il n’était pas coureur de jupons pour autant et aima beaucoup sa Jeannette. Il acceptait sim-plement que les voisines l’apprécient, le trouvent beau, rient de ses plaisanteries.

Quand Jeanne Amphoux succomba à une grossesse de trop, Antoine avait cinquante huit ans. Un an plus tard, il s’était remarié avec Madeleine Bruguier, également veuve, de dix ans son aînée. Du haut de ses huit ans, Louis se demanda ce que faisait son père. Il y avait plein de jeunettes qui tournaient autour du bel Antoine et voilà qu’il prenait une vieille, acariâtre et sévère. L’ambiance de la maison changea rapidement. Il n’était plus question d’aller voir la tante Marie qui tenait cabaret dans le village et possédait un magni-fique billard. Le père devint lui-même sombre et intolérant. Finies les parties de billard ou de cartes chez Marie. Même le grand frère, Jean, pourtant marié depuis deux ans et déjà veuf, était critiqué quand il allait noyer sa solitude au cabaret.

La salle de billard de la tante Marie n’était pourtant pas un lieu de perdition. Si les gendarmes venaient régulièrement dresser un procès verbal pour dépassement de l’heure légale de fermeture, c’était parce que les gens s’y sentaient bien et usaient de tous les stratagèmes possibles pour prolonger les soirées. Si le juge de paix du canton recevait quelquefois des plaintes pour tapage nocturne, c’était que les clients se laissaient aller un peu à des discussions ou des parties de cartes qui les sortaient de leur terne quotidien. Il y avait très rarement de conflits graves et presque jamais d’excès de boisson.

Ce qui dérangeait les sycophantes du quartier, c’était surtout la liberté d’esprit de la tante Marie. Elle savait écouter sans jamais juger. Que les clients soient catholiques ou protestants, royalistes, bonapartistes ou carbonaristes, prudes ou libertins, ils étaient con-sidérés comme dignes d’intérêt. Dans le pire du mal, il y a toujours un peu de bien. Du plus bête, peut jaillir l’idée lumineuse, disait-elle toujours.

Louis adorait cette femme qui l’accueillait toujours avec simplicité et naturel. A l’âge de douze ans, il était déjà un habitué des lieux. Dès que sa marâtre relâchait la surveillance, il rejoignait le cabaret. Marie avait remarqué son intelligence et sa soif de con-naissance. Quand Louis ne comprenait pas certaines discussions des adultes, elle expliquait, avec beaucoup de patience et de sérieux. A l’époque, il était rare qu’une grande personne parle d’égal à égal avec un enfant. C’est sur une petite table près du billard que Louis apprit à lire et à écrire. Marie avait discrètement suggéré à son frère Jean, celui que l’on surnommait le Rata, qu’il aurait avec Louis un élève attentif et assidu.

Il y avait bien une école au village de Beauvoisin mais le maître d’école était payé par les parents et les revenus du Faro ne permettaient pas une telle dépense. Il avait encore du monde à nourrir à la maison et à soixante deux ans, il ne labourait plus aussi vite, ne maniait plus la faux aussi bien. La place du petit dernier Louis n’était pas à l’école mais dans les champs. Lui-même avait onze ans quand sa mère était morte et on l’avait de suite placé chez un maître qui exigeait beaucoup de ses ouvriers, jeunes ou vieux.

Antoine savait bien que son fils passait beaucoup de temps chez la Marie, qu’il y apprenait à lire et qu’il s’immisçait de plus en plus dans les conversations des clients. Non seulement le garne-ment écoutait les confidences ou les plaisanteries des hommes sur leur vie conjugale, mais il se permettait d’avoir des avis sur la poli-tique. Antoine était partagé entre l’admiration pour l’esprit éveillé de son fils, la crainte qu’il s’attire des ennuis avec des idées sub-versives et les reproches de plus en plus vifs de sa femme.

La situation devint intolérable au moment du retour de l’Empereur. A la fin du mois d’avril 1815, Antoine, le frère aîné de Louis, revint de Pont-Saint-Esprit où il était militaire. Le village entier vint écouter le récit des évènements, les uns remplis d’espoir dans l’aventure napoléonienne, les autres inquiets de l’instabilité politique du moment, certains convaincus de la victoire finale du roi, quelques uns renvoyant dos à dos royalistes et bonapartistes en prédisant le retour de la République.

Louis ne quittait plus son frère promu gazetier, lequel ne décollait plus du cabaret de Marie tant il était pressé de questions sur l’arrestation du duc d’Angoulême, les chances de Bonaparte, les risques d’une nouvelle Saint-Barthélemy.