• Aucun résultat trouvé

Branle-bas dans les autorités…

Le 14 avril, le préfet du Gard reçut une missive inquiétante du ministre de l’Intérieur. L’affaire Chabbal était arrivée aux oreilles du ministre par plusieurs voies différentes et il semblait n’y rien comprendre. « Ce chef de bande dont le nom est encore ignoré,

d’abord appelé Delon, Berton puis Roque, aurait tiré deux coups de feu sur le général Chabbal et l’aurait étendu à terre. Si les faits sont avérés, j’aurai lieu d’être surpris de n’avoir appris un pareil évènement que par voie détournée. Il résulterait de mes enquêtes que l’individu recherché sans succès depuis l’an dernier était bien le fugitif Delon et non, comme il semble résulter de vos informa-tions, le nommé Louis Roque… »

Le préfet qui n’avait envoyé que des notes succinctes sur l’état d’esprit des citoyens de son département avait bien cité des bruits circulant sur une bande armée, mais comme une particularité locale plutôt récurrente et folklorique. Dans sa hantise d’être dé-considéré par son administration de tutelle, il avait largement édul-coré ses rapports mensuels et banalisé les avertissements du sous-préfet du Vigan, du commissaire principal et du commandant de la gendarmerie. Il avait noyé la mention du contumace Louis Roque dans une liste de déserteurs, bagnards en fuite, et autres évadés des prisons locales. Tous ses efforts pour faire apparaître son départe-ment comme un territoire calme et politiquedéparte-ment sain se voyaient

remis en cause par ce satané Chabbal. Il connaissait bien cet homme et savait qu’il ferait tout pour monter en épingle son aven-ture, pour se placer au centre d’une affaire d’Etat. Le général souf-frait beaucoup dans sa retraite cévenole, de n’être pas plus consi-déré qu’un propriétaire ordinaire. Il fallait donc couper l’herbe sous le pied de ce prétentieux et arrêter ce Roque ou Delon le plus vite possible, quels qu’en soient les moyens.

Le préfet écrivit aussitôt des missives aux sous-préfets du Vigan et d’Alès, les menaçant des pires foudres si cette histoire de bande armée et de tentative d’assassinat n’était pas réglée sur le champ. Quelques jours après, le sous-préfet d’Alès fit une grande démonstration de zèle et écrivit à son supérieur : « Je viens de

mettre quelques écus à la disposition de monsieur le maire d’Anduze pour tâcher de procurer l’arrestation de l’assassin du général Chabbal qui rôde quelquefois dans ces environs. J’en ferai autant vis-à-vis du brigadier de gendarmerie de Saint-Jean-du-Gard… » Le sous-préfet du Vigan réclama plus de moyens

mili-taires et des subsides pour payer des espions susceptibles de décou-vrir le repère de la bande. Quant aux gendarmes, ils se dépensèrent sans compter, usant leurs chevaux dans des courses incessantes à travers tout l’arrondissement. Le gendarme Malige, s’était fait un point d’honneur de débusquer le bandit en qui il croyait reconnaître un voleur de montres qu’il avait déjà arrêté en 1821. De toutes parts arrivaient des témoignages impossibles à vérifier tant ils con-cernaient des lieux improbables. On vit la bande en trois endroits différents, le même jour, à la même heure. On la dit composée de dix hommes, puis de trente, puis de cent. On affirmait que le chef avait l’accent espagnol et se nommait Mina, puis, qu’il parlait comme un paysan de la plaine. On prétendit qu’il tenait des dis-cours enflammés et faisait lecture à ses hommes des ouvrages du lyonnais Charles Fourrier et du chansonnier de Béranger, puis on indiquait qu’il était inculte et ne savait ni lire ni écrire…

Tout ce que le Département comptait de forces répressives se retrouva ainsi sur les dents et arrêta le moindre paysan en défaut de passeport, le moindre personnage louche trouvé loin de son

do-micile, tout interprète de quelque chanson séditieuse que ce soit. Le préfet n’en dormait plus et réalisait que cette affaire pourrait bien lui coûter sa carrière. Il se couvrait donc le plus possible en en-voyant des rapports quasi journaliers au ministre de l’Intérieur, au chef de la police, au cabinet de Villèle, et bien sûr, à tous ceux qui avaient une quelconque charge dans le Département et sur lesquels il pourrait faire retomber la responsabilité des échecs répétés.

Dès le début de mai 1823, les arrestations se multiplièrent à un point tel que les rouages de la machine judiciaire s’enrayèrent. L’ensemble de la population étant susceptible d’être complice ou témoin du complot qui se tramait, tous les prétextes étaient bons pour motiver une incarcération et tout détenu, cuisiné sur sa pré-tendue participation à la bande du fameux Moustache. Cette agita-tion était d’autant plus démonstrative qu’elle était d’une efficacité nulle. La bande continuait à être signalée aux quatre coins du dé-partement et même chez les voisins lozériens, héraultais, aveyron-nais. A Saint-Marcel, on arrêta un retardataire pour s’apercevoir qu’il ne s’était pas présenté à son affectation, s’étant blessé à la main avec l’amorce fulminante de son fusil. A Saint-Hippolyte, un pauvre fou fut interrogé deux jours, avant que l’on s’aperçoive qu’il était en plein délire et avouait n’importe quel meurtre, d’Henri IV ou du pape.

La parution de l’article de Chabbal dans le Journal des Dé-bats à la fin mai, donnait maintenant une dimension nationale à l’affaire. Rapidement relayée par les journaux locaux, l’information se répandit comme une trainée de poudre de village en village, se commentait dans toutes les auberges, foires et marchés. Les avis étaient partagés mais rarement en faveur des autorités. Les uns se gaussaient de voir courir les gendarmes avec autant d’acharnement et sans résultat, les autres se plaignaient des rigueurs policières qui rendaient le moindre déplacement dangereux et nuisaient au com-merce. Personne n’ayant eu vent d’une quelconque agression commise par la bande, hormis celle sur Chabbal qui n’était pas spé-cialement apprécié, la tendance était plutôt favorable aux bandits.

Le samedi 31 mai, le commandant Aubriot se déplaça de Nîmes au Vigan pour faire le point avec Brive, le maréchal des logis. Les deux hommes étaient bien décidés à mettre au point un système de surveillance infaillible mais avec le peu de moyens dont ils disposaient, l’affaire n’était pas simple. Ils comptaient beaucoup sur les espions et les délateurs qui vendraient leur mère pour quelques sous. Les propositions qui leur avaient été faites étaient nombreuses, surtout venant de délinquants espérant une remise de peine. Le problème était d’en faire le tri, de trouver l’informateur digne de foi. Brive était convaincu que de nombreux faux témoi-gnages lui avaient été rapportés par les membres même de la bande. Ces gens étaient donc bien capables de fournir un faux espion qui perdrait les gendarmes en courses vaines. Brive fit alors une propo-sition inhabituelle à son supérieur.

- Je vous conseille d’écouter le gendarme Malige que j’ai fait venir de Saint-Jean-du-Gard. C’est un homme du pays qui connait bien les montagnes et les habitants. Il a un point de vue tout à fait origi-nal et pourra vous l’exposer.

- Soit, faites-le entrer. Au point où nous en sommes, nous pouvons bien écouter un simple soldat.

François Malige entra dans le bureau de Brive, intimidé mais déterminé à faire admettre son opinion.

- Sauf votre respect, chef, vous n’arrêterez jamais Louis Roque. Je sais que c’est ainsi que se nomme votre homme. Je l’ai arrêté moi-même il y a deux ans et j’ai constaté que c’était un homme rusé, intelligent et doté d’un grand sang froid. Il fera comme le général Gilly qui s’est caché dans la région d’Anduze pendant trois ans et a réussi à s’enfuir en Italie avec un faux passeport sans aucun pro-blème. On n’aura pas plus ce Roque que Gilly. Le seul moyen est de surveiller ceux qui le paient, qui le nourrissent ou l’hébergent, de repérer où il se terre et de l’encercler pendant qu’il dort. Pour cela, il ne faut pas galoper sur toutes les routes ni arrêter tout ce qui bouge. Faisons croire que nous avons abandonné, donnons con-fiance aux bandits, et l’un ou l’autre se fera prendre.

Cette position était contraire à tout ce qui se faisait jusqu’à présent et comportait un autre risque que Malige ne pouvait pas imaginer, le risque politique. Comment faire mine d’arrêter toutes poursuites face à la pression du pouvoir central. En cas d’échec, ce serait à coup sûr la gendarmerie qui serait accusée de faiblesse, de laxisme, voire de complicité.

- Je vous remercie de votre franchise, soldat Malige, mais comment trouverons-nous le repaire de cette bande si nous restons discrets, selon vous.

- Je connais toutes les auberges et tous les mas qui sont capables de recevoir cette bande, Monsieur. On sait bien chez qui ils achètent leur vin, leur pain, leur viande. Pour nourrir tant d’hommes, il faut bien qu’ils s’approvisionnent. Demandons aux maires, aux juges de paix, aux curés, aux commerçants qui sont sûrs, de nous informer de tout achat inhabituel…

- Pourquoi ne pas tendre des pièges sur les principales routes de montagne où cette bande se déplace, intervint Brive ? En deman-dant le renfort de troupes suisses ou d’autres brigades, nous pour-rions leur couper toute retraite.

- Parce que chaque route est reliée à d’autres par des centaines de sentiers impraticables avec des chevaux. Il faudrait cent hommes par montagne pour avoir une chance de les coincer. Et encore, il faudrait que tous connaissent le pays pour qu’ils ne s’y perdent pas. Je ne sais personne qui ait une carte suffisamment détaillée pour que des renforts extérieurs puissent se déplacer utilement dans les montagnes. J’ai déjà participé à trois battues aux loups dans les environs et je peux vous dire que la science des lieutenants de lou-vèterie, l’acharnement des paysans du coin, les longues prépara-tions des gardes champêtres ne sont pas toujours venus à bout de ces sales bêtes. Alors, des suisses… Si moi-même je décidais de me cacher à une petite lieue autour de ma maison, je ne me soucie-rais guère de vos recherches, sauf votre respect, chef.

Après le départ du gendarme, les deux officiers restèrent perplexes. Malige avait sans doute raison et cela n’arrangeait pas leurs affaires. Ils décidèrent de suivre les conseils de leur homme, au moins sur le terrain, mais de demander des renforts, ne serait-ce

que pour calmer la colère du préfet et du ministre de la police. En attendant, le plus simple était d’engager le maximum d’informateurs, d’espions, de délateurs.